1914 - 1918

La création dans la Grande Guerre

Pendant la Grande Guerre, la création continue... Loin d'être paralysés par les combats, art et artisanat se déploient sous toutes leurs formes, de la plus officielle, dans les bureaux parisiens, à la plus improvisée, dans le froid des tranchées.

Qu'ils soient amateurs ou professionnels, les photographes, sculpteurs, écrivains et autres artistes nous ont laissé un témoignage émouvant, amusant ou parfois choquant sur une époque toute de brutalité. Voici remises en lumière quelques-unes de leurs productions.

Isabelle Grégor

Reprise du fort de Douaumont par l'infanterie française, Henri Georges Jacques Chartier, 1916, Paris, musée de l'Armée.

L'Art combattant

C'est officiel... on ne joue plus ! Avec l'arrivée de la guerre, le temps n'est plus à l'innovation dans les techniques picturales ou à la frivolité dans les thèmes : l'Art se doit désormais d'être utile.

Perthes-lès-Hurlus, Champagne, octobre 1915, François Flameng.Les premiers sur le pont furent bien sûr les Peintres des Armées, héritiers des Vernet et Delacroix choisis depuis le XVIIe siècle pour « contribuer au renom des armées ».

Parmi les artistes sélectionnés en cette période de chaos, on trouve étrangement sur la liste, pour l'année 1915, Paul Signac. Connu pour son pacifisme, il ne devait certainement pas faire partie des volontaires qui demandèrent au ministre de la Guerre de participer à des missions sur le front, dès décembre 1914 !

Certains, comme François Flameng, passèrent presque les 4 années de conflit du côté des premières lignes sans toucher salaire ni indemnité, voire même obligés d'assurer leur propre subsistance.

Nombre de leurs images furent sélectionnées par les journaux, comme les portraits d'officiers à la Une de L'Illustration mais on peut leur préférer les œuvres de Georges Scott, véritable reporter de guerre.

Le Ravitaillement dans les tranchées près de Lihons. Dans la Somme en 1916, François FlamengEngagé volontaire à 62 ans, ce proche de Degas, lui-même impressionniste et caricaturiste reconnu, rejoint en 1915 la fort efficace section du camouflage créée en août sous l'impulsion de Guirand de Scévola.

Décorateurs de théâtre mais aussi artisans du plâtre ou du bois y côtoient des dessinateurs comme Joseph Pinchon, père de Bécassine, et même un des fondateurs de l'Art déco, André Mare. Placés sous le signe du caméléon, leur emblème, ce sont près de 3 000 soldats et 10 000 civils à la fin de la guerre qui s'employèrent à dissimuler le matériel avec plus ou moins de talent.

Parmi eux se sont glissés quelques artistes cubistes, grands habitués du trompe-l'oeil et de la dislocation des formes. Picasso ne s'y trompa pas, lorsqu'il vit un premier canon camouflé, boulevard Raspail : « C'est nous qui avons fait cela »

René Pinard, Bateaux camouflés, 1918, Paris, musée de la Marine.

L'apport des artistes professionnels à l'effort de guerre fut cependant exagéré a posteriori. Pour le camouflage, le gouvernement préféra largement employer des ouvriers spécialisés à la place des Fernand Léger et autres André Derain, recalés. L'art de la dissimulation était avant tout affaire de spécialistes.

Le Canon de 280 camouflé, André Mare, s. d., Péronne, Historial de la Grande Guerre.

On réécrit l'Histoire

Pendant que certains jouent du pinceau pour induire l'ennemi en erreur, pour d'autres, ce sont les soldats et civils français qu'il faut tromper en cachant l'ampleur des souffrances au front.

Image censurée : Hôpital militaire à Saint-Maurice - le soldat Gilliot amputé des deux pieds étendu sur une chaise longue, 1916, Établissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense.Parfaitement organisée, la campagne de propagande se met en marche en même temps que les troupes. Il faut jouer sur le sentiment patriotique, caresser l'esprit de revanche, titiller l'orgueil et la peur de l'autre, et surtout soutenir le moral des civils.

C'est ainsi qu'on commence par trier les images qui composent les reportages de guerre, spécialité née pendant la guerre de Sécession : les clichés dévoilant les secrets de stratégie, bien sûr, sont mis de côté, rejoignant dans les tiroirs ceux qui peuvent laisser deviner les souffrances humaines.

