Les six voyages de Jean Baptiste Tavernier

Description d’Ispahan ville capitale des États du roi de Perse

Parmi les voyageurs occidentaux qui visitèrent l'Iran des Safavides au XVIIe siècle, Jean-Baptiste Tavernier est l'un des plus connus. Il nous a laissé une chronique piquante et pleine de verve que notre collaborateur Jean-Marc Simonet a numérisé pour vous...

Les six voyages de
Jean Baptiste Tavernier
Ecuyer Baron d’Aubonne,
En Turquie, en Perse, et aux Indes
Première Partie,
Où il n’est parlé que de la Turquie et de la Perse
M. DC. LXXVI (1676)

LIVRE QUATRIÈME
Description de la Perse.
Chapitre 5. Description d’Ispahan ville capitale des États du roi de Perse.

Ispahan, Sphahan, ou Sphaon comme le prononcent les Persans, est au 90. d. de longitude, au 32. d. 45. m. de latitude, dans la province d’Hierac qui fait partie de l’ancien royaume des Parthes. C’est la capitale de toute la Perse, et une très grande ville où le roi tient ordinairement sa cour. Les archives des Persans portent que ce n’était autrefois que deux villages contigus, dont l’un appartenait à Haider, et l’autre Neamed-Olahi, et les deux moitiés d’Ispahan retiennent encore ces deux noms, d’où se forment deux partis entre le peuple et souvent de grands débats, chacun voulant préférer son quartier à l’autre. Ispahan ne pouvait donc guère passer que pour un village, avant que le Grand Cha-Abas eût conquis les royaumes de Lar et d’Ormus ; mais ce prince voyant une si belle assiette, tant pour être plus près des provinces qu’il avoir nouvellement conquises, que pour le dessein qu’il avait d’étendre ses états au levant et au couchant, comme il les avait accrus vers le midi, il quitta le séjour de Casbin de Sultanie, pour faire sa résidence à Ispahan comme au centre de son empire.
Cette ville qui est parvenue depuis ce temps-là à la grandeur où on la voit aujourd’hui, est assise dans une vaste plaine qui de trois côtés s’étend à quinze ou vingt lieues ; et cette plaine est très fertile sur tout aux endroits où on peut conduire l’eau. Du côté du midi environ à deux lieues d’Ispahan s’élève une fort haute montagne, au sommet de laquelle vers le couchant on voit des restes d’une forteresse, où l’on tient que Darius était dans la seconde bataille qu’Alexandre donna aux Persans dans cette plaine. Du côté du levant il y a une grotte dans le roc, ou naturelle ou artificielle, et à laquelle peut-être l’art et la nature ont également contribué. Il en sort une source d’eau qui est très bonne, et il y a un Dervis qui y demeure ordinairement. Les Gaures viennent aussi à cette grotte deux ou trois fois l’an pour faire leurs sacrifices dont je parlerai ensuite, parce que de là ils peuvent voir leur cimetière qui n’en est éloigné que d’une petite lieue.
Le circuit d’Ispahan y comprenant les faubourgs, n’est guère moins grand que celui de Paris, mais il y a à Paris dix fois plus de peuple qu’à Ispahan. Il ne faut pas s’étonner si cette ville est d’une si grande étendue si peu peuplée, parce que chaque famille a sa maison en particulier, et presque chaque maison son jardin, que de cette manière il y a beaucoup de vide. De quelque côté qu’on y arrive on découvre d’abord les tours des mosquées, et puis les arbres qui environnent les maisons, de sorte que de loin Ispahan ressemble plus à une forêt qu’à une ville. Comme la plaine est fertile, elle est fort habitée ; mais on n’y voit point de grands villages, et ce ne sont que de petits hameaux de trois ou quatre maisons tout au plus.
Les murailles d’Ispahan ne sont que de terre, accompagnées de quelques méchantes tours, sans créneaux ni plateformes, sans bastions ni redoutes, sans aucune autre défense. Il n’y a aussi que de très méchants fossés, peu larges et peu profonds, et toujours à sec. Comme les murailles ne sont que de terre, on en voit en plusieurs endroits de grands pans tombés, ou qui ont été abattus par les habitants pour accourcir le chemin, lors qu’ils veulent entrer dans la ville ou en sortir. On y conte dix portes qui ne sont aussi que de terre et sans aucune défense, et les principales sont Der-vasalsehab qui n’est pas loin du Palais du roi, Der-Tokchi, Der-Mark, Der-Vasal Lembon, Der-Nasan-Abad, Der-Cha, et Der-Dekt. Les portes qui ferment la ville sont faites d’aix grossièrement joints, et couverts de lames de fer larges de quatre travers de doigt et de l’épaisseur d’un écu blanc, avec quelques clous à tête plate qui attachent ensemble le bois et le fer. On ne porte point les clés des portes au gouverneur de la ville, et on les laisse à la garde d’un simple portier qui ouvre et ferme quand il lui plaît ; et d’ailleurs en peut entrer dans Ispahan, et en sortir à toutes heures de jour et de nuit par plusieurs ouvertures que les pluies ou les habitants ont faites, comme j’ai dit, dans les murailles en divers endroits.
