Mœurs et civilités

Le baiser, « à bouche que veux-tu... »

Bel exploit ! La France serait le pays où l'on s'embrasse le plus. Mais d'où vient cette étrange habitude ? Mis en sommeil par l'arrivée de la Covid 19, cet art du rapprochement, plus ou moins fébrile selon les circonstances et les siècles, mérite bien un petit retour en arrière... en toute discrétion.

Akhenaton embrassant Nefertiti (ou une de ses filles) (détail), XIVe siècle av. J.-C., s. l.

En préliminaires

On a tous en tête les images de nos compagnons à poils ou à plumes en train de s'embrasser tendrement. Alors pourquoi pas nous ? Nos ancêtres préhistoriques, à la manière de nos cousins singes aujourd'hui, devaient certainement s'adonner à ce petit exercice.

S'il est vrai que près de 90 % des cultures humaines le pratiquent, il faut savoir que de nombreux peuples nous observent avec dégoût échanger nos millions de bactéries. Pourtant, faire entrer en contact nos museaux comporte de nombreux avantages en commençant par sa fonction calmante pour les tout-petits.

Vous préférez le « french kiss » ? Rien de tel pour brûler des calories, faire travailler votre coeur et vos poumons. Alors, pourquoi s'en passer ?

Peintre LNO, Oenochoé à figures rouges : scène amoureuse, buste d'une femme et d'un homme, IVe siècle av. J.-C., Paris, musée du Louvre.

Dis-moi qui tu embrasses…

Dans l'Égypte ancienne, le baiser avait été adopté comme symbole du don de la vie. On est loin du geste peu pudique consistant à « lécher et boire l’humidité des lèvres » que l'on trouve dans les textes sanskrits du XVe siècle av. J.-C.

À Babylone aussi, on y voyait avant tout un signe de respect, tradition toujours vivace chez les Perses si l'on en croit Hérodote : « Lorsque deux Perses se croisent en chemin […] au lieu de prononcer des formules de politesse, ils s’embrassent sur la bouche » (L'Enquête, Ve siècle av. J.-C.).

En Grèce, si dans la mythologie le roi des dieux ne se gêne pas pour l'utiliser pour faire honneur à ses belles, en société le baiser est signe d'hommage. Embrasser la bouche reste l'exception, du moins jusqu'au IVe siècle av. J.-C. qui voit Alexandre le Grand en rapporter la pratique depuis la Perse.

Hippodamie recevant l'hommage du Centaure, maison des Dioscures, Pompéi, Ier siècle, Naples, Musée archéologique. En agrandissement, Scène de banquet, fresque de Pompéi, Ier siècle.

Du banquet à l’autel

À Rome, c'est bien sûr lors des banquets qu’il est à l'honneur, occasions pour les poètes de montrer leur savoir-faire en s'adressant à leur maîtresse : « Donne-moi mille baisers, et puis cent, et puis mille autres, puis une seconde fois cent, puis encore mille autres, puis cent » (Catulle, Elégies, Ier siècle av. J.-C.).

Cette passion pour les embrassades ne pouvait pas être sans conséquences : au fil des siècles et des conquêtes, les Romains firent voyager le baiser au point de l'acclimater à la plupart de leurs territoires.

Giotto, Le Baiser de Judas, 1304-1306, Padoue, chapelle Scrovegni.Pour les Hébreux, c’est bien un baiser, symbole de l'amour de Dieu pour sa créature, qui est à l'origine de l'homme : « Dieu forma l'homme […], il insuffla dans ses narines un souffle de vie, et l'homme devint une âme vivante » (Genèse). De l'amour, il en est aussi largement question dans le Cantique des cantiques qui s'ouvre sur une apologie inattendue des douceurs venues des lèvres : « Qu'il me baise des baisers de sa bouche ! […] ».

Les artistes lui ont préféré une vision beaucoup plus douce du baiser, celui donné par Marie à son enfant. Ces Vierges de tendresse ne peuvent faire oublier que le dernier baiser reçu par Jésus fut celui du traître Judas : « Jésus lui dit : “Judas, c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ? ” » (Évangile selon saint Luc, Ier siècle).

Une convivialité toute chevaleresque

Quoi de plus banal que le baiser au Moyen Âge ? Dans cette période peu pudibonde, hommes et femmes aiment à goûter dans l'intimité à cette marque de tendresse.

