11 avril 1919

L'Organisation Internationale du Travail, un espoir vain

Centenaire et toujours là. L’Organisation internationale du travail (OIT) est née en 1919 dans le sillage du traité de Versailles. Sa raison d’être reposait sur une pierre d’angle : l’espoir d’instaurer une « paix universelle » grâce à l’amélioration des conditions de travail. Son mode de fonctionnement se distingue encore de tous les organes internationaux puisqu’il est basé sur un « tripartisme » réunissant à parts égales les États, les employeurs et les salariés.

Entre 1919 et 1939, ses membres vont élaborer et voter 77 conventions, portant notamment sur la durée quotidienne du travail, établie à huit heures, comme l’avait institué la loi française du 23 avril 1919, ou encore le chômage, le travail de nuit des femmes et des enfants. Autant de résultats tangibles qui n’éviteront pas le second conflit mondial. Le rôle de l’OIT en sort cependant renforcé puisqu’elle devient la première agence spécialisée de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Les travaux n’ont cessé depuis et ils ont valu à l’OIT de se voir attribuer le prix Nobel de la Paix en 1969.

Alors qu’elle fête son centenaire, ses membres viennent d’adopter, le 21 juin, une nouvelle convention, la 190e, qui a pour ambition de lutter contre les violences et le harcèlement sexuel. Dans un monde qui n’a plus rien de commun avec celui qui a présidé à sa naissance, quel rôle peut encore jouer l’OIT ?

Les missions de l’OIT

« Attendu que la Société des Nations a pour but d'établir la paix universelle, et qu'une telle paix ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale ;

Attendu qu'il existe des conditions de travail impliquant pour un grand nombre de personnes l'injustice, la misère et les privations, ce qui engendre un tel mécontentement que la paix et l'harmonie universelles sont mises en danger, et attendu qu'il est urgent d'améliorer ces conditions [suit une série d’exemples] ;

Attendu que la non adoption par une nation quelconque d'un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d'améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays (...) » (Préambule de la Constitution de l’OIT)

Le « moment Albert Thomas »

Malgré son style ampoulé et approximatif, le préambule de la partie XIII du traité de Versailles, laquelle prévoit la mise en place d’une organisation chargée de réaliser ces objectifs, paraît plus que jamais d’actualité. Pourtant, alors que l’Organisation Internationale du Travail célèbre son centenaire, l’optimisme ne paraît guère de mise à son propos tant elle semble marginalisée dans le monde actuel. Alors, l’OIT, une belle idée inaboutie ?

L’idée d’une organisation internationale chargée d’améliorer les conditions de travail et notamment d’éviter ce qu’on nomme aujourd’hui le dumping est apparue avant même la Première Guerre mondiale. Une association internationale pour la protection légale des travailleurs a été ainsi fondée à Paris en 1900.

La guerre précipite les choses et, en 1916, à Leeds, des syndicalistes issus de la Triple-Entente réclament la création d’une telle organisation. Leur demande porte d’autant plus que les États sont intervenus massivement dans la vie économique durant la guerre, renonçant au libéralisme traditionnel, et qu’ils craignent la contagion bolchévique si rien n’est fait pour les ouvriers.

Albert Thomas, 1918, Agence de presse Meurisse, Paris, BnF. L'agrandissement est une photographie d'Albert Thomas en 1923, États-Unis, Library of Congress.Dans la foulée du traité de Versailles, c’est le Français Albert Thomas qui est nommé à la tête du Bureau international du travail, la structure permanente de l’OIT située à Genève. Il le dirigera de 1919 à 1932.

Ce choix est judicieux pour imposer l’organisation sur la scène internationale, même s’il faut renoncer à l’idée de doter l’OIT du pouvoir d’adopter des textes contraignants car les États-Unis n’en veulent à aucun prix.

Comme à la Société des Nations (SDN), du reste, ces derniers font en sorte d’empêcher que l’organisation intervienne dans leurs affaires intérieures, avant de refuser finalement d’y adhérer.

