17 mai 2023. Après Bordeaux, La Rochelle, Nantes et Lorient, qui ont multiplié expositions et conférences sur leur participation à la traite négrière, il y a deux à trois siècles, les ports normands ne pouvaient rester plus longtemps sourds aux interrogations de leurs habitants.
Déclinée en trois parties au Havre, Honfleur et Rouen, l’exposition Esclavage, mémoires normandes revient sur cet aspect méconnu de l’histoire de la région.
Les négriers normands : pas pressés
La traite négrière normande ne s’est vraiment développée qu’à la fin de la guerre de Sept ans (1756-1763), quand les mouvements abolitionnistes donnaient déjà de la voix !
Entre 1763 et 1778, on compte 142 départs de navires depuis le Havre et une cinquantaine depuis Honfleur. Le trafic s'effondre alors que la guerre d'indépendance américaine bat son plein (1776-1783). Certains armateurs Havrais, comme les Foäche ont alors recours à des bateaux battant pavillon neutre, notamment danois.
Au retour de la paix, c'est l'explosion entre 1783 et 1793. Jusqu’à l’avant-veille de la première abolition de l’esclavage, les Havrais affrètent 203 navires pour une estimation d'environ 46 000 déportés ; à Honfleur, ce sont plus de 70 expéditions qui prennent le large sur la même période.
Dans Les Normands en Afrique pour le commerce des esclaves (in Esclavage, mémoires normandes, Rennes, Ouest-France 2023, pp. 117-127), Guy Sapin établit ainsi la place des ports de la Basse-Seine : « Tout en s'inscrivant dans la plus longue durée menant du dernier tiers du XVIe siècle au milieu du XIXe siècle, la traite normande documentée connaît un envol quantitatif très tardif, concentré sur le dernier quart du XVIIIe siècle, ce qui permet néanmoins à l'estuaire de la Basse-Seine de s'inscrire au deuxième rang de la traite française derrière l'hégémonie nantaise, mais devant ses concurrents les plus sérieux que sont La Rochelle, Bordeaux, Saint-Malo et Lorient. »
Au total, au moins 180 590 Africains furent déportés en un peu moins de trois siècles par les armateurs normands.
Pourquoi n'en parler que maintenant ?
Cette année donc, les collectivités normandes ont choisi de raviver la mémoire de cette tragique part de leur histoire.
L’initiative en revient à Jean-Baptiste Gastinne, maire du Havre en 2019 et 2020, en remplacement d’Édouard Philippe occupant alors d’autres fonctions.
Si Le Havre fut bien le principal port normand de départ de navires négriers, Honfleur en affréta également un nombre non négligeable. Quant à Rouen, ses financiers investirent des fonds considérables dans les expéditions transatlantiques et contribuèrent au développement d’un système économique intimement lié à la traite à l’échelle de la province.
Un écueil cependant, rend compliquée la tâche des historiens, toujours en quête d’une position équilibrée : « Nous n’avons malheureusement qu’une seule voix, celle des Européens, qu’ils soient favorables ou non à l’esclavage. Les témoignages de victimes, nous ne les avons pas », explique Guillaume Gaillard, commissaire général de ces expositions.
À la question « pourquoi avoir autant attendu avant de se pencher sur ce sujet sensible ? », alors que Bordeaux ou Nantes explorent le sujet depuis des décennies, la réponse est multiple. Les grands bombardements de septembre 1944 d’abord, ont transformé le centre-ville du Havre en champ de ruines, détruisant pratiquement toute trace architecturale du passé négrier de la cité. Ces mêmes bombardements ont ensuite généré chez les Havrais un traumatisme profond, seulement évacué en deux générations.
La plupart des chercheurs locaux, à quelques exceptions près, ont donc focalisé leur attention sur la ville telle qu’elle était auparavant, sur le monde ouvrier et l’activité portuaire d’antan, à la Seconde Guerre mondiale et à la reconstruction sur des plans d’Auguste Perret. L’université du Havre enfin, est de création relativement récente (1984) et le travail de recherche en profondeur a débuté tardivement.