En public, le baiser est avant tout un geste ritualisé qui rappelle le geste de bienvenue en vogue dans l'Antiquité. Mais peu à peu, avec l'évolution de la société et l'avènement de la bourgeoisie, les rites anciens n'ont plus la faveur et le baiser retourne dans ses foyers.

Paolo Veronese, Léda et le cygne, 1585, Ajaccio, Palais Fesch. En agrandissement, Jupiter et Io, vers 1530, Le Corrège, Vienne, Kunsthistorisches Museum. Au XVIe siècle, le mot n’a pas encore acquis sa connotation purement érotique et Louise Labé peut s’exclamer : « Baise m’encor, rebaise-moi et baise » (Sonnets, 1555). Il commence cependant à perdre ses autres symboliques. Fini, le baiser de paix ; disparu, le baiser d'amitié remplacé par une simple accolade.

On se méfie de ces « baisers en pigeonne » qui semblent bien imprudents alors que de nouvelles maladies frappent l'Europe. Cela n'empêche nullement les artistes de s'approprier le motif, multipliant avec plaisir les scènes mythologiques notamment grâce à Jupiter qui est là pour varier les motifs et se déguiser en femme, cygne et même nuage !

Que vous avez de grandes dents !

On connaît tous l'histoire : c'est sur un dernier baiser que Roméo et Juliette se séparent pour l'éternité : « Je meurs ainsi… sur un baiser ! (Il expire en embrassant Juliette) ». (William Shakespeare, Roméo et Juliette, 1597).

Le dernier baiser de Roméo à Juliette, Francesco Hayez, 1823, Tremezzo, villa Carlotta. En agrandissement, Le Baiser, Francesco Hayez, 1859, Milan, Pinacothèque de Brera. Le geste, symbole de la passion chez les uns, peut aussi devenir fatal pour d'autres, comme pour le naïf Petit Chaperon rouge de Charles Perrault (Histoires, 1697).

Mais c'est en tant que marques d'amour et de simple civilité que les embrassades se multiplièrent au XVIIe siècle. Les dames devaient alors se prêter de bonne grâce à cette politesse toute innocente qui consistait en un simple effleurement de la joue ou de la coiffe.

Le siècle du libertinage fut d'abord celui des baisers honnêtes, sur le front. Les Lumières seraient-elles devenues pudiques ? En fait, le baiser est non plus la récompense mais désormais la première étape vers la concrétisation de l'amour.

Il revient d’ailleurs en force dans l'Art sous le pinceau de Fragonard ou Boucher qui en font le symbole des « dernières faveurs » que ne vont pas manquer d'accorder leurs personnages.

Jean-Honoré Fragonard, L'Instant désiré, 1760, collection Ortiz, puis en agrandissement, Le Baiser à la dérobée, vers 1785, Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage.

En convalescence

Au XIXe, avec le triomphe de la bourgeoisie, le baiser connaît quelque disgrâce. L'acte est en effet désormais totalement sexualisé, et les Romantiques ne l'évoquent que pour mieux représenter l'extrême passion.

Déchiré entre la morale et la révolte, le XIXe siècle produit alors des œuvres aussi différentes que le chaste Baiser de Rodin (1889) et celui, tout droit tiré d'une scène de maison close, de Toulouse-Lautrec, du même titre (1893). À chacun son public.

Pour le début du XXe siècle, pas de baiser sans moustache ! Les poilus l’adorent mais la haute société lui préfère le baisemain, vieux reste de l'amour courtois remis à la mode seulement après la Grande Guerre.

Le public, lui, plébiscite les « amoureux qui se bécotent sur les bancs publics », chers à Brassens et aux photographes des années 50 qui font du baiser le symbole de l'insouciance à la française. Au cinéma, censurés par le code Hays, les réalisateurs rivalisent d’imagination pour que leurs couples mythiques parviennent au rapprochement tant attendu.

Mais aujourd'hui, le baiser semble devenu impraticable, victime de la Covid-19. Serait-ce le début de la fin ? Rien n'est moins sûr si l'on reste persuadé, comme Pierre Perret, qu'« un baiser, c'est du fuego, c'est pas de la bave d'escargot » !...


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Mode et fantaisie
Publié ou mis à jour le : 2020-12-12 09:53:45

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