La ville d’Ispahan est mal percée ; les rues sont étroites et inégales, et la plupart fort obscures, à cause des voûtes que l’on fait pour aller à couvert d’une maison à l’autre, et l’on marche quelquefois dessous deux cents pas à tâtons. Ces rues sont le plus souvent remplies de mille ordures, et de bêtes mortes que l’on y jette ; ce qui cause une grande puanteur, et qui pourrait engendrer la peste sans l’extraordinaire bonté de l’air qui y règne comme je dirai ailleurs. Il y a dans la plupart de ces rues des puits à fleur de terre, qui sont bouchés en été, mais que l’on ouvre en hiver pour servir d’égout à la pluie et à la neige, qui de ces puits vont se rendre par des trous dans des canaux voûtés qui sont au milieu des rues. Il y a de plus devant chaque maison un trou qui sert de réceptacle à toutes les ordures, et que les paysans viennent vider et enlever pour en engraisser leurs terres, ce qui les rend bonnes en augmente la fertilité. Tous les matins, le paysan vient en charger son âne, et c’est une chose à remarquer que se servant pour fumer son champ de toutes sortes d’ordures, il ramasse avec plus de soin celles des Arméniens et des Juifs qui boivent du vin, encore mieux celles des Francs qui en boivent davantage, que celles des Persans qui n’en boivent point. C’est le profit des valets des maisons qui vendent la charge d’âne depuis cinq Kasbeké jusqu’à dix ou douze, selon qu’ils jugent que la chose vaut.
Les rues d’Ispahan, comme de toutes les villes de la Perse, ne sont point pavées, ce qui cause de grandes incommodités en été et en hiver. Car en été la poussière crève les yeux, étant portée par le moindre vent d’une rue à l’autre ; si ce n’est aux rues des gros marchands, autour du Meydan, où trois fois le jour, le matin, à midi, et au soir, il y a des gens gagés pour arroser les rues, tant pour abattre la poussière, que pour donner quelque rafraîchissement. Il y a aussi quantité de ces mêmes gens qui vont par les rues avec une outre pleine d’eau, une tasse à la main, de la glace dans un sac, pour donner à boire à ceux qui en veulent. Ils ne prennent point d’argent de personne, et ils sont payés du fond qui procède des legs que plusieurs font en mourant. Cette poussière des rues qui incommode en été, se convertit en hiver en boue où l’on est jusqu’à mi-jambe, ce qui arrive quand il a plu ou lors que la neige fond. Il est vrai que l’on ne voit presque alors personne dans les rues, parce qu’y ayant comme j’ai dit un canal voûté dans chacune, quand la terre est détrempée il est souvent arrivé que venant à manquer sous le cheval, il s’est fait un trou d’où le cavalier et le cheval n’ont pu se tirer sans être blessés. D’ailleurs, comme je l’ai remarqué dans ma relation du sérail du Grand Seigneur, les Persans sont superstitieux jusqu’à ce point que de ne vouloir pas recevoir dans leurs maisons un homme qui vient de dehors, et qui aurait la moindre éclaboussure sur son habit, parce que si par hasard ils venaient à la toucher ils se croiraient aussitôt immondes ; et c’est encore par cette raison que lors qu’il a plu ou que la neige vient à fondre, on ne va voir personne sans grande nécessité.
On rencontre aussi de temps en temps dans les rues de petites fosses au pied des murailles, où les Persans n’ont point de honte de s’accroupir sur les talons pour pisser dedans en présence de tout le monde. Comme il y a en bien des endroits quelque petite eau courante, ils en prennent dans la main et se lavent en même temps la partie que la pudeur défend de nommer ; mais s’ils sont pressés de lâcher leur urine en quelque lieu où il ne se trouve point d’eau, par une salle et honteuse superstition ils frottent cette même partie contre la muraille, ou avec de la terre ce qu’ils tiennent pour une grande propreté et pour une marque de modestie.