L’OIT doit donc développer des stratégies d’influence pour s’imposer. Son mode de fonctionnement, d’abord, tranche sur les pratiques habituelles puisqu’il repose sur le tripartisme : ses instances, au premier rang desquelles la conférence internationale du travail, le « parlement » de l’OIT, qui se réunit une fois par an, sont en effet composés de représentants des États, mais aussi des employeurs et des travailleurs.

Elle produit par ailleurs de nombreux rapports et analyses qui permettent de faire émerger des questions, comme celle du chômage et de sa diffusion internationale lors de la crise de 1920-1923, et rédige des conventions que les États sont ensuite libres de signer ou non. 77 sont votées entre 1919 et 1939, sur la durée du travail (huit heures, sur le modèle de la loi française du 23 avril 1919), le chômage, le travail de nuit des femmes et des enfants.

La convention de 1930 sur le travail forcé illustre toutefois les ambiguïtés de l’OIT, organisation d’inspiration universaliste mais dominée par les États occidentaux, au premier rang desquels la France et la Grande-Bretagne : les délégués des États colonisateurs ne condamnent le travail forcé que chez les autres et refusent absolument d’y mettre un terme dans leurs propres colonies, voire expliquent qu’il est absolument nécessaire et bénéfique aux indigènes !

Le succès de l’OIT durant ses deux premières décennies se voit aux tentatives menées par Mussolini pour l’enrôler dans son projet d’économie corporatiste, mais aussi et surtout par l’adhésion des États-Unis en 1934, puis par celle de l’URSS en 1935, même si l’Allemagne s’en retire en 1933 et l’URSS dès 1939.

Le sous-directeur Harold Butler et le directeur du BIT (Bureau international du Travail) Albert Thomas (à gauche) devant le premier bâtiment du BIT, la Châtelaine, à Prégny, en Suisse, 1920. Ce bâtiment abrite aujourd?hui le siège du Comité international de la Croix-Rouge.

Albert Thomas, infatigable défenseur des travailleurs

Albert Thomas (1878-1932) incarne mieux que quiconque la première époque de l’OIT. Ce normalien fils de boulanger, agrégé d’histoire (mieux noté que l'historien Lucien Fèbvre !), a pris pour objet d’étude le mouvement syndical tout en s’engageant au sein de la SFIO. Député en 1910, il fait partie des socialistes qui rejoignent le gouvernement où il est nommé en mai 1915 sous-secrétaire d'État à l'artillerie et à l'équipement militaire puis en décembre 1916 ministre de l'Armement et des Fabrications de guerre. Il déploie ses talents d’organisateur pour accroître la production tout en défendant les travailleurs, faisant ainsi l’expérience du tripartisme jusqu’à sa démission en novembre 1917.

De gauche à droite : le général Sir Douglas Haig, le général Joffre et le ministre britannique des Munitions, M. Lloyd George. Derrière lui, le sous-secrétaire français aux Munitions, Albert Thomas (à gauche) au quartier général de la 14e Armée à Meaulte, France,  Ernest Brooks, 12 septembre 1916, États-Unis, Imperial War Museums.Son expérience, ses nombreuses relations internationales – il connaît bien l’Allemagne, dont il a soutenu l’entrée à la Société des Nations –, mais aussi la nomination du Britannique Eric Drummond à la tête de la SDN, qui empêche son compatriote Harold Butler de briguer l’OIT (il succédera finalement à Albert Thomas), lui valent d’être désigné en novembre 1919 comme premier dirigeant de celle-ci.

Il s’emploie à installer l'OIT sur la scène diplomatique en développant une activité tous azimuts et en multipliant notamment les déplacements dans les capitales. Il lutte en particulier contre le gouvernement français qui s’oppose à toute convention portant sur le travail agricole, le « travail » dont il est question ne pouvant selon Paris être qu’industriel. En 1921, la cour permanente internationale de justice lui donne raison.

Cependant, pour imposer l’OIT, il doit renoncer au caractère contraignant de ses décisions comme à la représentation des consommateurs (idée dont la pertinence impressionne un siècle plus tard). Devant le peu de ratifications de certaines conventions, il « joue l’opinion publique », avec l’espoir qu'un débat sur les conditions de travail contribuera à terme à leur amélioration. Jamais à court d’idées, il tente de lancer un grand programme de lutte contre le chômage au niveau européen, qu’il ne peut toutefois concrétiser. Il décède brutalement, épuisé par la tâche, le 7 mai 1932.