Le Comité de censure veille ! La Section photographique de l'Armée, même si elle peut s'enorgueillir d'être le premier organisme au monde de production d'images officielles, doit dissimuler près de 8% de ses clichés. 

Belgrade, Christmas Fiddles, Lewis Hine, 1918, Rochester, George Eastman House Museum.Le reste de la presse n'a pas plus les coudées franches puisque la loi du 5 août 1914 autorise uniquement la publication des informations transmises par les autorités. De futurs grands noms de la photographie parviennent cependant à se faire connaître, à l'image de l'Américain Lewis Hine.

La liberté est également bridée sur grand écran. Les opérateurs du Service cinématographique des Armées ne peuvent pas approcher du front. Ils se voient réduits à mettre eux-mêmes en scène des batailles... ou à se contenter des remises de médailles.

Affiche du film de René Hervil, Mères françaises, avec Sarah Bernhardt, 1917.Des centaines d'heures d'images sont toutefois tournées pour nourrir les actualités, très populaires depuis 1908.

Lorsd des séances de cinéma, elles précèdent les « cinémadrames patriotiques » tels que Mères françaises, avec Sarah Bernhardt (1917) et les films de Pierre Feuillade dont la série comique Bout-de-Zan est mise à contribution : Bout-de-Zan veut s'engager (1914), Bout-de-Zan va-t-en guerre (1915) … 

Pour que le public garde le moral, il n'est pas question que les artistes s'amusent à montrer les ravages de la guerre comme ils en ont souvent la tentatio.

Sous l'impulsion d'une Commission des missions artistiques aux armées, créée en 1916, on incite les peintres à glorifier les troupes, quitte à réécrire l'Histoire. Ainsi, bien peu de soldats ont été victimes d'un corps-à-corps lors de la reprise du fort de Douaumont, comme le représente le peintre académique Chartier ? 

« À mes chers parents... », dessin du journal Face aux Boches, 1917.

Montrer les êtres déchiquetés par les obus est moins romantique... On préfère chanter Verdun, on ne passe pas !, œuvre de 1916 dont les paroles sont sans nuance :
Les Gosses dans les ruines, spectacle du Théâtre des Arts, Francis Poulbot, 1918, Paris, musée des Arts décoratifs.« Fuyez barbares et laquais,
C'est ici la porte de la France,
Et vous ne passerez jamais ! »

(chanson d'Eugène Joullot).

Même les enfants sont invités à reprendre en choeur, sur l'air de Nous n'irons plus au bois, ce joli refrain inventé par Charles Moreau-Vauthier qui aimait réécrire à sa façon les contes pour tout-petits :
« Nous allons vers les bois par les Boches occupés ;
Les Poilus que voilà voudront nous appuyer ;
Sortez sur le ventre, voyez comme on rampe,
Rôdez, guettez, crevez les Boches que vous pourrez ! »

(Charles Moreau-Vauthier, Ronde)

Sur les planches, on n’est pas en reste avec des spectacles comme Les Gosses dans les Ruines (1918) présenté comme une « idylle de guerre » par son auteur Paul Gsell, secondé par le peintre Francis Poulbot, vulgarisateur des célèbres titis parisiens.

Prise du plateau de Californie, Chemin des Dames, 1917, François Flameng.

Pas d'accord !

Soldats et journalistes indépendants n'appréciaient guère la vision de la guerre que voulait bien donner le pouvoir, et le faisaient savoir, comme dans cet extrait du journal satirique Le Crapouillot :
« Pour traduire la guerre, aussi bien en peinture qu’en littérature, il faut l’avoir vécue, – et c’est ce qui manque à ces dessinateurs-là. II faut avoir pataugé dans la boue, couru sous des averses de torpilles ; il faut avoir tremblé dans l’attente des « coups durs » ; il faut avoir entendu les hurlements des blessés, avoir vu après les attaques les longues rangées de cadavres hideux ; seuls des combattants, pénétrant la mentalité de leurs camarades par une intimité constante, peuvent à côté des joies et des enthousiasmes indéniables de la vie du front, traduire les souffrances, les angoisses et les défaillances d’hommes jetés dans le terrible supplice de la bataille moderne !
L’art de guerre, c’est dans les croquis des artistes-combattants ou qui ont combattu, qu’il faut le chercher [...] et non point dans les œuvres inexactes et mensongères de ces « bourreurs de crânes », de ces profiteurs qui exploitent la guerre comme un inépuisable filon et qui, depuis tantôt trois ans, se gargarisent avec le sang des autres »
(Le Rousseur, « Les Dessins de guerre », Le Crapouillot, 1917).