Ce qui contribue encore à rendre les rues d’Ispahan fort sales, est que les bouchers y laissent aller le sang et les excréments des bêtes qu’ils tuent, et toutes ces ordures y demeurent jusqu’à ce que les paysans les viennent enlever. S’il meurt un cheval ou un chameau, une mule ou un âne, on les jette dans la rue, et il n’y a point de police pour cela. Il est vrai qu’il y a bientôt des gens qui viennent acheter la bête morte de celui à qui elle appartient, et ils en font du Harissè qu’ils vendent pour les pauvres ouvriers. Ce harissé s’apprête de cette manière. On fait cuire la chair de la bête morte avec du blé, et quand elle est bien cuite on brasse le tout ensemble, de sorte que cela vient comme en bouillie. Mais on fait aussi du harissé de bon mouton, et on vend l’un et l’autre dans le grand Meydan et aux autres places de la ville.
Si la ville d’Ispahan est sale et une fange continuelle quand il a plu, il faut aussi remarquer que tous ceux qui en ont le moyen n’y vont jamais qu’à cheval, avec un ou deux valets de pied appelés chaters qui courent devant pour faire faire passage. On va le plus souvent dans les rues au petit galop, sans crainte de blesser aucun enfant. Car les enfants ne s’amusent point à jouer dans les rues comme font les nôtres, et dès qu’ils sont sortis de l’école ils vont s’asseoir auprès de leurs pères pour s’instruire peu à peu dans la profession, ce qui se pratique dans toute la Perse.
Ces chaters ou valets de pied sont gens qui ont entre eux une maîtrise, et font un métier de bien courir. Le roi et les seigneurs de la cour en ont plusieurs à leur service, et les Persans tiennent qu’il est de la grandeur d’en avoir beaucoup. Ces chaters servent de père en fils, et font leur apprentissage à la course. Dès l’âge de six ou sept ans, on les accoutume à marcher légèrement. La première année ils courent une lieue d’une haleine, et vont une manière de petit trot. La seconde ils courent deux ou trois lieues, et il en va des années suivantes à proportion. Environ l’âge de dix-huit ans on commence à leur donner une petite besace de farine sur le dos, avec une plaque pour faire du pain, et une bouteille d’eau, et il faut qu’ils courent avec cette charge. La raison pourquoi on en use de la sorte, est que quand on les envoie dans le pays, ils ne suivent pas le chemin des caravanes, mais ils coupent droit, et traversent des pays déserts où ils ne trouvent point d’eau, il faut qu’ils s’accoutument à porter toute leur provision. Le roi et les grands seigneurs n’ont point de ces chaters qu’ils ne soient passés maîtres, et cela ne se fait pas sans quelque cérémonie, et sans faire une course qui est comme le chef-d’œuvre du chater.
Si le maître du chater qui veut être reçu maître est un grand seigneur, il invite tous ses amis, et fait dresser un échafaud dans le Meydan où la collation est préparée, et où les courtisanes viennent divertir la compagnie. Il n’y a pas un des invités qui n’apporte quelque chose pour donner au chater après la course, l’un une toque, l’autre une ceinture, et de plusieurs présents qu’il reçoit il en fait part aux autres chaters. Il se présente donc dans la place les cuisses toutes nues, et les jambes frottées d’une certaine graisse, n’ayant autour du corps qu’un simple petit caleçon, avec une ceinture à trois sonnettes qui viennent lui battre sur le ventre. En cet équipage, il part d’Ali-Capi [1], dont je parlerai bientôt en décrivant le Meydan, et depuis le soleil levant jusques au soleil couchant il court douze fois jusqu’à une pierre qui est vers les montagnes à une lieue et demie de la ville, faisant de la sorte en ce peu de temps trente-six de nos lieues communes, ce qui est plus de chemin qu’il n’y en a de Paris à Orléans. Pendant que le chater court il y a Kourouk dans le Meydan et dans tout le chemin par ou il passe, et trois ou quatre cents cavaliers ne font qu’aller et venir incessamment, pour voir s’il n’y a point de fourberie dans la course du chater, et quand il se rapproche d’Ispahan ils prennent le devant pour avertir qu’il retourne. A chaque fois qu’il part et qu’il revient, les trompettes et les timbales se font entendre, et à la pierre qui est au bout de la carrière il y a des gens qui tiennent des flèches, et qui en donnent une à chaque course au chater qu’il va porter à Ali-Capi. Toutes les fois qu’il retourne les courtisanes viennent l’essuyer et lui font caresse, et pendant toutes ces courses il ne mange rien, parce que cela l’empêcherait de marcher, mais de temps en temps il boit du sorbet. Quand il s’est bien acquitté de ses douze courses, que l’on compte le soir par les douze flèches qu’il a apportées, il est reçu à la maîtrise par l’aveu des principaux valets de pied du roi qui ont le commandement sur tous les autres, et qu’il a priés de favoriser sa réception. Les kans ou gouverneurs des grandes provinces font courir de même leurs chaters dans les lieux de leur résidence et avec la même cérémonie, et chacun leur fait des présents comme à Ispahan, ce qui monte quelquefois à une assez grosse somme, dont ils font part, comme j’ai dit, à leurs camarades.
