Clairvaux

Du paradis à l'enfer

Fondée en juin 1115 dans un vallon boisé de Champagne, l'abbaye de Clairvaux est devenue très vite, sous l'impulsion de saint Bernard, le modèle des abbayes de l'ordre cistercien.

Ses somptueux bâtiments qui se voulaient une préfiguration du paradis ont été transformés en prison après la Révolution.

En 2015, la centrale abritait encore une centaine de détenus réputés les plus dangereux de France. Depuis lors cette centrale a été désaffectée pour des raisons d'économie... 

André Larané

Vue d'ensemble de l'abbaye et de la centrale de Clairvaux (photo : Pascal Vautrot, 2017)

Louer Dieu

En 1112, Étienne Harding, abbé de Cîteaux, près de Dijon (Bourgogne), reçoit une trentaine de jeunes nobles guidés par Bernard de Fontaine et tous désireux d'entrer dans la vie monastique.

Plus tard, en juin 1115, l'abbé demande à Bernard et une douzaine de ses compagnons de créer une nouvelle abbaye (dico) affiliée à l'ordre. Le groupe s'établit bien plus au nord, sur une terre offerte par le sénéchal du comte de Champagne, près de Bar-sur-Aube, au milieu de la forêt du Val d'Absinthe. C'est une clairière semée d'étangs, dans une « solitude » entourée de bois mais aussi de vignobles plantés de morillon noir ou pinot noir. On l'appelle Clairvaux (du latin Clare vallis).

Clairvaux va devenir la quatrième « fille » de Cîteaux, avec La Ferté (près de Chalon-sur-Saône), Pontigny et Morimond. Grâce au charisme exceptionnel de son abbé, qui conseille les rois et les papes, elle va très vite prendre l'ascendant sur toutes les autres, donner à l'ordre cistercien sa plus grande extension et faire de lui le véritable héritier spirituel de l'ordre clunisien né deux siècles plus tôt.

L'abbaye de Clairvaux va d'autant mieux prospérer qu'elle est implantée près de l'antique via Agrippa, ancienne voie romaine qui reliait l'Italie à l'Angleterre et avait été remise à l'honneur par les comtes de Champagne lorsque ceux-ci avaient fondé les foires de Champagne, dont celle de Bar-sur-Aube, sur la via Agrippa elle-même, entre Langres et Reims.

En 1135, comme les premières cabanes en bois des débuts ne suffisent plus à accueillir les nouveaux arrivants, Bernard fait ériger un nouveau monastère à proximité immédiate du précédent. Construit en pierres, dans une architecture romane austère, selon les recommandations du pieux abbé, il va perdurer jusqu'au début du XVIIIe siècle, avec son mur d'enceinte de trois kilomètres qui enclôt 30 hectares.

Le réfectoire des convers à Clairvaux (XIIe siècle), photo : André Larané

À son apogée, à la fin du XIIe siècle et au XIIIe, Clairvaux compte trois cents moines de choeur, généralement des lettrés issus de l'aristocratie qui participent à la liturgie et ont voix au chapitre (le conseil d'administration de l'abbaye), ainsi que cinq cents frères convers généralement issus de la paysannerie et affectés aux tâches domestiques.

Cave de la grange viticole de Colombé-le-Sec (XIIe siècle), près de Clairvaux, photo : André LaranéC'est que le service liturgique (les messes et les prières) laisse aux moines peu de temps pour le travail, deuxième terme de l'injonction célèbre de la règle bénédictine : orare et laborare (prier et travailler).

À mesure qu'elle se développe, l'abbaye emploie aussi de plus en plus de serviteurs laïcs. Elle offre par ailleurs assistance à un millier de pauvres, accueillis à la porterie de l'établissement. 

L'abbaye pourvoit à ses besoins grâce à des dons nombreux qui lui valent de posséder dans ses environs immédiats plus de dix mille hectares de bois et forêts et quatre mille hectares de terres arables répartis entre une vingtaines d'exploitations agricoles ou « granges », chacune étant spécialisée dans un ou plusieurs produits.

À Colombé-le-Sec, l'une de ces granges, le Cellier, produit le vin indispensable au service de la messe et comme boisson énergisante.

Elle est toujours en activité au XXIe siècle dans de solides bâtiments en pierre qui ont conservé les voûtes austères du XIIe siècle et n'ont pour ainsi dire pas évolué depuis lors, sinon qu'elles abritent des cuves de champagne.

Grange du XVIIIe siècle et prison du XIXe siècle à Clairvaux

Irrépressible déclin

Au milieu du XIIIe siècle, Clairvaux compte pas moins de 339 « filles », soit des monastères créés par ses propres moines, soit des monastères pré-existants qui se sont affiliés à son ordre. 

Mais à la fin du Moyen Âge, après la guerre de Cent Ans et le Grand Schisme, l'ordre cistercien entre en déclin comme l'ensemble du monachisme occidental... Au moins les cinq principales abbayes de l'ordre échappent-elles au régime de la « commende » institué par le concordat de Bologne (1516), qui permet au roi de nommer lui-même l'abbé et à celui-ci de piller les ressources de son établissement. 

L'ordre connaît malgré tout une réforme partielle au XVIIe siècle grâce à l'abbé de Rancé, abbé commendataire nommé par Louis XIII à La Trappe, en Normandie, un monastère depuis lors connu pour l'extrême rigueur de sa règle.

