12 décembre 2018 : cette biographie de l'illustre historien par Stefan Lemny nous propulse dans la France rurale de l'Ancien Régime, vue à travers la vie quotidienne comme à travers les fluctuations du climat.
Le brassage de cette matière très charnelle a fait la réputation d'Emmanuel Leroy Ladurie bien au-delà des cercles universitaires...

On connaît tous son Histoire du climat depuis l’an mil paru en 1967 en deux tomes chez Flammarion, ou encore Montaillou village occitan de 1294 à 1324 (Gallimard, 1975) qui a fait la réputation d’Emmanuel Le Roy Ladurie au-delà de ce qu’il pouvait espérer. Dans cet ouvrage, à partir des registres de l’Inquisition, il retraçait la vie des habitants de ce village de Haute-Ariège, infesté de catharisme, et démontrait la possibilité d‘une histoire totale.
Le livre de Stephan Lemny fait le portrait de cet historien talentueux, professeur au Collège de France, président de la Bibliothèque Nationale de France (BNF), créateur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) pour se limiter aux postes les plus prestigieux qu’il a occupés. Au delà de ses activités professionnelles, les chapitres du livre nous dévoilent aussi tout le contexte familial de la vie d’E. Le Roy Ladurie.
Son enfance se déroule en Normandie auprès d’un père très lié au monde agricole qui a été Ministre de l’Agriculture sous Vichy avant de démissionner en 1942. Il est élève d’établissements catholiques avant d’intégrer la Khâgne du lycée Henri-IV (1945) et Normale Sup (1949). Dans ce milieu estudiantin parisien, s’expriment son engagement militant syndical et communiste, qui ne l’empêchent pas de passer un certificat d’histoire du Moyen-Âge et un diplôme d’Études supérieures sur la guerre du Tonkin.
C’est là que se forgent aussi des amitiés durables et qu’il rencontre une jeune fille, Madeleine, qui deviendra son épouse. Vient alors un séjour à Montpellier où il est nommé professeur de lycée en 1953, poste qu’il occupera jusqu’en 1957, année de son entrée à l’Université et au CNRS.
À cette époque, il commence une thèse sur « L’histoire agraire du Bas-Languedoc sous l’Ancien Régime » avec Ernest Labrousse et Fernand Braudel. Il dépouille également des observations météorologiques inédites effectuées à Montpellier au XVIIIe siècle pour servir d’introduction à sa thèse. Il est alors appelé en 1963 par Fernand Braudel pour collaborer à son Centre de Recherches Historiques (CRH), à l’École Pratique des Hautes Études, où il contribue à une enquête sur les « Villages désertés ».
Avec sa thèse soutenue en 1964 sur « Les Paysans du Languedoc » (publiée en 1966), il accède au poste de directeur d’études au CRH. Commence alors une décennie de vie scientifique à Paris (1963-1973) qui voit s’affirmer sa vocation d’historien. Ses travaux concernent les grandes enquêtes, l’histoire de la France urbaine, la production agricole sous l’ancien régime, ainsi qu'une anthropologie du peuple français et la statistique générale de la France.
À cette occasion il découvre une France coupée en deux par une ligne Saint-Malo-Genève : « D’un côté, au Nord-Est une France plus riche, plus développée, plus intégrée,… de l’autre, une France pauvre et souvent rebelle. » Il mène aussi des investigations sur le fonds Vicq d’Azir de l’Académie de Médecine pour étudier les maladies en corrélation avec le climat au XVIIIe siècle (Desaive et al., 1972). C'est l'occasion de traiter les données quantitatives avec l’outil informatique.
Mais revenons sur sa thèse « Les Paysans du Languedoc » soutenue le 18 juin 1966 à la Sorbonne et qui fait un triomphe. Son histoire des paysans est très novatrice, elle porte un regard exhaustif sur la vie rurale dans tous ses aspects : relations familiales, alimentation, conscience paysanne, religion et mentalités. Elle combine l’histoire économique et sociale avec l’histoire politique et religieuse, constituant une histoire totale dans l’esprit des Annales.
