9 mars 1940 - 20 février 1944

La bataille de l'eau lourde

Le dimanche 20 février 1944, sur le lac Tinn, dans le comté norvégien de Telemark, le ferry SF Hydro explose et sombre avec ses passagers et son chargement.

Ce fait divers passe inaperçu dans un monde rempli des derniers rugissements de la Seconde Guerre mondiale. Ce n'en est pas moins le dernier épisode d'un long conflit entre services secrets alliés et militaires allemands, la « bataille de l'eau lourde ».

Au début des années 1990, le chargement du ferry allait être remonté à la surface et analysé, confirmant la présence de bidons d'« eau lourde », soit du dioxyde de deutérium (D2O), indispensable à réalisation d'une bombe atomique. Faute d'avoir pu en disposer à temps, les nazis avaient perdu la capacité de disposer de cette arme.

Richard Fremder
Fission nucléaire et eau lourde

Dès avant la guerre, dans les années 1930, les scientifiques mettent au point le principe de la fission nucléaire, à l'origine de la bombe atomique : un premier noyau d'uranium, bombardé par un neutron, se casse ; il libère de l'énergie et deux neutrons qui, à leur tour, vont bombarder d'autres noyaux d'uranium... La réaction en chaîne génère une énergie considérable.
Pour être efficace, la fission doit toutefois être ralentie par un « modérateur », du graphite ou de l'« eau lourde », ainsi appelée parce qu'il s'agit de molécules d'eau dans lesquelles les atomes d'hydrogène sont remplacés par un isotope, le deutérium, à la densité plus élevée.

Parties de chasse

Les Allemands travaillent comme les Américains sur la fission nucléaire ; ils ont fait le choix de l'eau lourde comme « ralentisseur ». Or, celle-ci est produite depuis 1935 dans une usine Norsk Hydro, à Vemork, en Norvège, à 120 kilomètres d'Oslo. C'est le seul lieu de production d'eau lourde en Europe. Dès lors, les Alliés ne vont avoir de cesse d'empêcher que les Allemands ne s'emparent de l'usine et de son précieux produit.

Leurs services secrets, en collaboration avec les Norvégiens, vont lancer pas moins de cinq opérations différentes avant d'atteindre enfin leur but.

- 1e opération : les Français à l'œuvre

En février 1940, c'est encore la « drôle de guerre » : Anglais et Français se tiennent l'arme au pied pendant que les Allemands (et les Soviétiques) règlent leur compte aux malheureux Polonais. Le conflit se déporte vers la Scandinavie.

Pour sécuriser ses approvisionnements en minerai de fer suédois, Hitler se dispose à envahir la Norvège et le Danemark. Raoul Dautry, ministre français de l'armement, voit le danger et charge le 2e bureau (les services de renseignements français) de récupérer sans attendre, à Vemork, le seul stock mondial d'eau lourde encore disponible, soit 185 kilogrammes.

Début mars, soit un mois avant l'invasion allemande, qui aura lieu le 9 avril, un agent français est envoyé sur place pour négocier son achat. Le directeur de l'usine, hostile aux Allemands, accepte alors de céder son stock sous forme de prêt (il ne sera remboursé qu'après la guerre). Reste à le rapatrier en France. Trois agents en sont chargés.

Mais les Allemands, déjà très actifs en Norvège, sont mis au courant du transfert et tentent de l'intercepter. Le 9 mars 1940, les bidons d'eau lourde sont amenés à la légation française d'Oslo et dissimulés dans des valises et des sacs postaux pour voyager discrètement.

Grâce à la complicité de la résistance norvégienne, les agents voyagent avec des noms d'emprunt sur des vols commerciaux. Et réservent des places sur d'autres vols avec leurs vrais noms pour brouiller les pistes !

Deux équipes vont se charger du transport suivant deux itinéraires différents :
- Oslo-Édimbourg, le 12 mars,
- Oslo-Stavanger-Perth (en Écosse), le 13 mars,

Les avions n'étant pas chauffés pendant le vol, l'eau lourde risque de n'être plus utilisable si elle gèle. Pour éviter cet inconvénient, les agents s'asseoient sur les bidons et les réchauffent en les entourant de leurs mains. Enfin les voilà en Écosse. De là, les équipes rejoignent Londres puis Paris. Leur mission est accomplie.

Mais l'usine continue de produire et elle est désormais sous l'entière maîtrise des Allemands...

