Institutions israéliennes

La Cour suprême d'Israël muselée ?

31 mars 2023. Alors que l’État d’Israël va célébrer ses 75 ans d’existence, une crise s’est déclenchée autour de la série de lois présentée par le gouvernement de Benjamin Netanyahou dans l’intention, entre autres, de modifier le fonctionnement de l’appareil judiciaire. Pour comprendre ces tensions sans précédents depuis celles organisées par Menachem Begin contre les accords avec l’Allemagne au début des années cinquante, plusieurs constats doivent être tracés afin de dessiner les particularités d’un Etat d’Israël exceptionnel par bien des aspects.

Une population diversifiée

Tout d’abord, l’extrême diversité des groupes formant la population. Il y a bien sûr les différences entre population juive (75%) et arabe, essentiellement musulmane, auxquelles s’ajoutent des groupes comme les Druzes et les Bédouins, ainsi qu’un nombre non négligeable de non-juifs (le plus souvent chrétiens) arrivés dans les années 90 avec l’immigration de l’ex-union soviétique.

Mais la population juive est elle-même très diversifiée car les nombreuses « alyot » (immigrations) depuis 140 ans ont amené dans le pays des laïcs, des traditionnalistes et des orthodoxes, ainsi que des Juifs du monde entier issus d’Afrique du nord, du Yémen et d’Irak, de pays européens occidentaux et orientaux, des Ethiopiens, et bien d’autres encore.

Il s’agit non seulement d’une mosaïque culturelle et culinaire, mais également de regards essentiellement différents posés sur le politique et les aspirations quant à la nature de l’Etat.

Un pays sans constitution

Une autre caractéristique indispensable à comprendre est l’état inachevé du fonctionnement institutionnel d’Israël. Depuis sa création, Israël fonctionne sans constitution écrite, si ce n’est le texte de la déclaration d’indépendance de 1948, beau préambule d’un cadre qui n’a jamais été réellement fixé. Il existe certes des lois fondamentales mais qui sont incomplètes pour fournir un cadre stable comme cela peut exister dans le cas de la Constitution de la Ve république ou de la constitution américaine.

Il n’existe pas non plus une deuxième chambre représentative qui permettrait d’équilibrer les décisions de la Knesset, le parlement israélien. Le législatif et l’exécutif sont de fait confondus, puisque le gouvernement s’appuie sur une coalition majoritaire, le premier ministre ayant l’obligation d’être député. Enfin, le système électoral proportionnel basé sur des listes nationales présentées par les différents partis politiques, s’il permet d’assurer une représentation relativement fidèle de la diversité israélienne, empêche les représentants du peuple d’assumer une responsabilité devant les électeurs, la fidélité au leader du parti guidant essentiellement les décisions des députés de la Knesset.

En l’absence d’un véritable contrôle de la constitutionnalité des lois, la cour suprême s’est de fait arrogée le droit de censure des lois, avec ses avantages (une limitation au débordement de l’exécutif-législatif) et ses inconvénients (l’absence de contrôle véritable sur la désignation des membres de cette cour suprême). Avant les élections, il existait un consensus qui réunissait la plupart des partis politiques sur le besoin de rééquilibrer le système.

Une volonté de revanche

Les élections du premier novembre 2022 étaient les cinquièmes en l’espace de 4 ans, espace de temps correspondant habituellement à la durée d’une seule législature. A quatre reprises, l’impossibilité de constituer une majorité stable reflétait non seulement le rejet par une partie des électeurs de voir un premier ministre, Netanyahou, être suspect d’avoir enfreint la loi, mais encore plus la division du pays entre deux groupes aux aspirations opposées.

Grossièrement, un premier groupe, de gauche et du centre, plus intellectuel et plutôt ashkénaze, désirait voir un Israël plutôt libéral, moderne et occidentalisé, tandis que l’autre partie aspirait à un Israël plus national, religieux et traditionnel. Aux élections de novembre dernier, pour la première fois depuis 2019, une coalition gouvernementale nette de 64 députés sur 120 se dégageait et permettait à Netanyahou de revenir au pouvoir malgré son procès en cours. Cette coalition, la plus à droite que n’ait jamais connu le pays, regroupait le Likoud, parti de centre droit créé au début des années 1970 par Begin, les partis ultraorthodoxes et des partis religieux ultra-nationalistes.

