Venizélos (1864 - 1936)

Le champion du « panhellénisme »

Elefthérios Kyriákou Venizélos (23 août 1864, Mourniés, Crète ;18 mars 1936, Paris)Entré en politique en 1886, à 22 ans, Élefthérios Venizélos a été contraint à l’exil en 1935. Dans cet intervalle d’un demi-siècle, il s’est imposé comme la figure dominante de la Grèce moderne.

Il a rassemblé à l'intérieur de ses frontières la plupart des Grecs des Balkans et d'Asie mineure. Il a bâti un État social...

Il a aussi été associé à plusieurs guerres avec la Turquie (1897, 1912 et 1920), sans compter la Première Guerre mondiale.

Avant de diriger la Grèce, il fut sujet du sultan car né en Crète. Pendant vingt-cinq ans, il a lutté pour rattacher son île à la mère patrie.

Olivier Delorme

Libération des îles Chios et Lesbos, 1912 (gravure de propagande grecque)

Un foyer rebelle

Bien avant que naisse Élefthérios Venizélos (élefthéria, c’est la liberté en grec), trois de ses oncles ont trouvé la mort dans la guerre d’indépendance de la Grèce.

Son propre père a aussi enduré le bannissement et la confiscation de ses biens. Il a pu regagner la Crète en 1862 et c'est près de La Canée (Chania) que son fils Élefthérios a vu le jour le 23 août 1864.

Drapeau des insurgés crétois - Enosis i Thanatos : l'union ou la mort.Tour à tour avocat, journaliste, député, diplomate, insurgé et ministre, le jeune homme va s'imposer par le verbe et les armes dans le processus qui conduit son île natale à l’autonomie puis à la proclamation de l'Énosi (le rattachement à la mère patrie).

Sa renommée atteint très vite la Grèce continentale, en pleine crise de croissance... 

Venizélos Premier ministre

Au tournant du XXe siècle, le petit royaume des Hellènes pâtit de sa défaite humiliante à Domokos, le 17 mai 1897, face à une armée turque solidement encadrée par des conseillers allemands.

Les gouvernements se succèdent sans pouvoir s’attaquer aux maux qui rongent le pays : clientélisme, fiscalité injuste, statut précaire des paysans...

Sans compter que la situation se détériore dans la Macédoine ottomane où les Slaves réclament soit leur intégration à la Bulgarie, soit l'indépendance, tandis que la minorité grecque réclame, comme en Crète, leur rattachement à Athènes.

Elefthérios Venizélos vers 1897Les premiers déclenchent le 2 août 1903 l’insurrection d’Ilinden (la saint Élie). Il s’ensuit une féroce répression des irréguliers ottomans (les bachi-bouzouks).

L'instabilité dans les Balkans entraîne à Constantinople, en 1908, la révolution jeune-turque.

Celle-ci donne des idées à des officiers grecs qui se liguent et, depuis la caserne de Goudi, à l’est d'Athènes, mettent en demeure le gouvernement de réformer le pays. Ce « coup de Goudi » recueille un large soutien populaire.

La Ligue militaire ne souhaite pas pour autant exercer le pouvoir mais le propose à Venizélos, un « homme neuf » qui jouit d’une grande popularité en raison de son action en Crète . 

Venizélos convainc le roi qu’il est l’homme de la situation et, ne voulant pas devoir le pouvoir aux militaires, les persuade de dissoudre leur ligue. 

Tandis que se préparent de nouvelles élections, lui-même part en tournée dans les capitales occidentales car il ne peut solliciter les suffrages du fait de sa citoyenneté ottomane.

Mais les candidats qui se réclament de lui - pour la plupart de nouveaux venus en politique - vont former le groupe le plus important dans l’assemblée élue en août 1910 même si, avec 146 sièges sur 360, ils ne disposent pas de la majorité absolue.

Le roi Georges 1er se résout le 18 octobre 1910 à appeler Venizélos à la tête du gouvernement. 

