1908

Alain : Propos sur les historiens

Le philosophe Alain, maître à penser de la IIIe République française, est l'auteur de plus de cinq mille Propos. Il s'agit de textes courts essentiellement publiés entre 1906 et 1914.

Dans les extraits ci-dessous, suggérés par Jérôme Perrier, biographe du philosophe, on peut apprécier tout à la fois le style incisif de l'écrivain et la médiocre estime en laquelle il tenait les historiens !

- propos 810

Les historiens sont admirables. Ils disent qu'ils s'en tiennent aux faits ; et il faut voir avec quelle emphase ils disent : "Les faits !" Quand on cherche quels sont ces faits, on trouve quelques papiers dont les rats n'ont point voulu. L'incendie, la moisissure, le balai et la chaise percée ont fait la critique des documents ; ceux qui subsistent, par hasard, représentent la vérité historique.

Alain (1868 - 1951)Ces réflexions me revenaient à l'esprit comme j'entendais un historien du droit parler sur la responsabilité. Il disait qu'autrefois on mettait en jugement non seulement les animaux, mais aussi les objets inanimés. Et le voilà parti sur un récit d'Hérodote : un tribunal aurait fait le procès de quelque méchante pierre, qui avait tué je ne sais qui.

A quoi je réponds : "Ce n'est pas vrai ; jamais les hommes ne se sont réunis en tribunal pour juger une pierre." Non. Quand vous auriez dix textes concordants, cela ne me troublerait point. Eh ! bon Dieu, il ne serait pas difficile, sans remonter bien loin, de produire dix articles de journaux différents qui donneraient, comme de notoriété publique, un fait purement imaginaire. Il est difficile de tirer de l'affaire Dreyfus "les leçons de l'histoire" ; mais on en peut tirer une bonne leçon d'histoire, la première, celle qui traite de la critique des témoignages, et qui nous détournerait d'écouter les suivantes.

A notre savant historien du droit j'ai dit ceci : "Allez à l'école maternelle ; vous y trouverez des peuples naïfs, qui souvent sont blessés par des pierres ou par des bancs ; dites-leur de juger et de punir une pierre ou un banc : ils se moqueront de vous."

Mais l'historien me met ses textes sous le nez. Je me moque de ses textes. Tous les fous écrivent des volumes, c'est assez connu. Eh bien, si les rats mangent tout le reste et laissent à la postérité les mémoires d'un fou, faudra-t-il donc croire ce fou au lieu de regarder autour de soi les enfants et les hommes ?

Ajoutons à cela que beaucoup récoltent des légendes sans y croire, et aussi que, pour un étranger, les hommes ont l'air beaucoup plus nigauds qu'ils ne sont. On m'a fait mille récits des processions et des chars sacrés des Hindous. Bon ! Prenez un Hindou, qui sache tout juste un peu de mauvais anglais, et faites-lui voir, à Paris, le cortège du Bœuf-Gras. S'il écrit ses mémoires, voilà un précieux document pour l'histoire de la France au vingtième siècle !

Conduisons maintenant notre Hindou aux assises. Il verra sur une table un poignard que tous examineront de près ; les orateurs le montreront du doigt. L'Hindou, s'il nous juge d'après le Bœuf-Gras, pourra bien croire que nous jugeons et condamnons le poignard. Voilà les opinions que l'historien prend pour des faits. Et savez-vous combien ils sont de professeurs d'histoire à la Sorbonne ? Soixante-quatorze. Oui, citoyens, soixante-quatorze !

25 août 1908

- propos 697

L’Histoire a été écrite par des politiques ou par des flatteurs ; elle semble croire et elle veut prouver que les projets d'un homme peuvent changer les destinées d’un peuple ; c'est à peu près comme si l’on disait, lorsqu'un homme tombe d'un sixième étage dans la rue, que la peur qu'il sent le fait tomber moins vite.

J’étais bien jeune quand j’ai commencé à haïr d’instinct tous ces pompeux mensonges de l’Histoire ; ces rois jeunes et mal conseillés, qui commettent des fautes ; ces vieux rois, qui les paient ; ces changements de cour ; ces favoris exilés ; ces ministres renvoyés ou rappelés ; ces alliances de dynasties ; ces négociations, ces défis. Réellement est-il possible que ces futilités soient la vraie histoire d’un peuple ?

