28 novembre 1956

Et Dieu créa la femme...

L'année 1956 s'achève avec un film sublime et sulfureux, qui consacre Bardot, lance Vadim et intronise Trintignant. Début de la libération des moeurs, ou ultime manifeste d'un libertinage aristocratique. On en discute encore.

Michel Gurfinkiel
Un film en décor naturel

En 1956, Dieu s'associa avec le Diable - Roger Vadim - pour créer la femme. Il préleva un peu de sable mouillé sur la plage de Saint-Tropez, lui donna forme et formes, et l'appela Brigitte Bardot, nom aussi biblique et irrécusable qu'Adam et Eve. Le Diable fit le reste : un film. Où Bardot, s'habillant d'un rien et se déshabillant pour un rien, enflammait tout sur son passage, les hommes, un bateau de pêche, l'écran. Cinquante ans plus tard, on en frémit encore.

Et Dieu créa la femme (Roger Vadim, 1956)Tourné pendant l'été, Et Dieu créa la femme sort le 28 novembre dans les salles parisiennes. Le succès est d'abord assez lent à venir : lancé le même jour, L'Homme et l'Enfant de Raoul André, lui fait concurrence sur des thèmes apparemment voisins, Côte d'Azur et jolies filles. Si le film de Vadim a obtenu le renfort de Curd Jürgens (« grande vedette internationale » selon la bande-annonce), celui d'André, auteur de treize longs métrages dont trois pour la seule année 1956, met en avant Eddie Constantine, la vedette masculine numéro un du moment. Et face à Bardot, il abat un autre atout maître : Juliette Gréco, la madone de Saint-Germain-des-Prés.

Mais le public n'est pas sot. Séance après séance, les spectateurs comprennent qu'Et Dieu créa la femme n'entre pas dans les catégories habituelles. Tout d'abord, Vadim - jeune réalisateur de vingt-huit ans, qui a fait ses classes avec Marc Allégret - n'a pas tourné en studio, comme c'est alors la règle, mais en décors naturels et en extérieurs : une « révolution copernicienne » que la Nouvelle Vague reprendra un an plus tard. Le film n'est donc pas seulement « situé » dans ce pays des vacances, tout au bout du train de nuit ou de la Nationale 7, que les Parisiens commencent à peine à découvrir, il y transporte. En l'occurrence : un Saint-Tropez encore archaïque, paradisiaque, proche des romans de Pagnol ou de Giono, peu bâti, presque sans voitures, où l'autocar s'arrête au gré de ses passagers ; des jardins où le potager l'emporte encore sur les plantes d'agrément ; point de piscines privées, mais la mer, « couleur de vin bleu » comme dans Homère.

Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme, 1956

Le corps de Bardot

Ensuite, Vadim ne s'est pas contenté, comme on s'y attendait, de montrer Bardot toute nue, au détour d'un scénario joyeux et retors. L'actrice - vingt-deux ans, et Mme Vadim à la ville - est pourtant une habituée du genre « léger ». En 1953, à dix-neuf ans, elle était l'héroïne de Manina, la fille sans voiles. Et début 1956, celle d'En effeuillant la marguerite, l'histoire d'une ingénue qui triomphe dans le strip-tease. Mais ici, son corps n'est pas une valeur ajoutée, un piment ; c'est la donnée première du scénario, la raison d'être du film : dès la première image, il est là, tel qu'en lui-même, nonchalamment étendu sur le ventre. Le reste s'enchaîne de soi-même : d'un tel corps, l'héroïne, Juliette Hardy, « Juliette la Hardie », ne peut qu'user et abuser, d'autant plus qu'orpheline recueillie par l'Evêché, elle n'a aucun autre bien ; et les mâles du village ne peuvent que le convoiter, chacun à sa manière.