La forteresse d’Ispahan n’est pas une pièce fort remarquable. Elle joint la muraille de la ville du côté du Midi, et est deux fois plus longue que large, sans nulle défense que de quelques méchantes tours rondes toutes de terre de même que tout le corps de la place. C’est où le roi tient toutes les raretés qu’il a achetées, ou qu’il a reçues en présent des gouverneurs des provinces et des étrangers ; car pour ce qui est de son trésor, je crois qu’il consiste principalement en la vaisselle d’or qu’il tient dans son palais pour son service. Devant la forteresse il y a un grand champ que l’on laboure, et où on sème du riz et d’autres grains, et la maison des Capucins n’est guère éloignée de ce lieu-là.
Tout Ispahan en général, à la réserve du grand Meydan [2], et de quelques bazars qui sont des rues voûtées où se tiennent les marchands, ressemble plutôt à un grand village qu’à une ville. Les maisons sont écartées les unes des autres, ayant chacune son jardin assez mal entretenu où il n’y a le plus souvent qu’un méchant arbre. Bien loin, comme j’ai ait, que les rues soient tirées à droite ligne, elles vont en serpentant une maison avançant sur l’autre, ce qui est tout à fait désagréable à la vue. Il est vrai que l’on commence depuis quelques années à mieux bâtir, mais c’est hors de la ville : car ceux qui ont le moyen de faire bâtir, ont aussi le moyen d’entretenir des chevaux pour venir à Ispahan ; et pour ce qui est des femmes, il leur est indifférent d’être dans la ville ou hors de la ville, puis qu’elles ne sortent que fort rarement de la maison, et qu’elles ne vont jamais à pied.
Le Meydan ou la grande place d’Ispahan est un ouvrage du grand Cha-Abas, et il ne l’aurait pas fait faire, si un prince de la race des anciens rois de Perse lui eût voulu céder le vieux Meydan avec la maison qui l’accompagne, et plusieurs droits qui en dépendaient. C’est ce refus qui fit prendre à Cha-Abas le dessein d’une nouvelle place, pour y attirer les marchands et ruiner la maison de ce prince, en désertant ce quartier de la ville qui est maintenant moins habité. Ce n’est pas loin de ce vieux Meydan, que les Augustins d’un côté, et les Carmes de l’autre ont leurs maisons, et les Juifs sont aussi dans le même voisinage. Il y a encore deux côtés de ce Meydan en leur entier, et sous les portiques il n’y a que des gens qui vendent du fruit et autres sortes de vivres. Les deux autres côtés sont comme en ruine, mais quand tout était en bon état, il était aussi beau que le nouveau ; et il y a de quoi s’étonner que le prince qui le fit bâtir ne choisit pas la place que Cha-Abas prit pour le sien, comme étant beaucoup plus proche de la rivière d’où l’on tire de grandes commodités.
Le grand Meydan est donc une place d’environ sept cents pas de long, et de deux à trois cents de large, de sorte qu’elle a beaucoup plus de longueur que de largeur. Elle est bâtie des quatre côtés, et est assise dans sa longueur du septentrion au midi. Il y a des portiques tout autour, et au-dessus des terrasses, le long desquelles du côté de la ville il y a de petites chambres de neuf ou dix pieds de haut et qui dépérissent fort, n’ayant été bâties que de ces briques cuites au soleil. Elles sont occupées pour la plus grande partie par les plus infâmes courtisanes de la ville. A quelques pas des portiques il y a un canal, revêtu de pierre, mais mal entretenu, qui règne tout à l’entour de la place ; et Cha-Abas fit planter des arbres d’espace en espace, mais ils dépérissent de jour en jour, et quand il en meurt un on néglige d’en mettre un autre à la place. Le canal où beaucoup de pierres viennent à manquer, n’est pas toujours aussi bien rempli d’eau, et celle qui y croupit en été rend une puanteur fort incommode.
Il y a au milieu de la place un grand arbre, ou mât planté, comme ceux que nous plantons en Europe, pour exercer le peuple à tirer à l’oiseau, et c’est aussi à peu près pour un semblable exercice. Quand le roi veut tirer on met au haut de l’arbre une coupe d’or, et c’est avec la flèche qu’on la doit abattre. Il faut pour cela courir à bride abattue, il n’est pas permis de tirer qu’après avoir passé l’arbre, en se renversant sur la croupe du cheval ; ce qui est encore un reste de l’ancienne coutume des Parthes qui tuaient leurs ennemis en fuyant. La coupe d’or est pour celui qui l’abat, et j’ai vu Cha-Sefi, aïeul du roi qui règne présentement, en cinq courses qu’il fit, abattre trois de ces coupes.