La relance d’inspiration rooseveltienne

Pour le président Franklin Delano Roosevelt, l’OIT doit être un vecteur de diffusion de sa politique sociale, le New Deal, à l’échelle internationale. Non seulement il convainc son pays d’adhérer enfin à l’organisation mais il associe étroitement l’OIT, installée à Montréal pendant la guerre, aux réflexions sur la reconstruction à venir.

17 mai 1944, Edward J. Phelan signe la Déclaration de Philadelphie à la Maison Blanche en présence (de gauche à droite) du Président Franklin D. Roosevelt, de Cordell Hull (Secrétaire d?État américain), Walter Nash (Président de la 26e session de la CIT),  Frances Perkins (Ministre du Travail des États-Unis) et de Lindsay Rogers (Sous-directeur général de l?OIT), Washington DC.Le 10 mai 1944, c’est sous son influence que l’OIT adopte la « déclaration de Philadelphie », qui réaffirme les objectifs initiaux en insistant sur la solidarité entre les pays du monde, mais aussi sur la qualité du travail, puisque parmi les buts à atteindre figure « l'emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ».

Le droit universel à la sécurité sociale devient après la guerre un des chevaux de bataille de l’organisation. 

Lech Walesa, président du syndicat polonais Solidarnosc à la 67e session de la Conférence internationale du Travail à Genève, en juin 1981.Sans surprise, en France, le programme du Conseil National de la Résistance trouve de nombreux échos dans les idéaux promus durant l’immédiat après-guerre. La défense de la liberté syndicale prend, en réaction aux pratiques totalitaires, une dimension nouvelle et conduit plus tard l’OIT à soutenir Solidarnosc, en recevant en grande pompe Lech Walesa en juin 1981.

L’OIT devient en 1946 la première institution spécialisée du « système des Nations Unies », la seule à avoir survécu au conflit mondial. Elle passe de 55 à 121 membres de 1947 et 1970, et accompagne la décolonisation en développant le transfert de savoirs et de pratiques, entre autres grâce au Centre international de formation de l’OIT, inauguré en 1965 à Turin. Ses thèmes sont largement repris par l’ONU, tant dans la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 que dans le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966.

En 1969, lorsqu’elle reçoit le prix Nobel de la Paix, l’OIT a donc de quoi se réjouir du travail accompli durant mais les cinquante premières années de son existence : les cinquante suivantes seront toutefois bien plus difficiles.

10 octobre 1969, le Directeur général de l'OIT, David A. Morse, reçoit le prix Nobel de la paix en 1969 au nom de l'OIT des mains d'Aase Llonaes, Présidente du Comité Nobel du parlement norvégien, dans la salle des fêtes de l?Université d?Oslo. L'agrandissement montre Monsieur et Madame Morse avec le prix.

La fin de la guerre froide et le triomphe de l’économie contre le travail

À partir des années 1980, le rôle de l’OIT s’effrite progressivement. Les États-Unis s’en retirent entre 1977 et 1980, provoquant des difficultés budgétaires aiguës. Surtout, avec la promotion du libéralisme et des reaganomics, l’accent est mis sur la croissance et la lutte contre les réglementations susceptibles de la freiner. C’est l’heure de gloire du FMI, de la Banque mondiale et de l’OCDE : les conditions de travail sont censées s’améliorer spontanément à long terme, sous l’effet de l’infinie sagesse du libre marché.

De plus, les pays « neufs » comptent peu de syndiqués sur lesquels repose l’application des textes de l’OIT, qui peine à s’adapter à la question du travail informel. La chute de l’URSS et du bloc communiste fait par ailleurs disparaître la crainte de subversion dans les milieux ouvriers, qui constituait jusque là une incitation pour les gouvernements à « jouer le jeu » au sein de l’organisation.

L’OIT tente en 1992 de se relancer en mettant notamment l’accent sur la lutte pour l’abolition du travail des enfants, mais contrairement à ce que ses dirigeants avaient espéré, le thème ne fait pas consensus. Trop occidentale, cette abolition s’avère impossible à mettre en œuvre et pas toujours souhaitable ; mieux vaudrait pour ses opposants se concentrer sur les pires formes d’exploitation des enfants.