Quant à la thèse complémentaire, elle s’intitule « Les Fluctuations du climat en Europe occidentale depuis l’an mil ». Ainsi l’histoire du climat devient pour lui un champ de recherche à part entière, qui prépare son Histoire du climat depuis l’an mil qui paraîtra en 1967, constituant alors « une vraie révolution » selon Pierre Chaunu. Dans cette décennie scientifique (1963-1973) il promeut aussi la coopération internationale du CRH avec les universités américaines, profitant de la notoriété des Annales.
En Mai 68, il hésite sur le parti à prendre car il est reconnaissant à l’Université de ce qu'elle lui a apporté. Cinq ans plus tard, il succède à Fernand Braudel l au Collège de France, à la chaire « Histoire de la civilisation moderne ».
Sa leçon inaugurale du 30 novembre 1973, « L’histoire immobile », étudie la société française de 1300 à 1700, un temps long marqué par une grande stabilité, notamment sur le plan démographique. Il reste ainsi dans la continuité de Fernand Braudel, tout en manifestant une certaine originalité. Il y évoque « l’agent microbien » responsable des épidémies (la peste), mais aussi les famines et le rôle des armées qui diffusent des microbes qui feront plus de victimes que la guerre elle-même.
Cet équilibre démographique global s’explique aussi en analysant les pratiques sexuelles et le système de mariage. Enfin, il demeurera professeur au Collège de France jusqu’en 1999, année de sa retraite, celui-ci représentant un peu sa deuxième maison et s’investira pleinement dans ses travaux historiques mais aussi dans celles du Collège (colloques, recrutements futurs).
Un chapitre du livre se penche sur l’histoire du best-seller Montaillou, village occitan qui a connu un succès mondial, avec vingt-deux traductions de par le vaste monde, pour la plupart très travaillées ! C’est que ce succès d’édition monumental et inattendu pose question, notamment parmi les historiens en France.
S’agit-il d’une « Nouvelle histoire » ? Emmanuel Le Roy Ladurie s'en défend. Il assure être dans la continuité et l'approfondissement de la méthode historique plutôt que son rejet. Ses réflexions sur la façon de « Faire l’histoire » se retrouvent dans sa contribution à l’ouvrage collectif Le territoire de l’historien (Gallimard, 1978).
L’historien en pleine maturité participe à de nombreux débats et émissions audiovisuels et télévisés. Il ne se contente pas des domaines classiques de l’historien, proches de l’enseignement (école, université, enseignement de l’histoire) mais s’intéresse aussi à l’Europe et mène un combat plus large pour la défense des libertés : contre l’antisémitisme, le racisme et la xénophobie, devenant véritablement un historien dans la Cité.
À ce moment il va progressivement s’investir dans la transformation de la Bibliothèque Nationale, dont il est un lecteur assidu et dont le directeur Le Ridder (1975-1981) est un ancien condisciple de Normale Sup. À la suite de nombreuses réflexions sur son évolution, il est nommé administrateur de la Bibliothèque Nationale en 1987 et participe à l’évolution de l’établissement voulue par François Mitterrand pour la transformer en Bibliothèque Nationale de France (BNF, 1994), avec notamment l’usage généralisé de l’informatique. Son action pour l’enrichissement des collections patrimoniales et le rayonnement de l’institution dans le monde restent exemplaires.
L’élection à l’Académie des sciences morales et politiques en 1993 vient consacrer cette vie déjà bien remplie. Maintenant c’est un historien à plein temps qui peut refaire des synthèses : il produit ainsi trois volumes d’Histoire de France, en particulier sur l’Ancien régime, mais il s’intéresse aussi à la dynastie suisse des Platter (trois volumes), et encore à Saint-Simon ou le système de la Cour. Il publiera aussi une monumentale Histoire Humaine et Comparée du Climat en trois volumes qui correspondent à trois périodes successives : Canicules et glaciers XIIIe-XVIIIe siècle ; Disettes et révolutions, 1740-1860 ; Le réchauffement de 1860 à nos jours.
Il faut ajouter que sa Brève histoire de l’Ancien régime du XVe au XVIIe siècle parue en 2017 constitue une brillante synthèse de cette période qui va d’Henri IV à la révolution (1461-1789).
La biographie de Stefan Lemny se révèle très bien documentée grâce aux nombreuses archives, y compris privées, auxquelles l’auteur, collaborateur de la Bibliothèque Nationale a eu accès.
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