L’ampleur de cette victoire parlementaire permettait d’espérer un gouvernement stable pour les quatre prochaines années. Mais cette nouvelle majorité, ivre de sa victoire, avait hâte de prendre sa revanche sur le gouvernement précédent, coalition large englobant des députés aussi bien religieux sionistes, centristes, de gauche et même pour la première fois des députés d’un parti arabe.

Mais c’est également la frustration engendrée il y a plus de 25 ans par les accords d’Oslo, puis par l’évacuation des implantations de la bande de Gaza en 2005, qui servait d’aiguillon à cette revanche, qui s’est focalisée (mais pas uniquement) sur les pouvoirs de la cour suprême. Dans leur désir de se servir sans retenue de leur toute nouvelle domination parlementaire, Netanyahou et ses ministres avaient « oublié » simplement d’examiner de près les résultats en voix des élections.

La majorité parlementaire n’était pas due à un brusque changement de vote d’une vaste partie du corps électoral, mais au fait que deux partis de gauche n’avaient pas réussi à franchir le seuil d’éligibilité de 3,5% d’électeurs, contrairement aux élections précédentes.

Les chiffres des résultats montrent que les partis de la coalition actuelle ne représentent que 48,3% des suffrages exprimés, autrement dit que près de 52% des Israéliens n’ont pas soutenu les propositions de la coalition au pouvoir, mais une partie d’entre eux ont voté pour des listes n’ayant pas passé ce seuil de 3,5 %.

Une inquiétude vis-à-vis des libertés individuelles

Dès les négociations pour la formation du gouvernement, certaines propositions de partis religieux, tendant à rompre le statut quo entre pratiquants et non pratiquants, avaient entraîné l’exacerbation du rejet de la nouvelle majorité parmi « l’autre Israël ». Mais c’est la conférence de presse du nouveau ministre de la Justice, Yariv Lévine, exposant ses projets et notamment l’instauration d’une domination du politique sur le judiciaire, puis l’attitude du président de la commission des lois, Simha Rothman, muselant toute opposition et annonçant qu’il ferait passer les nouvelles dispositions à marche forcée, qui firent descendre dans la rue de plus en plus de manifestants, qui considéraient, à tort ou à raison, que le fonctionnement démocratique de l’Etat d’Israël était remis en cause.

Ce n’est pas la réalité des faits, mais leurs perceptions, qui déterminent l’attitude de l’opinion publique. Or malgré l’ampleur de plus en plus importantes des protestations (jusqu’à 600.000 personnes dans plus de 100 endroits du pays) et les avertissements des milieux bancaires, économiques et académiques sur les conséquences de la réforme envisagée d’après leurs estimations, mais également sur l’instabilité créée par les manifestations, Netanyahou et ses ministres étaient restés droits dans leurs bottes.

L’annonce par des officiers de réserve qu’ils ne se présenteraient plus pour accomplir leurs périodes de service à l’armée (sauf s’il s’agissait d’un « tsav shmoné », une mobilisation en cas de conflit), avivait encore plus les tensions, les uns considérant ces militaires comme des traîtres, les autres comme des héros. Même les supplications du président de l’Etat, un poste non politique, pour qu’un débat s’ouvre sous ses auspices étaient rejetées par ceux qui considéraient que la légitimité parlementaire leur donnait une validité pour aller jusqu’au bout de leurs projets.

L’erreur stratégique de Netanyahou

On en était là lorsqu’un incident interne au parti Likoud rebattit les cartes. Alors que le premier ministre se trouvait à Londres, le ministre de la Défense, Yoav Gallant, inquiet des remous provoqués par la réforme au sein de l’armée, donna une conférence de presse le samedi soir 25 mars. Ayant expliqué les dangers du fossé de plus en plus profond créé dans la société, il demanda une pause dans le processus législatif et l’ouverture d’un dialogue avec les oppositions.