De cet arbre qui est au milieu de la place jusqu’à la grande mosquée, c’est où l’on vend le bois et le charbon. Du même arbre jusqu’à l’horloge qui est au côté du nord, on ne voit que des vendeurs de vieilles ferrailles, de vieux harnais de chevaux, de vieux tapis, et d’autres vieilles nippes comme dans nos friperies. De cet arbre enfin jusqu’à une autre mosquée qui est au midi vis-à-vis de l’horloge, c’est l’endroit où l’on vend des poules et des pigeons. Le reste de la place du côté du palais est toujours net et sans aucune boutique, parce que le plus souvent le roi sort vers le soir pour avoir le plaisir de voir combattre des lions, des ours, des taureaux, des béliers, des coqs, et autres sortes d’animaux qu’on amène en cette place. Le peuple d’Ispahan comme en plusieurs autres villes, est divisé en deux partis, l’un qui s’appelle Hedari, et l’autre Nametlaï, et dans tous ces combats d’animaux il se fait entre les deux partis des gageures considérables. Le roi qui demeure neutre fait donner au maître de l’animal qui a eu le dessus, tantôt 5 tomans, et tantôt 10 et quelquefois jusqu’à 20 ; et celui qui a gagné la gageure lui fait aussi présent de quelque chose. Ils ont aussi un jeu à rompre des œufs en les frappant par la pointe l’un contre l’autre, et il y a de ces œufs qui valent jusqu’à trois ou quatre écus. Les poules qui les font sont d’une contrée qu’on appelle Sausevare environ à cent lieues d’Ispahan vers la Province de Karason, et il y a des coqs de ce pays-là qui sont beaucoup plus beaux et plus puissants que les coqs ordinaires et qui coûtent cent écus. Des bateleurs viennent aussi les après-dînées dresser leurs théâtres au Meydan, et vers le soir les joueurs de marionnettes entourent de toile une place en carré, et au travers d’une autre toile fort fine font paraître leurs marionnettes qui ne font que des ombres, qui font mille plaisantes postures. Quand le jeu est fini, ils viennent demander quelque chose aux assistants, et chacun leur donne ce qu’il lui plaît. Tous les vendredis qui sont comme des jours de marché, tout le Meydan est rempli de peuple, et les paysans y apportent tout ce qui se travaille dans les villages, comme des portes et des fenêtres prêtes à pendre, des châssis, des cadenas, et autres choses de cette nature. C’est aussi en ces jours-là qu’on y vend des chevaux, des chameaux, des mulets, et des ânes, ce qui y amène beaucoup de monde de tous les côtés.
Du côté du couchant où est la porte du palais du roi et la porte d’Ali, on voit rangées entre les portiques et le canal environ soixante et dix pièces de canon grands et petits sur leurs affûts. Ce sont les canons que le grand Cha-Abas fit venir d’Ormus avec l’horloge du Meydan dont je parlerai bientôt, après qu’il le fut rendu maître de cette ville, et les Anglais devaient en avoir leur part, puis qu’ils lui avaient aidé à la prendre, et qu’il n’en serait pas venu à bout sans leur secours.
Voici maintenant ce que contiennent les bâtiments qui enferment cette grande place, et pour conduire le lecteur d’un quartier à l’autre, je commencerai par la face du midi. Depuis le coin de cette face qui touche celle du levant, jusques à une mosquée qui est au milieu, ce sont toutes boutiques de selliers, et depuis la mosquée jusqu’à l’autre coin qui touche la face du couchant, c’est le quartier des libraires et relieurs et des bahutiers. Au milieu de cette face du midi il y a un grand portail avec une tour de chaque côté, lequel donne passage à une mosquée dont la porte est toute couverte de lames d’argent, et c’est assurément la plus belle porte et la plus belle entrée de toutes les mosquées de la Perse.
A l’autre bout de la même face où elle joint celle du couchant, il y a un grand portail par où l’on se rend à une fausse porte du palais du roi, joignant laquelle dès qu’on est entré on trouve l’appartement du Grand Trésorier qui est un eunuque blanc, et qui ayant les clés de la chambre du Trésor où l’on tient les sacs d’argent, a soin de payer tout ce que le roi ordonne. C’est par cette fausse porte qu’on fait entrer tous les vivres pour la maison du roi, et qu’on se rend aux offices qui forment une grande cour, dont un des côtés est pour les manufactures des tapis d’or et de soie, et des brocarts d’or que le roi entretient pour son service. C’est dans ce même enclos que les Francs qui sont aux gages de Sa Majesté, et qui demeurent à Zulfa, viennent travailler le jour, comme aussi quelques autres excellents ouvriers qui ont quelque science particulière.