Le 7 décembre 1941, le bombardement de Pearl Harbor entraîne les États-Unis dans la guerre. Le président américain lance le « projet Manhattan » en vue de réaliser une bombe A (comme Atomique). En février 1942, les Alliés apprennent par la résistance norvégienne que les Allemands tentent également de mettre au point la bombe.

- 2e opération : les Britanniques à l'œuvre

Il importe désormais de détruire l'usine de Vemork ! Les services secrets britanniques du SOE (Special Operation Executive) vont s'en charger. Ils prévoient d'envoyer quatre agents norvégiens en éclaireurs ; ils prépareront le largage en planeur d'ingénieurs britanniques qui feront sauter l'usine.

La première phase, baptisée « Grouse » (Tétras en anglais), débute le 19 octobre 1942 avec le parachutage des quatre Norvégiens à quinze jours de ski de l'usine. Le commando doit rejoindre l'usine dans d'extrêmes difficultés.

Au barrage de Mosvatn, sur un lac à proximité de l'usine, ils rencontrent un contact qui les met en relation avec Londres. Incrédules, les correspondants londoniens posent la question de confiance :
- « Qu'avez-vous vu à l'aube ? » L'équipe donne la bonne réponse : « Trois éléphants roses ! » La deuxième phase peut commencer.

Baptisée « opération Freshman », elle débute par le choix d'un lieu d'atterrissage pour les planeurs à 5 kilomètres au sud du barrage de Mosvatn. Reste à définir la stratégie d'attaque de l'usine.

Celle-ci est très difficile d'accès, dans une vallée aux flancs abrupts, couverts d'une épaisse forêt et surplombés par un sommet de 1600 mètres. Elle-même est construite sur un promontoire rocheux à 300 mètres au-dessus de la rivière Tinn et accessible par un seul pont tendu au-dessus du vide et protégé par deux hommes armés d'une mitraillette. Des câbles sont tendus au travers de la vallée pour éviter les attaques aériennes et les abords de l'usine sont minés !

Les Britanniques prévoient d'envoyer sur place une vingtaine d'ingénieurs de la Royal Air Force. Ils doivent être largués dans des planeurs au-dessus de la zone, guidés par radio depuis le sol, puis escortés jusqu'à l'usine pour y poser les charges et la faire sauter. Ensuite, ils doivent rejoindre la Suède par paires en circulant sous l'apparence de voyageurs norvégiens. On leur fournit pour cela de l'argent, des cartes et des vêtements adéquats.

En dépit du soin apporté à la préparation, l'opération va aboutir à un désastre à cause d'une accumulation de malchance et d'erreurs ! Le 19 novembre 1942, les avions tractant les planeurs décollent de Skitten, en Écosse.

Le premier avion, victime d'une défaillance du système radio, doit naviguer uniquement avec les cartes. De la glace se forme sur les ailes et sur le câble qui relie l'avion au planeur de sorte que le câble lâche à 60 kilomètres de la cible ! À court de carburant, l'avion doit faire demi-tour cependant que le planeur s'écrase avec ses 17 hommes. On dénombre 8 morts, 4 blessés graves et 5 indemnes. Les survivants sont secourus par des fermiers du coin, mais les Allemands arrivent sur place dès le lendemain et les capturent.

Le deuxième convoi n'aura pas plus de chance. Un premier planeur est lâché trop tôt et s'écrase en montagne. Tous les occupants meurent sur le coup. Le deuxième planeur s'écrase également dans la montagne, faisant 7 morts et des blessés qui sont faits prisonniers par les Allemands. Les deux avions qui tractaient les planeurs s'écrasent à leur tour !

Tous les prisonniers seront rapidement exécutés par les Allemands. Mais, pire que tout, une carte de l'usine est découverte dans la carcasse d'un planeur et, très rapidement, les Allemands identifient la cible et renforcent la sécurité de l'usine. Les Anglais n'apprendront l'échec de l'opération qu'en interceptant un communiqué allemand.

Malgré ce désastre, les Britanniques, apprenant que les quatre agents norvégiens ont survécu, décident de lancer une nouvelle opération !

- 3e opération : les Norvégiens à l'œuvre

Le mardi 16 février 1943, six Norvégiens sont parachutés dans la région de Telemark et retrouvent l'équipe des 4 premiers agents (nouveau nom de code : Swallow, « Hirondelle » en anglais). Ensemble, sous le commandement de Joachim Rønneberg (24 ans), ils préparent un assaut pour la nuit du samedi 27 février

Seulement, la sécurité du pont qui mène à l'usine a entre-temps été renforcée. Les Norvégiens décident donc d'accéder à l'usine par le flanc de la montagne, en suivant une voie de chemin de fer non gardée. Ils entrent à l'intérieur grâce à un complice et ne rencontrent aucune résistance.

