Méconnu, incompris, peu populaire, Michel Debré reste pourtant une figure incontournable de la Ve République. Il s’est montré le soutien le plus fidèle du Général de Gaulle. Mais son caractère austère, voire intransigeant, son tempérament angoissé l’ont empêché de miroiter sur la scène politique. C’est ce qu’il ressort de la copieuse biographie que lui consacre Patrick Samuel « Michel Debré, l’architecte du Général » (Perrin, 25 €, 551 pages).
Né en 1912 d’un couple de médecins, puis diplômé de Sciences po, auditeur au Conseil d’État, Michel Debré s’est forgé dans la Résistance, dans la clandestinité ; il frôla l’arrestation et la mort. Cette période sombre le marquera à jamais : « Qui a été pourchassé par la Gestapo, quiconque a vu des amis tomber, les a imaginés torturés, déportés, ne peut pas vivre comme les autres, ou plutôt, s’il vit comme les autres, ses nuits sont différentes », écrira-t-il.
Mais le trait dominant de son action pendant l’Occupation, c’est la préparation de l’après-guerre. Convaincu que la France, guidée par de Gaulle, sera délivrée de l’Allemagne nazie, il échafaude la réorganisation de l’État, de l’Administration, la refonte des institutions, la désignation des nouveaux préfets afin que la France ne tombe pas sous la tutelle des Américains au lendemain de la victoire.
Avant même de devenir le Premier ministre du Général en 1959, il se fixe comme mission le service de la France et de l’État, l’essence même du gaullisme selon lui. Il en sera l’incarnation la plus probe et la plus inaltérable lorsque de Gaulle reviendra au pouvoir sur les décombres de la IVe République. Il se sentira alors envahi par une exaltation qu’il exprime par une phrase de Saint-Simon : « Mon cœur dilaté à l’excès ne trouvait plus d’espace où s’étendre ». C’est dans cette ferveur qu’il se met à la tâche en tant que Premier ministre après avoir été l’un des pères de la Constitution.
Au service de la France et de l’État
À Matignon, l’œuvre de ce bourreau de travail qui commence ses journées à sept heures et les termine peu avant minuit, se révèlera considérable. Elle fera de lui l’homme des fondations de la Ve République tant il a imprimé sa marque dans de nombreux domaines. « Le chef du gouvernement est un homme qui ne se détend jamais pleinement, et même en plein mois d’août, à Montlouis, dans sa campagne tourangelle, on ne le voit pas retirer sa cravate » remarque l’auteur.
Patrick Samuel détaille longuement les réformes entreprises par Debré, rendant parfois un peu fastidieuse la lecture de ce qui s’apparente à un compte-rendu de mandat. Cependant il omet la pression quasi quotidienne que le Premier ministre fait peser sur la RTF pour en faire « la voix de la France », un instrument au service du pouvoir…
La position de Debré sur l’Algérie s’avère plus complexe que celle qui en fait communément un farouche partisan de l’Algérie française. Au début des années 1950, « pour Michel Debré, l’Algérie est juridiquement, politiquement, moralement française . Mais il sait aussi que la présence française en Algérie est marquée par la mainmise sur les terres et qu’en refoulant les Arabes dans le néant économique, les Européens sont coupés du monde musulman (…) »
Il produit un rapport demandant qu’on prévoie sans tarder l’accession des musulmans aux responsabilités administratives et politiques et qu’on évolue vers une souveraineté partagée franco-musulmane car « il craint que la sécession de l’Algérie ne soit qu’un prélude au démembrement de la France », estime Patrick Samuel. Mais lorsque de Gaulle accède à l’Elysée, Debré comprend que le Général s’engage sur la voie de l’indépendance de l’Algérie, et que « la souveraineté partagée » dont il rêve n’est plus qu’une chimère.
S’il a parfois la tentation de la démission, il se résoudra, non sans quelques divergences, à faire confiance au Général. Pendant trois ans, l’exercice du pouvoir de ce duo au sommet de l’État, ne laissera pas apparaître de failles. « Dans de nombreux domaines, entre eux l’accord sera parfait. Dans d’autres la pratique imposera des ajustements. Dans un seul, il y aura des moments vraiment difficiles. Dans aucun, la marche de l’État n’aura jamais à souffrir de leurs relations », souligne l’auteur.
Et pourtant, Debré a d’emblée conscience que la dyarchie au sommet de l’État peut susciter une confusion des rôles toujours d’actualité aujourd’hui : « La tendance d’un chef d’État, assuré du soutien populaire et de la majorité des parlementaires est volontiers de voir en son Premier ministre un super-directeur de cabinet. En même temps, les événements, la marche des affaires, la logique du travail législatif imposent au chef de l’État une distance à l’égard de certains aspects de la vie politique : le Premier ministre occupe de ce fait le devant de la scène. Entre les deux tendances, il y a une opposition que je me dois de surmonter. »
Il fait une lecture parlementaire de la Constitution alors que de Gaulle en fait une lecture présidentielle. Une fois la question algérienne réglée, cette divergence constituera la cause principale de la séparation des deux hommes en 1962. « Dès l’hiver 1960, le Général sent bien que l’idée qu’il se fait de la fonction de président ne pourra s’accorder, une fois rétabli le cours normal des choses, de celle que Michel Debré se fait de la fonction de Premier ministre », constate l’auteur.
Mais dans l’esprit du président de la République, ce divorce ne marque pas la fin politique de Debré puisqu’il lui écrit lorsque celui-ci quitte Matignon : « Il est conforme à l’intérêt du service public que vous preniez maintenant du champ afin de vous préparer à entreprendre, le moment venu et dans des circonstances nouvelles, une autre phase de votre action. » Voilà donc Debré en réserve de la République.
Maire d’Amboise, député de la Réunion, il ne décrochera pas de la politique. Il espérera même revenir à Matignon. En vain. Néanmoins, il sera rappelé au gouvernement en tant que « simple ministre » pour occuper trois postes (Economie, Affaires étrangères, Défense) mais son comportement souvent intempestif le desservira. Et puis Pompidou qui lui succéda à Matignon avant d’accéder à l’Élysée n’est pas de Gaulle !
Debré voit le gaullisme originel se diluer dans le pompidolisme et le chiraquisme. Il essaya bien de ranimer la flamme en se portant candidat à la présidentielle de 1981, mais il s’abima dans un naufrage annoncé en ne recueillant que 1,66 % des voix. Qualifié tour à tour de Caton, de Richelieu, et de Colbert par son biographe, ce baron du gaullisme finit dans le rôle du dernier des Mohicans avant d’être atteint par la maladie de Parkinson et de s’éteindre en 1996.
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