J’avoue que nous sommes, tous plus ou moins, victimes, à ce sujet, d’une illusion bien forte. La cause en est aisée à comprendre ; c’est que le passé n’est plus ; il n’en reste qu’une image dans les livres, et cette image a été tracée par les historiens. L'Histoire témoigne en faveur de leurs préjugés parce que l'Histoire n'est pas autre chose que leurs préjugés mis en récits. Que sont les documents de l'Histoire ? Des paroles, toujours des paroles ; paroles d'un roi, mémoires d'un ministre, plaidoyer d'un général vaincu, pamphlet d'un favori en disgrâce. Quand on ferait la part, dans tous ces récits, des mensonges volontaires, il y resterait encore le mensonge de l'orgueil, qui est presque tout à fait sincère. Tous ces souples opportunistes, qui ont su flairer les événements, les suivre, et vouloir ce qu'ils ne pouvaient empêcher, ils croient tous que leur vouloir compte plus dans la cité que leur corps ; ils se donnent modestement comme les cerveaux du grand corps ; et, comme nous ne lisons et n'entendons qu'eux, nous finissons par croire que le peuple a toujours suivi un homme ou un autre.

Les géologues sont arrivés à la sagesse. On sait comment. Ils se sont mis à étudier de près les changements actuels sur la planète, action de l'eau, soulèvements, éboulements ; et ils ont reconstitué le passé sur l'image du présent. L'historien devra faire la même chose : voir d'abord comment se font les changements dans le présent et de quelles conditions ils dépendent ; alors seulement il pourra peser équitablement les vieux papiers et les radotages des chambellans.

Examinez un paysan Normand ; essayez de lire dans cette tête carrée ; devinez si vous pouvez comment les affections, les intérêts, les opinions s'y arrangent avec les faits ; voilà une page de notre histoire ; chaque homme compte, sachez-le bien, autant qu'un roi. C’est la colère du soldat qui fait la guerre.

1er février 1908

- propos 899

Quelqu'un m'écrit : "Vous voulez du mal aux historiens. Mais pourquoi les lisez-vous ? Rien ne vous y force. Laissez donc les gens s'amuser à leur mode." C’est bientôt dit. Pourquoi aussi ne pas laisser les voleurs et les assassins s'amuser à leur mode ? Je sais que les historiens ne tuent personne. Mais je ne les crois pas inoffensifs pour cela. Je remarque qu'ils envahissent tout, et sont presque les seuls à former les esprits. Les jeunes gens s’abrutissent à retenir l'histoire ; tout examen sera bientôt un examen d'histoire. Et, pour tout dire, je crois que les historiens envahissent notre cerveau et tuent l'intelligence. Puisque je crois que c'est ainsi pourquoi ne pas le dire ?

Je veux vous conter une niaiserie d’historien. Si vous n'avez pas lu Le Lis dans la Vallée de Balzac, lisez-le ; les marchands de littérature ont un préjugé contre ce livre ; mais, communément, le lecteur impartial y trouve des émotions fortes, qui résonnent loin dans son propre cœur. C'est l'histoire d'une femme vertueuse qui aime d'instinct ses enfants, et soigne par devoir un mari atrabilaire. Un petit jeune homme se prend d'amour pour elle et lui vole un baiser par surprise. Révolte de pudeur ; puis accommodements ; elle ramène le sentiment à la pureté angélique ; et les choses vont ainsi, sans autre familiarité que ce premier baiser bien innocent. Seulement elle meurt de jalousie (car son ami s'abandonne avec une Anglaise qui est un vrai diable) ; et elle avoue en mourant que l'innocent baiser l'a brûlée vivante. Ce livre est plein de sens, notamment parce qu'il fait voir que les plus nobles sentiments tiennent tout de même au corps, et que les trous de la broderie supposent une étoffe ; je n'indique que cela ; le diamant a mille facettes.

Mais vous saisissez la difficulté. Beaucoup simplifient et disent : ou bien elle l'aimait assez pour se donner, ou bien elle ne l'aimait pas assez pour mourir de jalousie. Comme on discutait là-dessus, l'historien voulut bien éclairer le problème à sa manière.

"Ce n'est pas le tout, dit-il, de lire les œuvres ; il faut savoir dans quelles circonstances elles ont été écrites et quels événements réels y sont déformés. Ce roman est le récit d'une aventure qui est réellement arrivée à Balzac ; seulement, dans la réalité, la femme s'est donnée, et voilà qui explique le roman."

Par ce détour, un problème de sentiment devient un problème d'histoire. On ne pourrait plus aimer ni comprendre un roman sans avoir lu et retenu mille anecdotes peut-être menteuses. Et voilà, à mon sens, comment on devient sot. On éteint le feu des grandes œuvres, et le feu en soi. On n'essaie plus de comprendre Platon ; on dit : "Il est de son temps ; il pense comme on pensait dans ce temps-là. "Un Sorbonnagre historien disait à un étudiant, qui peinait pour accorder ensemble deux pensées de Descartes : "Pourquoi voulez-vous qu'elles s'accordent ? Vous êtes bien sûr qu'elles sont de Descartes, et que le texte n'est pas altéré. Que voulez-vous de plus ?"

25 août 1908

Publié ou mis à jour le : 2020-02-26 11:04:57

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