Un fauteuil sur la Seine

Quatre siècles d’histoire de France

24 juillet 2016 : auteur des Croisades vues par les Arabes (1983), de Léon l’Africain (1986) et de Samarcande (1988), prix Goncourt en 1993 avec Le Rocher de Tanios, Amin Maalouf nous invite avec Un fauteuil sur la Seine (Grasset, 2016) à revisiter l’histoire de l’Académie française.

Un parcours qui se fera à partir d’un point de vue bien singulier : celui du 29e fauteuil qu’il occupe depuis 2011. Son livre retrace de main de maître le destin des 18 « immortels » qui l’ont précédé, redonnant vie aux personnages et aux époques ainsi traversées.

<em>Un fauteuil sur la Seine</em>

De 1634 jusqu’à 2016, soit près de quatre siècles, le 29e fauteuil de l’Académie française n’a accueilli que 19 « immortels ». Élu en 2011, Amin Maalouf nous replonge dans l’histoire de la vénérable institution du quai Conti à travers les vies, parfois tumultueuses, des 18 « immortels » qui l’ont précédé et les péripéties qui ont accompagné chaque scrutin.

Par la même occasion, il retrace de façon saisissante la texture si particulière et à jamais perdue de chaque époque. Toujours passionnant, clair, soucieux de garder l’attention de son lecteur, il nous rappelle aussi que la vénérable institution doit son existence avant tout à l’amour des lettres et à l’amitié.

Les fondateurs de la future Compagnie étaient en effet de simples amis, une petite dizaine parmi lesquels Valentin Conrart, fils d’une riche famille calviniste et grammairien hors pair. 

En 1629, il crée à Paris un cercle littéraire mais dans un temps où il est difficile de communiquer, sauf à se déplacer soi-même ou envoyer des coursiers, ce cénacle décide de choisir un lieu et de s’y réunir régulièrement à date et heure fixes, en toute discrétion cependant. Toute réunion non autorisée par le pouvoir royal est en effet proscrite.

Quand le Cardinal s'en mêle...

La qualité des débats attira toutefois l’attention de l’abbé de Boisrobert, un familier du cardinal de Richelieu… lequel s’empressa de demander aux participants s’ils « ne voudraient point faire un corps et s’assembler régulièrement sous une autorité publique ». C’en était fini du caractère privé de la Compagnie, l’Académie française venait de naître.

Le premier élu du 29e fauteuil fut l’écrivain Pierre Bardin. Amin Maalouf en dresse un portrait amical bien que ses ouvrages n’aient guère marqué les mémoires. Très vite, l’institution verse dans la polémique.

Le troisième élu, François-Henri Salomon de Virelade, un volubile avocat de vingt-trois ans, n’a-t-il pas été préféré à Corneille, au motif que ce dernier n’était pas domicilié à Paris ? Un choix qui doit tout, en réalité, à la terrible jalousie du cardinal de Richelieu. Outré de constater que ses vers étaient moins appréciés que ceux de l’auteur du Cid, il aurait pesé de tout son poids dans cette élection.

Parmi les élus qui se succèdent au fil du XVIIIe siècle, Amin Maalouf fait une place à part à Voltaire en rappelant utilement ce que lui doit la société du spectacle actuelle. À la fin de sa vie, sa célébrité est telle qu’il est littéralement acclamé par la foule lors de son retour à Paris, le 30 mars 1778, après vingt-huit ans d’absence dus essentiellement à la crainte d’une incarcération.

Amin Maalouf rappelle justement que « cette manière de traiter un personnage célèbre comme une idole vivante était inconnue jusque là. (…) On pourrait presque dire que l’accueil fait à Voltaire lors de son dernier séjour à Paris fut l’acte de naissance d’un comportement social appelé à un grand avenir. »

La Révolution abolit l'Académie française

Quelques années plus tard, la Révolution aurait pu mettre un terme définitif à la succession des occupants du 29e fauteuil. Un décret de la Convention, daté d’août 1793, dissout en effet l’Académie française. Jean-Pierre Claris de Florian, grand défenseur de la langue occitane dont le renom parviendra jusqu’à Frédéric Mistral, l’auteur de Mireille, aurait donc pu être le huitième et dernier occupant du 29e fauteuil. Mais non.

Un Institut des sciences et des arts est créé en 1795, qui reprendra le nom d’Académie française quelques années plus tard, et en 1805, les 40 « immortels » quittent le Louvre pour s’installer au Collège des Quatre-Nations, situé quai Conti, emplacement qu’occupe toujours cet aréopage unique au monde.

Portrait Joseph-François Michaud (1767-1839)Amin Maalouf accorde au dixième occupant du 29e fauteuil un traitement particulier. Troisième et dernier élu à avoir vécu sous la Révolution, Joseph Michaud est un cas unique. Il est le seul à avoir été emprisonné dans les lieux mêmes où il siégera après son élection, en août 1813.