Clairvaux n'en poursuit pas moins son déclin. En 1708, l'abbé construit de nouveaux bâtiments dans un style somptueux qui n'a plus rien à voir avec l'austérité des origines. Près de l'entrée d'honneur, il se fait aménager une luxueuse résidence et l'un de ses successeurs installera un pavillon de la chimie au fond de son parc pour se vouer à son passe-temps favori.

L'abbaye jouit encore d'un patrimoine considérable avec 16000 hectares de forêts et 4000 hectares de terres arables en 1768. Elle peut de la sorte s'offrir une collection exceptionnelle de manuscrits rares. 

Quand survient la Révolution, il ne reste plus à Clairvaux que 35 moines. Suite à la suppression des ordres monastiques, ils acceptent sans faire d'objection de se retirer paisiblement à Bar-sur-Aube avec une pension du gouvernement.

Le grand cloître de Clairvaux (XVIIIe siècle), photo : Sylvain Bordier

Le temps carcéral

En 1791, sur une idée du juriste italien Beccaria, les révolutionnaires français introduisent dans le Code de procédure pénale une peine inédite qui va être reprise depuis lors dans tous les pays du monde : la « privation de liberté ». Elle remplace les châtiments corporels et les travaux forcés.

Alors que jusque-là, on n'avait besoin de prisons que pour garder les prévenus en attente de jugement, désormais, on va aussi  en créer pour garder les condamnés le temps de leur peine. C'est ainsi qu'en 1808, Napoléon 1er récupère plusieurs anciens monastères vendus comme biens nationaux afin de les transformer en centrales pénitentiaires. Ainsi du mont Saint-Michel, de Fontevraud... et de Clairvaux !

C'est que cette dernière, du fait de l'absence de grandes villes à proximité, n'a pas été démolie comme Cluny, par exemple, pour servir de carrière de pierres. Malgré tout, en 1812, son église abbatiale est rasée afin de pouvoir construire quelques nouveaux bâtiments pour les détenus.

Il s'ensuit qu'au XIXe siècle, Clairvaux a pu accueillir simultanément jusqu'à 3000 condamnés, ce qui en a fait la plus grande prison de France. L'un des bâtiments médiévaux héberge les enfants, lesquels peuvent être incarcérés dès l'âge de cinq ans pour délit de vagabondage ou de vol !

La prison est dirigée par un représentant de l'État et ceinturée par des militaires. Mais la surveillance des détenus est confiée à des entreprises privées. Astreints au travail obligatoire et logés dans des cellules collectives d'une vingtaine de places où sévit la loi du plus fort, les prisonniers endurent des conditions épouvantables. Absence de chauffage, promiscuité, absence de soins et mauvaise nourriture génèrent des épidémies et une mortalité très élevée.

Le jeune Victor Hugo, qui a épluché des rapports sur la prison de Clairvaux, met en scène l'un de ses pensionnaires dans sa nouvelle Claude Gueux, qui lui inspirera aussi son plaidoyer contre la peine de mort : Le dernier jour d'un condamné (1832).

Les cages à poules de l'ancienne prison de Clairvaux (photo : André Larané)

Au début du XXe siècle, les cellules collectives sont remplacées par des cellules individuelles ou doubles ainsi que par des « cages à poules » en batterie ! Il s'agit de cages grillagées de 3 mètres carrés de surface destinées à avilir les détenus. Résultat garanti.

L'administration pénitentiaire va maintenir ces odieuses cages, qui rappellent les mythiques « fillettes » de Louis XI, jusqu'en 1970, à la fin des Trente Glorieuses ! Faut-il s'étonner que la centrale soit dans ces années-là meurtrie par des révoltes de détenus ?

Cloître de la prison de Clairvaux

En 1971, la centrale de Clairvaux a fait ainsi la Une de l'actualité suite à une prise d'otages et à l'assassinat de deux surveillants par deux détenus du nom de Buffet et Bontemps. Malgré l'éloquence de leur défenseur Robert Badinter, ils ont été condamnés à mort et guillotinés à la prison de la Santé, à Paris.

Depuis lors, une nouvelle prison a été aménagée à Clairvaux, en marge du vieux monastère, avec des cellules qui offrent des conditions de vie à peu près décentes. En 2016, cette centrale pénitentiaire comptait encore cent quarante détenus et pas moins de deux cents surveillants car les pensionnaires de Clairvaux comptent parmi les condamnés les plus durs qui soient, criminels récidivistes, terroristes. Pour des raisons d'économie budgétaire, le ministère de la Justice a décidé de la supprimer et de répartir les détenus dans d'autres centrales. C'est un coup dur pour l'équilibre économique de Bar-sur-Aube et sa région...

À côté de la centrale, grâce aux efforts de l'Association de renaissance de l'abbaye de Clairvaux, les visiteurs (libres) peuvent admirer le dortoir des convers, avec sa superbe et sobre architecture du XIIe siècle, en style roman, et, à l'étage inférieur, le réfectoire des convers et le cellier, en style gothique.

Du monastère du XVIIIe siècle, ils peuvent aussi voir les deux cloîtres et le réfectoire, converti en chapelle par l'administration pénitentiaire au XIXe siècle. Au fond de la chapelle subsistent les traces des tribunes sur lesquelles se tenaient les détenus lors des offices.

Cellule de la prison de Clairvaux

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Histoires de saints
Publié ou mis à jour le : 2022-12-01 14:02:38

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