Cette exposition est le fruit de décennies de dépouillement systématique des archives municipales, des collections de la bibliothèque patrimoniale Armand-Salacrou et des musées locaux, qui ont fourni de nombreuses pièces pour l’occasion.
Le volet havrais, « Fortunes et servitudes »
L’exposition havraise est présentée dans le bel hôtel Dubocage-de-Bléville (XVIIe–XVIIIe siècles), l’une des vieilles demeures épargnées par l’ouragan de feu de 1944. Le parcours débute par un rappel du contexte historique.
À la fin du XVe siècle et tout au long du XVIe siècle, les Européens, Portugais en tête, se lancent dans des explorations au long cours et entreprennent de coloniser le Nouveau Monde. Bien vite, il apparaît que la main-d’œuvre manque sur place et un trafic d’êtres humains s’organise entre l’Afrique et l’Amérique. Pour les Normands comme pour l’ensemble des ports français, il atteindra son point culminant durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, après des phases plus ou moins longues d’inactivité.
Tout se déroule selon un modèle économique parfaitement rôdé, suivant un circuit à l’échelle mondiale. Un – ou des - négociant(s) arme(nt) un - ou des - navire(s) chargé(s) de marchandises de valeur : produits textiles, armes, alcool, ustensiles métalliques, outils, « guinéailleries » (objets de fantaisie tels miroirs, corail, verroteries – perles de verre colorées -, cauris - coquillages de l’océan Indien utilisés comme monnaie d’échange -, papier doré…)… Le prix de la cargaison représente entre 60 et 70 % du coût de l’expédition.
L’équipage met alors cap au sud, direction les côtes de l’Afrique de l’Ouest, depuis l’actuel Sénégal jusqu’au Congo. Là, on échange la cargaison contre des captifs, hommes, femmes ou enfants vendus par des autochtones, des négriers locaux eux-mêmes africains.
Débute le « voyage de traite », pendant lequel les futurs esclaves subissent un véritable processus de déshumanisation. Fers aux pieds, maltraités, mal nourris, entassés dans des conditions d’hygiène exécrables, ils subissent les caprices de la mer à fond de cale. Des révoltes surviennent parfois durant la traversée, durement réprimées.
Les Africains raflés sont voués au travail forcé dans les Antilles, notamment à Saint-Domingue, à la Martinique et à la Guadeloupe. Ils sont revendus sur place à des planteurs ou des bourgeois cependant que le navire négrier repart vers l’Europe chargé de denrées et de produits des îles, coton, tabac, sucre de canne…
Tout cela fait au Havre la fortune d’une poignée de négociants locaux, tels les Bégouen ou les Foäche, mais irrigue aussi un épais tissu économique de petits investisseurs, commerçants, artisans, et fournit du travail à des ouvriers, manutentionnaires du port, tisserands, etc. tout en alimentant marchés et boutiques pour le plus grand bonheur des consommateurs (essentiellement des bourgeois et des aristocrates).
Au terme du parcours muséographique sont mises en avant les représentations de personnes d’origine africaine, notamment par le biais de l’œuvre intemporelle du Havrais Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) : Paul et Virginie.
Autre sujet rarement abordé, la présence noire au Havre, sur fond de lutte entre farouches partisans de la traite et ceux de son abolition. Au siècle des Lumières, deux Havrais, l’abbé Dicquemare (1733-1789) notamment, et sa disciple, l’érudite Marie Le Masson Le Golft (1749-1826), désignent cette pratique comme une abomination. Cette dernière écrit : « Comment, me suis-je dit en moi-même, avec des mœurs si douces, tant de lumières et de philosophie, la cupidité peut-elle nous porter à étendre cette tache sur notre siècle ? »
La visite du volet havrais de l’exposition se complétera par un passage à la superbe maison de l’armateur Martin-Pierre Foäche, située à deux pas de l’hôtel Dubocage, bâtie à la fin du XVIIIe siècle. Entre les nombreuses pièces historiques, on y découvrira des œuvres contemporaines d’Élisa Moris Vai et de Gilles Élie-Dit-Cosaque.