En l'occurrence, ils sont trois. Eric Caradine, tout d'abord, que joue Jürgens. Un millionnaire vaguement danubien (ancien général autrichien, juif russe à la Joseph Kessel, on ne sait pas trop). Un yacht blanc, des projets immobiliers, des yeux de fauve, des tempes grises et des aphorismes nietzschéens, mais surtout de bonnes manières. Il semble que Vadim, lui-même d'origine ukrainienne, se soit projeté dans cette bizarre image paternelle : il s'apprête, pendant le tournage, à divorcer de Bardot, et cherche déjà à rester son mentor. C'est l'une des curiosités du film, en tout cas, que l'évolution du personnage de Caradine : sans scrupules au début, désintéressé et héroïque à la fin.

Il y a ensuite les frères Tardieu, caréneurs sur le vieux port, interprétés par Christian Marquand et Jean-Louis Trintignant (beau-frères à la ville). L'aîné, beau gosse, tombeur cynique. Et le cadet, timide et passionné. Caradine pousse ce dernier, Michel, à épouser Juliette pour lui épargner un retour à l'orphelinat. Après la noce, Juliette s'aperçoit que Michel, finalement, est « beau ». Puis faute, sur la plage, avec l'aîné soudain revenu de Toulon. Les frères se battent dans l'atelier, l'épouse trop belle, pour oublier, se grise à la fine, danse le mambo avec des Noirs cubains dans la cave de l'unique night-club local, et finalement retombe dans les bras de son mari, celui-ci l'ayant giflée. C'est « Vénus tout entière attachée à sa proie », mais aussi l'avènement de la femme moderne, égale de l'homme dans le désir et le plaisir comme elle l'est désormais au regard de la loi (les Françaises viennent à peine d'obtenir le droit de vote, en 1945, neuf ans plus tôt).

Succès planétaire

Vadim traite cette « comédie dramatique » par petites touches, par une succession de plans elliptiques et de détails fugaces. Un regard, une démarche, une moue. Et les vêtements à la mode, tantôt entr'ouverts, tantôt refermés. Sur ce point, 1956 est une année mirifique. Le New Look, la révolution lancée par Dior en 1951, toute en lignes courbes, en corolles et en évasements, a eu le temps de mûrir, d'atteindre une sorte de perfection classique. Si bien que Bardot porte dans le film la même chose que tout le monde : il suffit, pour s'en convaincre, de se plonger dans les journaux féminins, les catalogues de la haute couture et les « patrons » qui permettent alors aux classes moyennes de suivre le mouvement. Tout y est : ces robes fuseaux, qui donnent à l'actrice un port solaire ; cet imperméable aux épaules tombantes, serré à la taille ; ces tuniques boutonnées sur le devant ; et même la robe de mariée mi-longue, éployée comme un parachute.

Au bout de quelques semaines, la France est conquise. Reste le monde : il cède plus vite encore. Aux États-Unis, les ligues de vertu, protestantes ou catholiques, se mobilisent contre un film « satanique » qui incite ouvertement à la débauche, et ne respecte pas plus la sainteté du mariage que le tabou (particulièrement fort aux Etats-Unis) des relations quasi-incestueuses entre beau-frère et belle-soeur. Dans certains États, elles tentent de le faire interdire. Ailleurs, elles achètent tous les billets plusieurs jours à l'avance, salle après salle ; ou menacent d'excommunication ceux qui le verraient. Cette indignation ne fait que renforcer la curiosité du grand public, qui a déjà entendu parler de Bardot (En effeuillant la marguerite a été diffusé outre-Atlantique sous le nom de Mademoiselle Striptease). Et devant l'écran, les spectateurs fondent : aux qualités propres du film s'ajoute, pour beaucoup d'entre eux, le sentiment de vivre un coup de foudre, ou de le revivre.