De toutes les couleurs

Pour reprendre l'expression popularisée par Albert Londres en 1914, le « bourrage de crâne » monte très rapidement en puissance dès les premières semaines du conflit.

On les aura ! », affiche, Abel Faivre, 1916.Dans un monde où le média souverain est encore la presse, les journaux sont vite mis à contribution, et l'on ne compte plus les militaires en retraite qui s'acharnent à donner une image brillante du conflit.

C'est le cas du lieutenant-colonel Rousset qui dans le Petit Parisien s'enflamme pour l'avancée russe, comparée pour la première fois à un « rouleau compresseur » qui permet aux « Cosaques [d'être] à quinze jours de Berlin ! ».

Dans la bataille qui se joue pour la diffusion des versions officielles, le texte reste cependant secondaire face au pouvoir de l'image fixe qui vit alors son apogée.

Comment échapper à ces affiches colorées qui s'étalent à tous les coins de rue ?

« I want you for U. S. army », affiche, James Montgomery Flagg, 1917.Diffusées par des entreprises privées qui font appel en majorité à des dessinateurs de presse, adoubées (ou non) par le préfet, ces images ont bénéficié d'une fièvre de création qui permet de faire passer certaines au rang de véritables œuvres d'art voire de phénomènes de société, avec des tirages de près de 200 000 exemplaires pour les plus populaires.

Les « On les aura ! » d'Abel Faivre (1916) et « I Want you for U.S. Army » (1917) de James Montgomery Flagg font désormais partie des classiques de l'Histoire des Arts.

Appels à la conscription, à la souscription d'emprunts, aux dons... Toutes les occasions sont bonnes pour faire passer avec emphase ou humour le message patriotique.

« Lip.. Lip.. Hourra ! », affiche, 1916.Elle-même grande consommatrice d'images, la publicité connaît alors un rayonnement étonnant en période de privations. Mais ne faut-il pas inciter encore plus à l'achat ?

Comprenant que le premier centre d'intérêt des Français est la guerre, les publicitaires se lancent dans le créneau et rivalisent d'imagination pour attirer le chaland, via la presse écrite dont le nombre de titres explose.

Certains jouent sur la corde sensible pour vanter les chaussettes qui tiendront au chaud le mari au front, d'autres préfèrent un humour discret pour vendre la bretelle tricolore qui « jusqu'au bout... [...] a tenu », ou vanter la « montre de la victoire » avec le slogan « Lip.. Lip.. Hourra ! »

Plus troublantes sont les réclames pour les appareils orthopédiques « ultra-légers » ou pour les poilus miniatures que le Printemps propose aux enfants.

Affiche « Extrait de javel Le coq gaulois », 1918, Londres, Imperial War Museum.Même les grands hommes sont mis à contribution, avec un Clemenceau plus tigre que nature pour vanter le cacao avant de prêter son image à la javel du Coq gaulois. La violence de cette affiche, où le Père la Victoire s'apprête à verser le produit désinfectant sur un Allemand à genou, en dit long sur l'agressivité que pouvait revêtir le message nationaliste porté par ces publicités.

Il est un domaine où la création s'en est aussi donnée à cœur joie : la carte postale. Apparue en France avec la guerre de 1870, elle devient dès 1914 un puissant et indispensable outil au service des soldats comme de la plus ardente propagande.

L'État a vite compris l'intérêt de maîtriser et multiplier ce petit bout de carton, support privilégié pour que les mobilisés, déracinés, puissent envoyer en franchise postale des nouvelles à leur famille, parfois quotidiennement.

Carte postale : « Le Rêve du soldat en campagne », 1915, coll. Grégor. L'agrandissement présente la carte postale : « Le Bonjour du poilu », 1915, coll. Grégor.Qu'elles soient de production officielle ou créées par des entreprises aux noms évocateurs comme « La Revanche » ou « Patriotic », c'est près de 5 milliards d'entre elles qui ont été diffusées pendant les années de guerre. La demande est telle que le nombre de modèles atteint le chiffre astronomique de 80 000.