Le volet honfleurais, « D’une terre à l’autre »
Direction maintenant l’autre rive de la Seine, pour gagner la pittoresque cité d’Honfleur, très appréciée des touristes en toutes saisons. Le chapitre local de l’exposition est installé dans l’une des salles du passionnant musée Eugène-Boudin, qui vaut autant par ses collections permanentes que par la qualité de ses expositions temporaires et la vue imprenable qu’il offre sur l’estuaire.
Autour de la maquette d’un brick négrier posée au centre de la pièce, cernée d’un coffre de marine et d’instruments ou de pièces diverses liées à la navigation, le déroulé de l’exposition s’intéresse surtout à l’aspect maritime de la traite.
Les armateurs d’abord, tels Jean-Baptiste Prémord, les Coudre-Lacoudrais, Picquefeu de Bermon ou Baillet, enrôlent un équipage expérimenté et polyvalent. Ils passent également commande d’aménagements spécifiques de navires autrefois dédiés à d’autres usages, voire de vaisseaux flambants neufs auprès de constructeurs navals locaux.
Le plus remarquable aux yeux des historiens est un authentique échantillon de verroteries, olivettes, balicornes, blancs de neige (perles de verre de différentes couleurs), accompagné d’un bon de commande adressé à J. & T. Van Marsesik, Amsterdam, daté du 30 septembre 1786. « Tout chercheur s’intéressant à l’esclavage transatlantique demande à consulter cette pièce, tant elle a une importance fondamentale pour la compréhension du phénomène et de son aspect économique », explique Benjamin Findinier, directeur des musées de la ville d’Honfleur.
Le voyage de traite est également largement évoqué, grâce notamment à des journaux de bord précieusement conservés, qui racontent jour après jour les événements survenus durant une expédition qui dure en moyenne une quinzaine de mois : capture, naufrages, marronnages – évasions…
Là aussi des révoltes surviennent parfois, aussi férocement matées qu’à bord des vaisseaux havrais. Les captifs décèdent régulièrement à bord, certains préférant même le suicide à la servitude. Les marins, victimes des chaleurs tropicales ou d’épidémies, endurent également une très forte mortalité.
Le parcours s’achève sur l’évocation de la présence noire à Honfleur, et sur une affiche détaillant la cargaison ramenée en Europe par le brick La Bonne Amitié (le mal nommé…), à son retour des « Îles françoises » : « 100 barriques de sucre, 50 boucauts de café, 2 caisses d’indigo, 60 roles de tabac, 1 pipe tafia ». Tout ça pour ça, aurions-nous envie de dire…
Le volet rouennais, « L’envers d’une prospérité »
En remontant la Seine et ses nombreux méandres, gagnons la métropole de Rouen, plus précisément la commune de Notre-Dame-de-Bondeville. Dans un cadre verdoyant, sur le cours chantant de la rivière Cailly, se dresse le musée industriel de la Corderie-Vallois, construite au XIXe siècle. Une roue à aube, toujours fonctionnelle, y entraîne encore des métiers à tisser que l’on met ponctuellement en marche pour le plaisir des visiteurs. L’espace réservé aux expositions temporaires se situe au dernier étage, sous combles, ce qui permet au passage d’admirer la qualité de la charpente.
Rouen ne fut pas un port négrier, comme nous l’avons précisé en préambule. Mais certains de ses financiers réunirent des fonds pour organiser des expéditions de traite. Le parcours décrit d’abord la position de Rouen dans le contexte historique international depuis la fin du XVIe siècle.
Le commerce triangulaire inonde les marchés européens de sucre de canne, cacao, café, tabac et coton, sans compter l’indigo, tiré de la plante tinctoriale de même nom, qui permet de colorer la blaude, cette blouse de travail typique du costume traditionnel normand au XIXe siècle.
