Le 28 mars 1566, Jean Parisot de la Valette, Grand-Maître des chevaliers de Saint-Jean ou chevaliers de Malte, fonde sur l'île de Malte, au centre de la Méditerranée, une puissante cité fortifiée avec un plan en damier et quarante kilomètres de solides remparts.
Cette nouvelle ville est conçue pour résister à d'éventuels assauts de la flotte turque. Elle est aujourd'hui la capitale administrative de l'État de Malte. Son nom, La Valette (ou Valeta), honore la mémoire du Grand-Maître qui brisa le Grand Siège de 1565.
Ce chevalier d'origine toulousaine, né 72 ans plus tôt (!), avait accompli une brillante carrière au sein de l'Ordre monastique, devenant gouverneur de la plaza de soberania ou « préside » de Tripoli en 1546, puis Grand-Maître des chevaliers de Saint-Jean en 1557.
Cité idéale de la Renaissance
Afin de porter témoignage de lévénement qui vient de se produire à Malte en 1565, le grand-maître Jean de La Valette souhaite la construction, sur le mont Sciberras, dune nouvelle cité incarnant le souvenir de la victoire obtenue.
Conséquence dun siège qui a failli provoquer léviction des Hospitaliers de la Méditerranée, la ville est conçue comme lorigine dun nouveau temps, dans lequel il est désormais impossible de déloger lOrdre de son fief, et dun nouvel espace, où Malte ancre définitivement en Méditerranée occidentale la frontière entre les empires espagnol et ottoman et la limite maximale de laire dexpansion musulmane.
Lédification de la cité saccompagne donc dun travail de construction imaginaire, qui contribue à en faire le symbole de la ville idéale. Construite ex-nihilo, cette cité militaire portant le nom de son prince (La Valette) illustre non seulement les utopies urbanistiques de la Renaissance, mais également la matérialisation urbaine de la croisade chrétienne et de la victoire obtenue par lOrdre sur les Ottomans en 1565. Dorénavant, en deçà de La Valette, on est en chrétienté, au-delà, sétend le monde de lislam.
Le choix du plan orthogonal de La Valette, inspiré des cités romaines, et celui de lenceinte urbaine bastionnée reflètent les conceptions durbanisme et de construction guerrière de la Renaissance italienne.
Lingénieur de la cité, Francesco Laparelli est dailleurs un Toscan qui a dabord été au service de Côme de Médicis, avant de passer à celui du pape en 1560. À Rome, il est lassistant de Michel Ange et sillustre notamment dans la réfection du fort Saint-Ange.
Comme ses travaux sont achevés en 1565, il accepte de partir pour Malte en novembre 1565 et de prendre en charge la construction de la nouvelle capitale de lOrdre. Le projet quil soumet au Conseil de lOrdre est si onéreux que le financement de la future cité se fait à la fois par des ponctions sur les possessions foncières de lOrdre et par des dons octroyés par le Saint-Siège et les princes catholiques embarrassés de nêtre pas venus plus tôt au secours de Malte durant les quatre mois de siège.
Les travaux, dirigés par Laparelli (1566-1568) puis par un ingénieur maltais Girolamo Cassar (1568-1575), sont extrêmement rapides.
En 1566, la muraille est édifiée ; léglise conventuelle est bâtie de 1572 à 1577 ; en 1571, lOrdre choisit officiellement la ville comme nouvelle capitale et en 1576, les Auberges des chevaliers sont achevées. Les travaux ont duré une décennie, au cours de laquelle la ville est devenue aux yeux des Maltais, des chevaliers et de tous les chrétiens dEurope, plus quune ville, le symbole de la résistance inexpugnable aux Infidèles.
La Valette possède des rues droites et larges, organisées autour dune place centrale située à la croisée de deux voies principales, et sur laquelle sont édifiés deux des principaux bâtiments de la vie des Hospitaliers, que sont le palais du grand-maître et léglise conventuelle de Saint-Jean.
Lorganisation de la ville sinspire de lidéal desthétique urbaine de la Renaissance, fondé sur certaines règles de construction : la beauté des façades et des bâtiments, la définition dun axe structurant la symétrie de toute la composition urbaine, la rectitude des rues et leur convergence vers un édifice ou une place centrale, le respect de la perspective monumentale, qui suppose le recours à un monument placé à lextrémité dune rue, comme terme ou point dappui visuel et emblématique.