La face du couchant qui fait l’une des deux longueurs du Meydan, est disposée de cette manière. Depuis l’angle du midi qui touche le quartier des bahutiers jusques au palais du roi, ce ne sont que quincailliers qui vendent de toutes sortes de menues marchandises de Nuremberg et de Venise.
Pour ce qui est du palais du roi je ne puis en faire une belle description, parce qu’il n’y a aucune beauté, ni dans les bâtiments, ni dans les jardins. Je crois avoir été aussi avant qu’on y peut aller toutes les fois que j’ai été appelé auprès de Sa Majesté ; mais à la réserve de quatre salons qu’on appelle le Divans, il n’a rien paru à mes yeux que quelques petites galeries basses et étroites où deux hommes ont de la peine aller de front. J’ai dépeint ailleurs deux de ces divans, l’un qui s’avance sur le Meydan à côté de la porte du palais, et un autre au-dedans où il reçoit les ambassadeurs ; les deux autres sont à peu près de la même structure, mais plus petits, dans l’un desquels j’eus audience du roi avec le Calaat dont il m’avait honoré.
Depuis la porte du palais du roi jusques à celle d’Ali, appelée Ali Capi [3], ce sont des orfèvres, des lapidaires, et des graveurs de cachets de pierre. Cette porte d’Ali est toute simple et sans ornement, et elle donne passage dans une grande allée, au bout de laquelle est une autre porte dont le seuil est une pierre ronde, pour laquelle les Persans ont un grand respect. C’est proprement cette porte que l’on appelle la porte d’Ali, et la cour qui est au-delà est un asile inviolable pour tout criminel qui s’y peut sauver.
Entre la porte d’Ali et l’autre angle de la même face du couchant il y a une grande porte qui donne entrée dans un bazar où tous les Arméniens qui demeurent à Zulfa ont leurs boutiques, et où ils vendent de toutes sortes de draps qu’ils apportent de l’Europe, comme draps d’Angleterre et de Hollande ; et draps d’écarlate de Venise, avec quelques autres marchandises rares pour la Perse.
Au bout de ce bazar où sont les Arméniens, on entre dans un grand carvansera à double étage que la mère de Cha-Abas II a fait bâtir. Il y a au milieu un grand bassin et aux quatre coins quatre grandes portes par où l’on entre dans quatre autres carvanseras. Je veux bien donner ici en passant un bon avis à ceux qui iront à l’avenir pour négocier en Perse. S’ils n’ont pas de grosses marchandises, ils ne doivent pas prendre des chambres basses qui sont trois fois plus chères que celles de dessus, parce que les marchands qui ont plusieurs gros ballots recherchent celles d’en bas pour n’avoir pas la peine de faire porter en haut leurs marchandises. D’ailleurs les chambres où le soleil donne le plus, où il entre par conséquent plus de chaleur en été, sont celles qui coûtent le moins de louage. Ce n’est pas que toutes les chambres des carvanseras ne soient taxées par le roi à un même prix, mais le concierge qui songe à son profit fait accroire au marchand que les chambres qu’il demande sont déjà louées, particulièrement celles des coins qui sont les plus grandes et les plus commodes. Ainsi un marchand qui veut demeurer un an à Ispahan pour ses affaires, avant que d’avoir la clé d’une bonne chambre, est quelquefois obligé de faire présent au concierge d’un toman ou deux selon la qualité de la chambre qu’il lui demande. Sans cet artifice du concierge le louage des chambres ne serait pas cher, et la chose comme j’ai dit, est taxée par le roi. Ce qu’il y a de bon dans ces carvanseras, est qu’on y est plus en sûreté que dans des maisons particulières, parce que s’il arrivait qu’une pièce de marchandise fût dérobée, ou qu’un homme qui achète à crédit fit banqueroute au marchand, le concierge doit répondre de l’un et de l’autre. Mais aussi il faut que le marchand donne deux pour cent de tout ce qu’il vend, et quand un marché est fait, on va trouver le concierge qui couche dans son livre tant la marchandise que les noms du vendeur et de l’acheteur. Comme c’est au concierge à répondre du dernier, s’il ne le connaît pas bien il va s’informer s’il est solvable, au cas que cela ne se trouve pas, le marchand reprend sa marchandise. Quelquefois aussi le marchand pour sauver les deux pour cent s’entend avec l’acheteur, et tâche de faire sortir sa marchandise à l’insu du concierge, en donnant quelque chose à un de ses commis qui ferme les yeux. Mais aussi s’il arrive que l’acheteur fasse banqueroute, le marchand n’ose s’en plaindre, parce que la chose n’est pas écrite dans le livre du roi, et qu’il a fraudé ses droits. Je parle de ceci comme savant, car ayant négocié plusieurs fois avec un homme qui m’avait toujours très bien payé, et qu’on estimait fort riche, et dans la dernière affaire que je fis avec lui de soixante-sept tomans, ayant négligé d’en avertir le Concierge, je perdis ma somme sans ressource, parce que la fantaisie prit à mon débiteur de me la nier sur ce qu’elle n’était pas écrite sur le livre du roi, ce qui tient lieu de promesse dont le paiement est assuré. Car quand le terme est échu, si le débiteur n’apporte pas de l’argent, c’est au concierge à l’aller chercher, et s’il ne satisfait pas à ce qu’il doit, on lui fait donner tous les jours des coups de bâton sur la plante des pieds jusqu’à ce qu’il paye.