C’est ainsi que les industriels rouennais se sont fait une spécialité de la transformation des matières premières en provenance des Antilles, assurant la constitution de belles fortunes. En témoigne une riche table dressée avec de la vaisselle de luxe, telle que l’on pouvait en voir ici autour de 1800.
On entre également dans le courant des abolitionnistes, auquel appartenait le célèbre peintre rouennais Théodore Géricault (1791-1824). Ses opinions transparaissent dans certaines de ses œuvres, comme Les boxeurs (1818), montrant un homme noir affrontant un homme blanc dans un combat d’égal à égal. Son message, il le véhicule à travers son tableau le plus fameux, le monumental Radeau de la Méduse, où un homme noir à la proue de l’embarcation de fortune se dresse pour agiter un linge. C’est à lui, à n’en pas douter, que les survivants du naufrage devront leur salut.
Laissons la conclusion à l’artiste contemporaine Emmanuelle Gall, avec un grand arbre généalogique où figurent ses ancêtres, esclaves à la Guadeloupe et à la Martinique. Une œuvre émouvante, ode à la tolérance et au respect mutuel.
Voilà qui ne manque pas de nous interpeller sur notre société actuelle, comme le résume Mathilde Schneider, directrice des musées Beauvoisine : « Hier comme aujourd’hui, montrer l’envers du décor, c’est s’interroger sur nos modes de consommation et ce qu’ils nous révèlent de nous et de notre rapport au monde, à l’Autre et au vivant. » Les Ouïghours, les Bangladais et les enfants-esclaves de trop nombreux pays du monde ne la démentiront pas.
_Et à l’avenir ?
Que restera-t-il de toute cela au lendemain de la fermeture des cette exposition temporaire tricéphale ?
« Aux Havre, explique Guillaume Gaillard, deux salles supplémentaires sur la mémoire de la traite atlantique, ouvertes au public lors de cette exposition, seront pérennisées. À Rouen, il y aura une salle consacrée à ce thème dans le nouveau Musée Beauvoisine. À Honfleur, la section consacrée à cette question dans le musée de la Marine sera remodelée et son propos reformulé à la lumière des apports de cette exposition. »
Le mot de la fin, nous le laisserons à Édouard Philippe, maire actuel du Havre : « Cette exposition contribue à ce que nous regardions en face cette tache indélébile sur notre histoire de France. Avec lucidité, mais sans autoflagellation. »
- « Fortunes et Servitudes », jusqu’au 10 novembre 2023
Hôtel Dubocage-de-Bléville
1 rue Jérôme-Bellarmato
76600 Le Havre
- « D’une terre à l’autre », jusqu’au 10 novembre 2023
Musée Eugène-Boudin
Rue de l’Homme-de-Bois
14600 Honfleur
- « L’envers d’une prospérité », jusqu’au 17 septembre 2023
Musée industriel de la Corderie-Vallois
185 route de Dieppe
76960 Notre-Dame-de- Bondeville
Esclavages, mémoires normandes, catalogue passionnant de l’exposition en vente dans les boutiques des sites concernés (SilvanaEditoriale, Milan, avril 2023, 272 pages, 30 €).
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Voir les 7 commentaires sur cet article
Edgar (29-05-2023 13:51:05)
Bel article, bien informé. Mais qu'en était-il des autres ports normands, Caen, Cherbourg, Granville?
Lulu (20-05-2023 18:21:25)
Toujours passionnants vos articles. Environ 50 millions d'esclaves à l'époque, à travers le monde. Et aujourd'hui ? Y compris tout près de nous, sous diverses formes : économiques bien sûr (il ... Lire la suite
Jonas (18-05-2023 07:12:58)
Déclaration de Tozeur,( 1er et 3 mai 2009. ( Ed.Glissant-Salah Trabelsi-Abdelhamid Larguèche) Le poète martiniquais , et philosophe de la complexité créole, a co-signé La Déclaration de Tozeu... Lire la suite