La rue principale, organisant le plan urbain et ponctuée dédifices symboliques, est la Strada Reale (Rue Royale) : elle prend naissance à la Porte de la cité (Porta Reale), conduit à la place centrale où se trouve le Palais Magistral attenant à léglise conventuelle, avant de déboucher sur le fort Saint-Elme, situé à lextrême pointe de la cité.
La puissance des représentations est ici maximale : pénétrant par lunique porte de la ville, flanquée de bastions protecteurs, le visiteur peut apercevoir au loin le cur de la ville, où se dresse le symbole de la puissance politique et religieuse de lOrdre ; une fois parvenu au pied de ces bâtiments, son regard plonge alors vers la mer, et vers le fort Saint-Elme, lieu du sacrifice des chevaliers pendant le siège.
Ville de la « frontière »
Esthétiquement parfaite, La Valette est aussi la cité militaire par excellence, comme le rappelle lapparence massive et fortifiée de sa muraille flanquée de douze bastions, dont deux sont renforcés par des cavaliers (Saint-Jacques et Saint-Jean) qui entourent la Porte royale. La hauteur des remparts, accusée sur le flanc occidental de la ville par le creusement en 1574 dun grand fossé, révèle laspect imprenable de la forteresse chrétienne.
Limpression de puissance est encore accusée par la population urbaine essentiellement militaire, constituée de membres de lOrdre et de soldats à leur service. Pour garantir une protection rapide et performante, les Auberges des chevaliers ont été bâties à proximité des bastions et des murailles, placés sous la responsabilité de chaque nation (Langue). Le temps de mobilité des soldats et des chevaliers est ainsi réduit en cas dattaque.
Deux décisions prises en 1566 témoignent de la dimension mémorielle revêtue par la cité. La première est linsertion volontaire dans lenceinte urbaine du fort Saint-Elme, lieu du martyre des Hospitaliers et des chrétiens.
La seconde est lédification dune petite église, Notre-Dame de la Victoire, accolée au flanc du cavalier Saint-Jacques surplombant la Porte royale. Commémorant la victoire, léglise est intégrée à la ligne de fortification urbaine : par sa portée emblématique et son emplacement stratégique, elle est lincarnation de la croisade. Mais le travail de matérialisation urbaine de la croisade exige que La Valette ne soit pas uniquement la mémoire du siège : elle doit lui être associée.
En 1566, le grand-maître Jean de La Valette fait alors frapper une médaille à son effigie : lavers représente son profil, tandis que le revers illustre les remparts de la nouvelle cité, entourés dune inscription, Turcicæ obsidionis perpetuo propugnaculo (« rempart perpétuel contre le siège des Turcs »), accompagnée dune légende, DEO IVV (Deo Iuvante, « Dieu aide »). Bien que La Valette nait jamais soutenu le siège de 1565, lOrdre opère avec cette médaille le basculement dans limaginaire chrétien dune cité mémoire à une cité-frontière, en lui inventant un passé guerrier.
Sanctifiée par une histoire réelle et inventée, La Valette devient une référence urbaine. Elle nest plus seulement la capitale maltaise et devient celle de toute la chrétienté.
Considérée comme le « rempart du christianisme » par les auteurs de lépoque, elle nest plus luvre des hommes, mais le « produit de la Grâce divine » (selon Giacomo Bosio, auteur dune Histoire des Hospitaliers en 1596), qui ancre définitivement dans le sol insulaire la césure entre lislam et la chrétienté. La cité devient lobjet dune profonde affection, traditionnellement portée aux villes de pèlerinage.
Dès la fin du XVIe siècle, des Européens de toutes nationalités veulent la visiter, la découvrir, ladmirer, tandis quelle devient une escale obligatoire sur le pèlerinage vers la Terre sainte. Ultime étape chrétienne de Méditerranée occidentale, La Valette est le symbole du passage vers lOrient et du fil invisible, mais toujours solide, qui relie lEurope et les chevaliers de Malte à la croisade et aux Lieux saints.

Vos réactions à cet article
Serge Hervet (28-03-2022 09:29:09)
Une histoire d'amour de la croyance Chrétienne. Félicitations à la ou le rédacteur. J'adore l'histoire en général. Herodote.net met à jour mes connaissances acquises il y a bien longtemps. Je révi... Lire la suite