Pour ce qui est de la sûreté des bazars, elle est aussi assez grande, et les marchands ferment le soir leurs boutiques légèrement, parce que toute la nuit ils sont bien gardés dedans et dehors. Quant aux petites boutiques qui sont dans le Meydan, chacun serre le soir sa marchandise dans des coffres fermés à cadenas, et on les range tous à un endroit de la place, mais pour de grosses marchandises comme des tentes, des cordes, et autres choses qui tiennent beaucoup de place, on ne fait qu’étendre dessus une grande toile attachée à des bâtons plantés en terre ; car il y a aussi toute la nuit des gardes dans le Meydan. Je reviens à cette place, et il faut en achever la description.
Entre la porte d’Ali et celle qui conduit au bazar où les Arméniens ont leurs boutiques, c’est où se tiennent les ouvriers en cuir de roussi, qui sont de petites outres que l’on met sous le ventre du cheval, de petits seaux, et autres choses qui servent à l’équipage d’un cavalier, comme aussi les faiseurs d’arcs et de flèches, et les fourbisseurs. De cette dernière porte jusques au bout de la galerie, ce sont des boutiques de droguistes et d’épiciers.
A l’angle des deux faces du couchant, et du septentrion, il y a une porte qui donne entrée dans un grand bazar, où se tiennent les marchands qui vendent des robes, des chemises, des caleçons, des bas, et autres choses de cette nature. On y vend aussi des souliers de chagrin pour homme et pour femme ; et cette sorte de souliers ne se porte que par des gens qui sont au-dessus du commun.
De ce bazar on passe à un autre qui est plus grand, et dont la quatrième partie est pleine d’ouvriers en cuivre qui font des pots, des plats, des assiettes, et autres ustensiles de ménage et il y a aussi des tailleurs de limes, et des faiseurs de lames de scie. Le reste de ce grand bazar est occupé par des teinturiers de toiles ; et au bout du bazar il y a un très beau carvansera où sont tous les marchands qui vendent le musc, les cuirs de roussi, et les fourrures.
J’ai remarqué ailleurs que le roi tire un grand revenu des bazars et des carvanseras qu’il a fait bâtir, et que ce revenu est particulièrement affecté pour sa bouche et l’entretien ordinaire de sa maison. Car la loi de Mahomet défendant aux princes de charger le peuple par des douanes, des taxes ou des impôts, ils ne croient pas que l’argent qui en revient soit bien légitime pour l’employer aux usages de la vie, et ils feraient scrupule de s’en servir pour leur bouche dans l’opinion qu’ils ont que les viandes ne leur profiteraient pas. C’est aussi en vertu de cette défense de Mahomet que les marchands se licencient autant qu’ils peuvent à passer les douanes sans payer, ne croyant pas offenser le prince puis qu’ils ne pêchent point contre la loi ; d’autant plus que s’il fallait satisfaire à tous les droits, les marchandises monteraient si haut que cela romprait le cours du commerce. Le revenu des carvanseras, des bazars, et des jardins ne suffirait peut-être pas pour la cuisine du roi, mais il faut remarquer que les kans ou gouverneurs de provinces ont soin de l’entretenir tour à tour chacun sa semaine, et que de la sorte il ne sort point pour cela d’argent du trésor.