Le lendemain soir, retour de Londres, Netanyahou démit de ses fonctions le ministre de la défense. Cet acte, considéré comme dictatorial par les opposants à la réforme et même par certains de ses partisans, mais qui réclamaient un dialogue pour éviter la coupure de la société, entraina des manifestations spontanées réunissant toute la nuit des dizaines de milliers de manifestants à travers le pays.

Le coup fatal fut porté le lendemain lundi par une alliance surprenante entre les responsables économiques capitalistes et la direction du puissant syndicat israélien, la Histadrout, qui aboutit au déclenchement à partir de 10h d’une grève générale paralysant immédiatement le pays. Elle était annoncée comme devant durer tant que le processus de vote de la loi sur la désignation des juges à la cour suprême ne serait pas stoppé et un dialogue instauré. Devant les menaces d’une situation sociale et politique incontrôlable, Netanyahou réussit à convaincre ses partenaires de la coalition d’accepter une pause et l’ouverture de négociations.

Des espoirs de dialogue ?

Depuis le mardi 28 mars, un dialogue s’est instauré entre les représentants de la majorité et de l’opposition dans les locaux de la maison présidentielle. Jeudi soir, la Knesset est sortie en congé pour plusieurs semaines du fait des huit jours de la fête de Pâque, puis des commémorations nationales (jour de la Shoah, jour du souvenir des militaires tombés dans les combats, jour de l’indépendance). La situation reste très tendue mais l’amorce de dialogue peut aboutir à un compromis, puisque majorité et opposition sont d’accord sur le principe qu’une réforme des rapports entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif—exécutif est indispensable.

Peut-être cet espoir de dialogue est-il soutenu par un fait intéressant et sans doute étonnant pour un lecteur francophone. Lorsque l’on regarde les images des manifestations des pro-réforme et des antis, il est pratiquement impossible de les distinguer. Dans l’un comme dans l’autre cas, c’est une marée de drapeaux bleu et blanc, frappés de l’étoile de David, qui apparaît. Il n’y a eu d’ailleurs pratiquement aucun incident violent, les quelques rares exceptions étant le fait d’excités d’extrême droite. L’amour du pays d’Israël est peut-être la valeur commune qui pourra refermer les cicatrices laissées par les récents événements.

Alain Michel
Publié ou mis à jour le : 2023-10-10 14:24:34
Michel (08-11-2023 13:12:44)

Une analyse géopolitique plus complète ne serait pas superflue. Quiconque a été comme moi il y a qq années dans la zone que j’ose appeler Cisjordanie (en conformité avec les résolutions de l... Lire la suite

bombatox (04-04-2023 09:08:37)

Toujours agacé par cette détestable habitude de certains de rebaptiser Netanyahou du prénom de Benjamin. Dans quel but ?

David Ptito (03-04-2023 13:15:43)

Nous y voila ! Cet article ne plait pas a M. Disraeli, M. A Michel n'étant pas du meme bord. J'ai vote pour Bibi plusieurs fois sauf les deux dernières elections car ses dires et actes n'ont jamais... Lire la suite

Philippe MARQUETTE (02-04-2023 11:45:11)

Il semble que cela devienne une manie dans le camp occidental. Le président français viole allègrement la constitution avec la bénédiction du conseil d'état, du conseil constitutionnel. Le PFI e... Lire la suite

Bernard (02-04-2023 11:21:16)

La situation en Israël illustre les difficultés auxquels sont confrontée la plupart des démocraties occidentales face à « l’état de droit », terme pudique qui recouvre la confiscation du pou... Lire la suite

Disraeli (02-04-2023 10:08:56)

Je regrette que l'auteur ne rappelle pas que la plupart des leaders de gauche et centre gauche n'ont eu de cesse, étant au pouvoir, de demander une réforme de la Cour suprême depuis le coup d'Etat ... Lire la suite

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