En effet, 18 ans auparavant, en 1795, il atterrit dans l’une des geôles du Collège des Quatre-Nations, qui était alors une prison !

Toujours sous la Révolution, il sera en outre condamné à mort pour avoir soutenu les royalistes, et ne doit la vie qu’à la témérité de l’un de ses amis, Nicolas Giguet, qui le sauvera en prenant de très grands risques.

Joseph Michaud est aussi un passionné d’Histoire : il rédigera une Histoire des Croisades en sept volumes qu’appréciera Amin Maalouf, bien plus tard, et qui lui vaudra les éloges de Charles-Augustin de Sainte-Beuve : « C’est à M. Michaud que revient cet honneur solide d’avoir eu, le premier chez nous, l’instinct du document original en histoire. »

« Ce qu’il faut que l’homme sache »...

En février 1840, Pierre Flourens, renommé professeur de physiologie, est préféré à Victor Hugo et recueille au quatrième tour 17 voix contre 12… Encore une erreur ? 
Pas totalement car Pierre Flourens est un représentant du nouveau monde en train de naître, celui « dans lequel la science, son esprit, ses méthodes et ses applications allaient jouer un rôle déterminant »

Portrait de Pierre Flourens (1794-1867)Flourens fut ainsi l’un des premiers à reconnaître les propriétés du chloroforme et à les diffuser dans la communauté médicale, ouvrant la voie à l’anesthésie moderne. À la demande des autorités françaises, il se dressa aussi fermement contre l’extension de la phrénologie, une théorie du médecin allemand Franz Joseph Gall.
Celle-ci se jugeait en mesure, « par une palpation savante des « bosses » du crâne, [de] détecter les prédispositions d’une personne à la criminalité, à la paresse, à la religiosité ou à l’infidélité conjugale »

À Gall, qui affirmait aux hommes « qui font égorger des nations par milliers (...) qu’ils n’agissent point de leur propre chef, que c’est la nature qui a placé dans leur cœur la rage de la destruction », Flourens a fortement répliqué : « Eh non ! Ce qu’il faut que l’homme sache, ce qu’il faut lui dire, c’est qu’il a une force libre ; c’est que cette force ne doit point fléchir ; et que l’être en qui elle fléchit, sous quelle que philosophe qu’il s’abrite, est un être qui se dégrade. »

Cette insistance sur l’éthique personnelle sera aussi le cheval de bataille du germanophile Ernest Renan, élu le 3 avril 1879. Amin Maalouf rappelle ses paroles prophétiques, adressées à un ami allemand qui estimait que les Alsaciens devaient intégrer le Reich puisqu’ils étaient de culture germanique : « Notre politique, c’est la politique du droit des nations ; la vôtre, c’est la politique des races. Nous croyons que la nôtre vaut mieux. La division trop accusée de l’humanité en races, outre qu’elle repose sur une erreur scientifique, très peu de pays reposant sur une race vraiment pure, ne peut mener qu’à des guerres d’extermination. »

Et de poursuivre : « Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue ou d’appartenir au même groupe ethnographique, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir. »

Mais, plus important encore, Renan avait une vision intraitable de ce que doit être une personne : « L’homme n’appartient ni à sa langue ni à sa race : il n’appartient qu’à lui-même, car c’est un être libre, c’est un être moral. »

Le temps de « la betterave »

Avec Claude Lévi-Strauss, son prédécesseur immédiat au 29e fauteuil, Amin Maalouf illustre les paradoxes d’un parcours. Après avoir essuyé deux rebuffades alors qu’il tentait d’obtenir une chaire au Collège de France, l’anthropologue décide de vider son sac en écrivant Tristes tropiques.

Donnant le ton d’emblée avec sa célèbre phrase initiale – « Je hais les voyages et les explorateurs » – ce « long texte foisonnant, à la fois médiation, pamphlet, carnet de route, déclaration d’amour pour la planète et constat indigné de son délabrement » va justement lui permettre d’accéder au Collège de France puis lui ouvrir toutes les portes, jusqu’à son élection à l’Académie.

Avec Claude Lévi-Strauss, la dame du quai Conti accueillait en son sein un homme pleinement conscient de l’uniformisation culturelle en cours puisqu’il a écrit : « L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. »

Les prochains occupants du 29e fauteuil verront-ils se confirmer la triste prédiction de Claude Lévi-Strauss ? Nul ne le sait. Espérons qu’il se trouvera un futur élu pour reprendre le flambeau d’Amin Maalouf et conter le cheminement de la vénérable institution à travers le portrait des « immortels » qui lui succéderont.

Vanessa Moley
Publié ou mis à jour le : 2022-08-14 19:29:13
PdlB (16-10-2016 14:53:53)

Ce livre se lit avec un grand plaisir. Son auteur parvient avec beaucoup de subtilité à nous rendre l'ambiance du temps propre à chaque prédécesseur, à mettre en avant leurs spécificités. La r... Lire la suite

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