Je viens à la face du Meydan qui est vers le nord. On a fait sous les portiques des séparations pour des chambres qui donnent sur la place, et où l’on va fumer le tabac et boire le café. Les bancs de ces chambres sont faits en amphithéâtres, et au milieu de chacune il y a un bassin plein d’eau courante, qui sert à remplir la pipe d’eau quand la fumée du tabac en a rendu la couleur désagréable. Tous les Persans qui sont un peu à leur aise ne manquent pas de se rendre tous les jours dans ces lieux-là entre sept et huit heures du matin, et on leur présente d’abord la pipe avec une tasse de café. Mais le grand Cha-Abas qui était un prince de beaucoup d’esprit, voyant que ces chambres étaient autant de lieux d’assemblée pour s’entretenir des affaires d’État, ce qui ne lui plaisait pas, pour rompre le cours à de petites cabales qui en pouvaient naître, il s’avisa de cet artifice. Il ordonna qu’un mollah irait tous les matins dans chaque chambre avant que personne y vint, et qu’il entretiendrait ces preneurs de tabac et de café, tantôt de quelque point de la loi, tantôt d’histoires et de poésie. Cette coutume, dont j’ai fait mention ailleurs, s’observe encore aujourd’hui, et après que deux ou trois heures se sont passées dans cet exercice, le Mollah se levant crie à tous ceux de la chambre : A la bonne heure, que chacun se retire, et qu’il aille à ses affaires. Chacun sort incontinent à l’exhortation du mollah, qui a reçu auparavant quelque petite libéralité de la compagnie.
Au milieu de cette face du nord, il y a un grand portail, au-dessus duquel est une horloge que Cha-Abas fit apporter d’Ormus quand il prit cette ville sur les Portugais. Mais cette horloge est une pièce fort inutile, parce qu’elle ne va point, et qu’il n’y a pas grande grande apparence qu’on la remette en état. Une grande galerie règne tout autour, et est ouverte de tous côtés, n’ayant qu’un simple couvert soutenu par des colonnes. C’est sur cette galerie ou ce balcon si on l’aime mieux, où tous les soirs quand le soleil se couche et à minuit, il se fait un concert de trompettes et de timbales qui se font entendre par toute la ville. Pour dire la chose comme elle, ce n’est pas une musique fort agréable, et une oreille délicate s’en divertirait fort mal. En quelques endroits de cette galerie on a ménagé de petites chambres où demeurent les principaux du concert. Dans toutes les villes où des kans font leur résidence, et non pas en d’autres, on a le privilège d’une même fanfare de cymbales et de trompettes.
De côté et d’autre de ce portail qui est sous l’horloge, il y a cinq ou six bancs de joailliers, qui y étalent quelques rubis et quelques perles, des émeraudes, des grenats, et des turquoises, qui ne sont pas de grande valeur. Chaque espèce est mise à part dans un petit plat, et tout le banc est couvert d’un rets de soie au travers auquel on voit les pierres, afin qu’on n’en puisse dérober.
Vis-à-vis du même portail en allant vers la face du midi, on trouve deux bornes hautes de cinq ou six pieds, et éloignées l’une de l’autre de sept ou huit. C’est pour le jeu de mail à cheval, et il faut en courant frapper la boule et la faire passer entre les deux bornes.
De ce portail on entre dans un enclos qui ressemble fort à celui de la foire saint Germain, et c’est ou se tiennent les marchands de brocarts d’or et d’argent, et d’autres riches étoffes, comme aussi les marchands de toiles fines.
Le quatrième côté du Meydan qui est au levant, et qui répond à l’autre grande face où est la maison du roi, est disposé de cette manière. On voit au milieu une mosquée dont le dôme est couvert de terre cuite, et tant le dôme que le portail qui est fort haut, tout est vernissé. On y monte par neuf ou dix marches, et elle a en face la porte d’Ali qui est de l’autre côté de la place. Du bout de ces portiques qui touche le côté du nord jusqu’à la mosquée, ce sont tous marchands de soie à coudre tant ronde que plate, et de plusieurs menus ouvrages de soie, comme de rubans, de lacets, de jarretières, et d’autres choses de cette nature. De la mosquée jusqu’à l’autre bout, ce sont toutes sortes de tourneurs en bois, qui ne font guère autre chose que des berceaux d’enfant et des rouets. Il y a aussi des batteurs de coton dont ils font des couvertures piquées. Au dehors des portiques, il n’y a que des forgerons pour des faux, des marteaux, des tenailles, des clous, et d’autres choses semblables, avec quelques couteliers.
Voilà tout ce qui se peut recueillir de plus particulier, tant de la ville d’Ispahan, que de cette grande place, dont quelques-uns ont peut-être fait de plus belles peintures, soit par le discours, soit par le burin. Mais le papier qui soufre tout, représente ordinairement les choses plus belles qu’elles ne sont en effet, et les peintres ont accoutumé de flatter, ce qui est fort éloigné de mon génie. J’ai dit les choses comme elles sont ; et je les ai vues plus souvent et plus longtemps qu’aucun Franc qui soit passé en Asie, ayant fait six voyages en Perse pendant l’espace de quarante ans.
 
[1]     Ali Qapu
[2]    Meydan-e Chah
[3]    Ali Qapu
Publié ou mis à jour le : 2023-02-08 12:08:28

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