La France, dans les années 1950, est en effet le pays étranger que les Américains, toutes classes ou races confondues, connaissant le mieux, aiment le plus et comprennent le moins : ils ont été des millions à se battre ou à être stationnés dans l'Hexagone depuis 1944, lors de la Libération puis dans le cadre de l'Otan. D'où le succès, en 1951, de la comédie musicale de Vincente Minelli, Un Américain à Paris, et de bien d'autres films. Avec Et Dieu créa la femme, cet engouement atteint son zénith. D'Amérique, le succès gagne l'Europe occidentale, le Japon, et même l'URSS et le bloc de l'Est. Bardot n'est plus une starlette. Elle devient un mythe. Deux ans plus tard, quand de Gaulle revient au pouvoir, il doit partager sa gloire avec la sauvageonne de Saint-Tropez. Henri Tisot, le plus gaulliste des humoristes, prête au général la réplique inoubliable : « Quant à Brigitte Bardot... » Marianne elle-même, la République des mairies et salles de mariage, prend les traits de la « plus illustre des Françaises ». Mais B.B. accède-t-elle pour autant au statut d'actrice ? Voire.

Presque tous les films qu'elle tourne ensuite, jusqu'au début des années 1970, sont des remakes ou des dérivés d'Et Dieu créa la femme. Le meilleur, sans conteste : En cas de malheur, de Claude Autant-Lara, qui sort fin 1958. Bardot y joue une fois encore une femme trop belle et trop naturelle, qui balance entre un avatar de Caradine, interprété par Jean Gabin, et un petit truand, pâle copie du personnage créé par Trintignant. Cela finit mal, très mal, dans un hôtel borgne, comme dans une chanson d'Edith Piaf. Beaucoup moins réussi, Le Mépris, de Jean-Luc Godard, sorti en 1963. Dans ce film qui accumule les snobismes et les maniérismes (un scénario tiré d'Alberto Moravia, des scènes tournées dans la villa futuriste de feu Curzio Malaparte au-dessus de baie de Capri, Fritz Lang lui-même jouant Fritz Lang), la sauvageonne, toujours couchée sur le ventre, est réifiée en bimbo, et son amant (Michel Piccoli) ne s'y intéresse même plus.

À Vadim, Et Dieu créa la femme apporte une juste gloire. À peine séparé de Bardot, il épouse et met en scène Catherine Deneuve, puis Jane Fonda, puis Marie-Christine Barrault. Mais là encore, le succès initial se paie au prix fort : ses films ultérieurs sont cantonnés, quoi qu'il fasse, dans l'érotisme chic. Christian Marquand, inexplicablement, sombre dans l'oubli, en dépit d'une longue carrière d'acteur et de réalisateur. Celui qui tire le mieux son épingle du jeu - à part Jürgens, dont la carrière est déjà faite -, c'est Trintignant. Il a trouvé le ton et l'emploi qui lui conviennent : un M. Tout le Monde capable de se hisser jusqu'au sublime ou au tragique. Il en fera la démonstration dans Un homme et une femme de Lelouch (1966), Z, de Constantin Costa-Gavras (1969) et Le Conformiste, de Bernardo Bertolucci (1970).

Aujourd'hui, Et Dieu créa la femme reste l'un des films les plus souvent programmés (ou « visionnés »), au cinéma, -à la télévision ou en DVD. Il a le charme des classiques, que chacun a vu et que chacun redécouvre. Mais par là même, il ne peut plus plaire exactement pour les mêmes raisons qu'en 1956. Faut-il le considérer, en définitive, comme un film de gauche : le manifeste de la libération des moeurs, le début d'une ère hédoniste à laquelle l'épidémie du sida, dans les années 1980, n'a pas mis fin, le premier assaut victorieux contre la famille traditionnelle ? Ou au contraire comme un film de droite, exaltant certes le libertinage, mais comme un privilège, réservé aux âmes et aux corps d'exception ? Cette seconde lecture semble la plus juste : la Juliette qu'incarne Bardot emprunte beaucoup trop à celle de Sade, ou à la Lamiel de Stendhal. Et si elle affole les hommes, elle n'en a pas moins la sagesse, à la dernière séquence, de rejoindre le seul qui la mérite vraiment.

Publié ou mis à jour le : 2020-11-29 15:36:45

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