Ils posent les charges sur les chambres à électrolyse utilisées pour la fabrication de l'eau lourde, les chargent et se sauvent, après avoir laissé une mitraillette anglaise sur place pour signer l'attentat, innocenter ainsi les résistants norvégiens et leur éviter des représailles.

Quelques minutes plus tard, les charges explosent et détruisent les chambres à électrolyse ainsi qu'un stock de 500 kilogrammes d'eau lourde.
L'équipe parvient à s'échapper sans être arrêtée :
- 5 skient sur 400 kilomètres jusqu'en Suède
- 2 se rendent à Oslo et rejoignent la résistance norvégienne « Milorg ».
- 4 restent dans la région pour aider la résistance locale.

L'opération se solde cette fois par un succès complet !

- 4e opération : les Américains à l'œuvre

La production d'eau lourde est arrêtée... mais seulement pour quelques mois car elle reprend dès avril 1943. Une nouvelle attaque est donc programmée, cette fois par les Américains. Ceux-ci programment un raid aérien de l'US Army Air Forces. L'attaque a lieu en novembre 1943. Elle mobilise 143 bombardiers B17. Ces forteresses volantes vont larguer plusieurs centaines de bombes sur l'usine mais, comme trop souvent hélas, elle manquent leur cible et font 21 victimes civiles !

À ce niveau du récit, on peut s'étonner de l'apathie assez relative des Allemands devant l'acharnement allié. C'est qu'en dépit de l'avance technologique de son armée, qui lui vaut de disposer déjà d'avions à réaction, Hitler ne croit pas à l'intérêt de la bombe atomique et n'engage que très mollement ses savants dans cette voie de recherche...

- 5e opération : les Norvégiens de retour

En prévision de nouvelles attaques, les Allemands décident d'abandonner l'usine de Nemork et de déplacer les stocks d'eau lourde en Allemagne. Dans une première étape, le chargement doit être transporté par ferry sur le lac Tinn. Les Alliés décident d'entreprendre une ultime opération de sabotage à cette occasion. Le 19 février 1944, à la veille du départ du ferry, trois saboteurs norvégiens s'introduisent à bord, placent 8 kilogrammes d'explosif dans la cale, puis quittent le bateau.

Le lendemain matin, le ferry commence à s'ébrouer lentement, comme d'habitude. Il quitte le ponton et entame la traversée du lac, pour une croisière paisible dans la brume matinale qui dissimule les sommets... Après quelques minutes, les charges explosent et le ferry sombre par 430 mètres de fond, faisant de nombreuses victimes.

Épilogue

Cette bataille de l'eau lourde demeure un motif de fierté pour la résistance norvégienne. Elle aura enlevé aux nazis tout espoir de produire la bombe atomique.

L'Allemagne nazie ne mettra jamais au point la bombe atomique Près d'un an et demi plus tard, ce sont les États-Unis qui feront la démonstration de leur force en larguant le 6 août 1945 la première bombe atomique sur Hiroshima.

La bataille de l'eau lourde a inspiré plusieurs films dont le plus connu est le film éponyme de Jean Dréville (1947), qui met en scène le savant Frédéric Joliot-Curie et Raoul-Dautry.

Publié ou mis à jour le : 2023-07-25 19:05:41

Voir les 7 commentaires sur cet article

Estelle P. (31-03-2019 17:15:58)

Bonjour, pourquoi l'opération du 11 septembre 1942 n'est-elle pas mentionnée? Ce jour là, un commando britannique, déposé par le sous-marin FNFL La Junon (commandement Jean-Marie Querville) n'a... Lire la suite

Estelle P. (27-03-2019 17:13:18)

Bonjour, pourquoi l'opération du 11 septembre 1942 n'est-elle pas mentionnée? Ce jour là, un commando britannique, déposé par le sous-marin FNFL La Junon (commandement Jean-Marie Querville) n'a... Lire la suite

Hugo (20-02-2019 10:29:16)

Bonjour, Monsieur Demari, A part Jean Dréville (toujours très émouvant mais qui a falsifié tous les noms russes et français dans "Normandie-Niemen")..... £a vision norvégienne de l'affaire s'... Lire la suite

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