Pourtant, les thèmes n'étaient pas très variés : célébration des héros, vie quotidienne dans les tranchées par temps calme, diabolisation de l'ennemi, vues des destructions... et bien sûr tendres pensées pour les aimés restés à l'arrière, appelés à faire preuve de courage.

La réalité y est bien sûr atténuée, même si rationnements et amputations peuvent être évoqués. Attention, le crayon noir de la censure veille ! On peut par ailleurs être certain que scripteurs comme destinataires étaient nullement dupes de la situation, comme le montrent les quelques lignes évoquant de « belles vacances » au dos de cartes représentant des champs de ruines...

Monument aux morts, Péronne (Somme), Paul Auban, 1926.

L'heure d'après

Au lendemain des batailles vient l'heure du souvenir : comme cela avait été le cas à la fin de la guerre de 1870, on se rallie à l'idée d'ériger dans les communes un monument commémoratif rappelant le nom des enfants du pays « morts pour la France » et dont le corps est resté sur le champ de bataille.

Tombeau du maréchal Foch, Paul Maximilien Landowski, 1937, Paris, Hôtel des Invalides.Finalement, la loi du 25 octobre 1919 incitant, sans obligation, à la « glorification des morts pour la France » ne faisait que répondre à l'attente du public de pouvoir se recueillir sur cette tombe collective. Ce sont ainsi près de 35 000 œuvres qui vont être créées sous la forme de pyramides ou d'obélisques, comme celles qui ornaient les tombes et qui présentaient l'avantage de ne pas être trop chères.

Pour les municipalités plus riches, des représentations de la Victoire ailée, du Coq triomphant ou de Marianne, coiffée du bonnet phrygien ou du casque du poilu, rappellent l'élan patriotique toujours vivant à cette époque.

Mais sous l'influence des associations d'anciens combattants, certains maires ont préféré mettre l'accent sur les horreurs de la guerre en représentant soldats sacrifiés et veuves éplorées dans une approche plus pacifiste et aussi plus émouvante. Parallèlement à ces initiatives locales, l'État s'engage dans la création de grandes nécropoles pour regrouper 730 000 corps sous des tombes blanches, individuelles et perpétuelles, alignées à la façon d'une armée.

Ossuaire de Douaumont, photo. G. Grégor.À Douaumont, le cimetière national est veillé par un imposant ossuaire érigé à l'initiative de monseigneur Ginisty, évêque de Verdun. Cette « cathédrale des morts et basilique de la Victoire », inspirée de l'art roman, n'a été inaugurée qu'en 1932, quelques années avant le tombeau du maréchal Foch, aux Invalides : dans les deux cas, l'art se met au service du souvenir national à travers l'hommage rendu à un seul homme comme à la foule des anonymes tués au combat.

« C'était un temps béni... »

Sur la stèle qui marque l'endroit où Guillaume Apollinaire a été blessé à la tempe, à côté de Craonne, ont été gravés ces vers dans lesquels le poète évoque les bijoutiers amateurs des tranchées.
« [...]
C’était un temps béni Jours vagues et nuits vagues
Les marmites donnaient aux rondins des cagnats
Quelque aluminium où tu t’ingénias
À limer jusqu’au soir d’invraisemblables bagues
As-tu connu Guy au galop
Du temps qu’il était militaire
As-tu connu Guy au galop
Du temps qu’il était artiflot
À la guerre
C’était un temps béni La guerre continue
Les Servants ont limé la bague au long des mois
Le Conducteur écoute abrité dans les bois
La chanson que répète une étoile inconnue
As-tu connu Guy au galop
Du temps qu’il était militaire
As-tu connu Guy au galop
Du temps qu’il était artiflot
À la guerre »

(Guillaume Apollinaire, « Les Saisons », Calligrammes, 1918)

Briquets fabriqués à partir de montres, 1914/1918 Mémoire de la Grande Guerre, Saintes, photo I. Grégor.

Du côté des tranchées, on ciselle

Que fait un soldat lorsqu'il ne se bat pas, autrement dit l'essentiel du temps ? Il s'ennuie, pense aux siens et finit par sombrer dans la mélancolie. À moins qu'il ne trouve de quoi occuper son esprit et ses mains en mettant à profit ce savoir-faire qu’il a acquis dans sa première vie, celle où il était encore paysan, ouvrier ou artisan.