Une autre tentative de relance est menée en 1998 : une Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail est alors adoptée à l’unanimité, qui rend obligatoire pour tous les membres de l’OIT huit conventions considérées comme essentielles. Mais le dernier article – in cauda venenum – sonne comme un aveu de défaite face à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) alors triomphante puisqu’il « souligne que les normes du travail ne pourront servir à des fins commerciales protectionnistes et que rien dans la présente Déclaration et son suivi ne pourra être invoqué ni servir à pareilles fins ; en outre, l'avantage comparatif d'un quelconque pays ne pourra, en aucune façon, être mis en cause du fait de la présente Déclaration et son suivi ».

Depuis, l’OIT tente d’expier cette faute en tentant notamment de promouvoir la notion de « travail décent », sans réellement parvenir à traduire en actes son engagement. Peu de nouvelles conventions sont mises en œuvre et l’impression dominante est que l’organisation a été au bout de ce qu’elle pouvait faire. Le bilan apparaît finalement en demi-teinte tant l’édifice érigé au fil des décennies ressemble à un « self service » où chacun ne prend que ce qui lui convient.

Ainsi, le contrat nouvelle embauche a en France été déclaré contraire à la convention n° 158 de l’OIT tant par la cour de cassation que par un rapport de l’OIT en 2007-2008, ce qui laisse penser que l’organisation peut contribuer à défendre un modèle social. Cependant, à bien y regarder, cette convention de 1982 sur le licenciement a été ratifiée par seulement 36 pays dont Antigua-et-Barbuda, la Bosnie Herzégovine, le Malawi et la Moldavie.

On cherche en vain les États-Unis (pays ayant ratifié le moins de conventions avec le Bahreïn !), la Chine, la Russie, le Japon, l’Allemagne ou le Royaume-Uni parmi ces signataires. Difficile dans ces conditions de voir pourquoi signer de tels textes, alors que même au sein de l’UE aucune unanimité n’existe !

La nouvelle convention de l’OIT sur le harcèlement au travail, la première depuis 2011, ne modifiera pas la situation des travailleurs en France, qui dispose déjà d’outils pour lutter contre ce fléau. En revanche, elle contribue à la prise de conscience du problème, ce qui est aussi un des objectifs de l’OIT, mais est-ce suffisant ? L’OIT se trouve dans une situation paradoxale : alors qu’elle avait été la première à envisager les problèmes dans le cadre d’une mondialisation qui ne disait pas son nom, cette dernière lui ôte une partie de son pouvoir.

Les questions liées au travail sont aujourd’hui au cœur des débats politiques et sociaux, qu’il s’agisse de la répartition des fruits du travail, de sa division internationale, ou des conditions de travail, y compris dans les pays « développés ». Pourtant, on peine à identifier l’apport de l’organisation aux débats, comme si l’organisation, issue de la révolution industrielle, ne parvenait pas à s’adapter aux évolutions post-industrielles.

Le dépassement du cadre national par les multinationales, l’affaiblissement des syndicats, l’ubérisation du travail, remettent en cause le tripartisme traditionnel, alors même que les objectifs de 1919 et de la déclaration de Philadelphie demeurent d’actualité. Au delà du devenir institutionnel d’un « machin » parmi d’autres (dont aucun ne semble du reste échapper au désenchantement voire discrédit qui frappe toutes les organisations internationales), c’est bien la question de l’avenir du modèle social français et occidental, hérité du XXe siècle, qui se pose aujourd’hui.

Entendre à l’occasion de l’anniversaire de l’OIT des dirigeants appeler à une nouvelle régulation du travail alors qu’ils mènent dans leur pays une politique opposée n’incite guère à l’optimisme...

Ouvrières d'une entreprise textile au Bangladesh, DR

Bibliographie

Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Seuil, 2010, 184 p.

Publié ou mis à jour le : 2021-06-19 16:24:39
Christian (22-02-2023 08:39:33)

On l'oublie parfois, mais les Etats européens (y compris la France et l'Allemagne) avaient commencé à coopérer dans le domaine social avant 1914, posant les bases de la législation internationale... Lire la suite

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