Guitare, 1914/1918 Mémoire de la Grande Guerre, Saintes, photo I. Grégor.Il sait en effet repérer dans les villages abandonnés les outils qui lui manquent et trouver autour de lui la matière première enfermée dans les obus et les cartouches. Bois, tissu, craie et même mie de pain feront aussi l'affaire ! Les premiers objets créés sont utiles, comme ces instruments de musique ou ces cannes indispensables pour progresser dans la boue. 

Puis, petit à petit, va naître une armée de coupe-papier, bijoux, cendriers, vases et autres chandeliers où l'on n'a pas de peine à reconnaître la douille en laiton d'où ils sont sortis.

Carte postale : artisanat de tranchée, poilus au travail, s. d., coll. part. L'agrandissement montre un char fabriqué dans les tranchées, 1914/1918 Mémoire de la Grande Guerre, Saintes, photo I. Grégor.Sous le regard bienveillant des autorités qui y voient un remède bienvenu contre le laisser-aller, sont organisés des ventes, des concours et même une exposition officielle dans la salle du Jeu de Paume. Une véritable industrie se met en place pour répondre à la demande de l'arrière, des ateliers s'organisent, des centres de rééducation se font usines à bagues. Porte-bonheur, cadeau ou objet-souvenir, chaque création est perçue comme un petit bout de soi, même si l'anonymat est de mise face à l'interdiction d'utiliser les biens de l'État à des fins personnelles.

L’Armistice ne signe pas la mort de cet artisanat, au contraire : les premiers touristes des champs de bataille, familles en pèlerinage ou curieux, aiment à rapporter chez eux un exemplaire de ces créations populaires qui rappellent l'humanité des combattants au milieu de l'enfer.

Maurice Maréchal et son violoncelle - surnommé Le Poilu - fabriqué en juin 1915, La Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, DR. L'agrandissement montre un « Un concert dans la tranchée », carte postale, s. d.

La guerre en musique

Quittant pour un temps les tranchées assourdissantes, les poilus avaient parfois la chance d'entendre un son miraculeux s'élever dans les zones de repos. Certains musiciens, en effet, n'avaient pu se résigner à abandonner le réconfort de leur art et organisaient de petits concerts avec répertoire religieux pour les cérémonies mortuaires, classique ou plus populaire voire légère lorsque c'étaient d'anciens animateurs de noces qui donnaient le La.
Pour pallier l'absence d'instruments, l'imagination est reine : on utilise un casque, une gamelle ou une gourde comme boîte de résonance, des bouteilles comme « clavier » et quelques bouts de planches comme rustine. Les menuisiers n'hésitent pas à donner un coup de main pour faire des miracles, comme donner la vie au fameux poilu, violoncelle réalisé à partir d'une caisse de munitions et des morceaux de porte. Son propriétaire, le grand musicien Maurice Maréchal, 22 ans à l'époque, lui fit faire des kilomètres dans les camions de ravitaillement pour jouer aussi bien sur le front que devant les officiers, comme Foch et Pétain qui y apposèrent leur signature.
N'oublions pas également le rôle de la musique militaire avec ses petits orchestres qui rythmait le quotidien des soldats. Appels, enterrements mais aussi marches et montées au front se faisaient au son des clairons et tambours de musiciens qui, le reste du temps, étaient en général affectés au transport des blessés. Leur talent était bien trop précieux !

Croquis de Renefer dans Carnet de poilu, leur vie racontée aux enfants par Renefer, éd. Albin Michel, 2013.

Le crayon à la main

Un mur un peu tendre et un bout de craie ou de métal, c'est tout ce dont a besoin le soldat en manque d'occupation pour retrouver ses réflexes d'enfant et commencer à recouvrir de graffitis les parois.

Graffitis de la Grande Guerre, s. d., Cité souterraine de Naours.Les nombreuses carrières où les troupes étaient en attente, du côté de la Picardie notamment, se sont ainsi couvertes d'initiales, de caricatures d'officiers, de portraits de femmes ou de schémas maladroits d'avions.

D'autres soldats, plus chanceux puisque disposant de papier, s'adonnent au dessin, croquant sur le vif leur quotidien et leurs camarades, à la façon de l'architecte Renefer qui produit un magnifique Carnet du poilu. A l'arrière, les enfants des écoles donnent leur propre version des combats et créent des scènes naïves, pas toujours très éloignées de la réalité.

Mais dessiner ne suffit pas : les soldats vont se lancer, pendant tout le conflit, dans une fureur d'écrire inédite. Il est vrai que lorsqu'éclate la Grande Guerre, le pays présente le plus haut taux d'alphabétisation qu'il ait jamais connu grâce aux différentes lois qui, de 1833 à 1882, ont rendu l'instruction obligatoire et gratuite. Outre les cartes postales, ce sont près ainsi de cinq millions de lettres que les poilus font parvenir à l'arrière grâce à un service postal particulièrement efficace. Toutefois, le lien avec l'écrit ne s'arrête pas là pour les plus talentueux qui se lancent dans la réalisation de véritables journaux.

L’Ogre boche (couverture), Charles Moreau-Vauthier, 1916, Paris, BnF.À l'origine bulletins de liaison, ils deviennent de petites gazettes diffusées à quelques numéros ou destinées à un bel avenir, comme Le Crapouillot ou Le Canard enchaîné. Parmi les 130 titres actuellement répertoriés, citons Le Rigolboche, L'Écho du boyau ou encore Le Canard poilu dont le sous-titre, « journal hebdomadaire torsif et antiboche », résume bien le ton de la plupart ces feuillets : humoristique et patriotique.

On y découvre une écriture riche et pleine d'imagination, reflet des créations linguistiques qui se sont multipliées dans les tranchées. Outil de reconnaissance et de fraternité pour des hommes confrontés à une réalité incommunicable, ce vocabulaire argotique a fini par envahir notre langue comme en témoigne notre utilisation de « godasse », « pinard », « flingue » ou « bidoche », sans oublier les termes apportés par les troupes coloniales : « cagna », « barda », « baroud »...

Carte postale : « Graine de poilu », s. d.

Nombre des textes publiés dans ces supports traduisent aussi, derrière le rire grinçant, le mal-être des soldats tel qu'il peut apparaître dans les chansons qui se diffusent clandestinement de tranchée en tranchée. La plus célèbre, la Chanson de Craonne, du nom d'un village de l'Aisne totalement détruit, apparaît en 1915 sur un air de musette.

Mais c'est en 1917 qu'elle connaît son heure de gloire lorsqu'elle devient le reflet de la lassitude qui va pousser les troupes à la mutinerie après la catastrophe du chemin des Dames. Interdite de diffusion jusqu'en 1974, elle est aujourd'hui le symbole des souffrances des poilus : « Adieu la vie, adieu l'amour, adieu à toutes les femmes... »

Qu'est-ce qu'un poilu ?

Cette définition est tirée du journal des tranchées intitulé Le Poilu sans poils.
« La Nation armée, types de poilus », dessin du journal L'Écho des marmites, 1917.« Être poilu, c’est boire le jus dans un quart noirâtre et bosselé, avoir des totos, ne pas aimer les gendarmes, avoir reçu dans le gras sept ou huit petits éclats d’obus et quelquefois des gros, avoir été deux ou trois fois suffoqué par les gaz boches, avoir été enterré, une fois au moins, par une marmite "maous" ; avoir cinq ou six marraines de tous les âges, sauf l’âge ingrat ; attendre avec impatience sa prochaine "perm" ; ne pas être pessimiste, ne pas lire les communiqués, mais les faire ; ne pas bien savoir où se trouvent le Monténégro, la Bukovine, la Transylvanie ; parcourir à pied une centaine de kilomètres de temps en temps ; moisir dans des trous pendant des mois ; trouver les embusqués très malins et se traiter soi-même de bonne poire ; rouspéter à tous les ordres qu’on vous donne, mais les exécuter strictement ; cabosser son casque et l’enduire de boue ; chanter le plus faux possible : « Tipperary », « La Brabançonne » et « Ferme tes jolis yeux » ; songer toutes les six semaines, et quand on se fait raser, à son cher village et sa claire rivière ; essuyer une larme en recevant de ceux qu’on aime de bonnes lettres et de bons tricots qui tiennent également chaud ; et supporter toutes les épreuves en répétant invariablement ces deux mots sublimes : "Faut pas s’en faire", et "On les aura" » ! (Le Poilu sans poils, octobre 1916).

Bibliographie

Didier Daeninckx, La pub est déclarée ! 1914-1918, éd. Hoëbeke, 2013,
Benoît Prot, Journaux de poilus, Géo Histoire, 2018.


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Publié ou mis à jour le : 2020-11-07 18:32:32

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