Fort de sa popularité, le Crétois se plaint de ne pouvoir vaincre l'obstruction des « vieux » partis. Il menace de démissionner et obtient du roi la dissolution de la Vouli (l’Assemblée en grec).

Cette fois, il mène campagne à la tête du Parti libéral et obtient une franche majorité avec 307 des 362 sièges en décembre 1910.

Insurrection des militaires grecs - Coup de Goudi, 1909 - Lithographie

Venizélos le réformateur

Les réformes vont être dès lors menées tambour battant. Ainsi, pour combattre le clientélisme, Venizélos institue le concours comme mode de recrutement dans la fonction publique. 

Les grands domaines sont expropriés moyennant indemnisation et un peu plus de 100 000 hectares distribués aux paysans jusqu’en 1914. Une législation sociale voit le jour : interdiction du travail des enfants et du travail de nuit des femmes, repos dominical, premières assurances sociales.

Le ministre des Finances Emmanouïl Bénakis, fondateur du musée du même nom à Athènes, engage la lutte contre la fraude fiscale, institue un impôt sur le revenu et abaisse les taxes sur la consommation. Si bien que le retour de la confiance et un budget devenu excédentaire permettent d’emprunter de nouveau à l’étranger afin de financer les investissements nécessaires au développement du pays.

La flotte hellénique, 1912

Ambitions balkaniques

Sans surprise, le Premier ministre retrouve sa majorité parlementaire aux élections de mars 1912 mais c'est dès lors la Macédoine qui occupe ses pensées.

Après la révolution jeune-turque, qui affichait son intention d’établir un ordre constitutionnel fondé sur l’égalité entre communautés, les espoirs des Grecs et des Slaves se dissipent vite entre arrestations, exécutions, villages incendiés, viols et tortures. Le gouvernement de Constantinople va jusqu’à installer en Macédoine des réfugiés musulmans venus de Bosnie-Herzégovine.

Première guerre balkanique, 1912 - Carte postale.En Grèce, l’heure est au réarmement. Le richissime Georgios Avérof finance l’achat d’un cuirassé dernier cri qui portera son nom, l’État en acquiert un autre, ainsi que plusieurs bâtiments modernes, et confie la réorganisation de la marine à une mission britannique, tandis qu’une mission française est appelée à réformer et instruire l’armée de terre.

Le roi, qui doit son trône à l’Angleterre, laisse faire. Mais, revenu de Berlin, le diadoque (prince héritier) Constantin, germanophile et beau-frère du Kaiser, réprouve ces choix.

Dans le même temps, Venizélos se rapproche de la Serbie et prend langue avec le gouvernement de Sofia malgré la bulgarisation violente dont sont victimes les nombreux Grecs de Bulgarie.

Serbes et Bulgares s'allient le 13 mars 1912 de même que Grecs et Bulgares  le 29 mai 1912. Par ailleurs, le Monténégro négocie des conventions militaires avec la Bulgarie et la Serbie.

Ainsi se trouve constituée une Ligue balkanique sous la haute protection de la Russie. Elle est officiellement défensive mais des clauses secrètes envisagent une attaque commune contre l’empire ottoman... sans toutefois clarifier les buts de guerre. 

Profitant de l'extrême faiblesse de l'empire ottoman, les députés de Crète sont admis à siéger au Parlement d’Athènes le 13 octobre 1912 : l’Énosi est enfin effective. Puis la Grèce, la Serbie et la Bulgarie somment l’empire ottoman d’accorder à ses provinces à majorité chrétienne l’autonomie qu’avait voulue le traité de Berlin de 1878.

Le 17 octobre 1912, la Sublime Porte (surnom habituel du gouvernement ottoman) rejette l'ultimatum. Début de la première guerre balkanique.

Venizélos chef de guerre

Venizélos n’est pas un militaire mais entend bien diriger la guerre en homme d'État. Il exige du diadoque Constantin, qui commande l’armée de Thessalie, qu'il se dirige sur Thessalonique (ou Salonique).

Entrée du roi Georges 1er et du diadoque Constantin à Thessalonique, en 1912C’est donc grâce à Venizélos que le 8 novembre 1912, le diadoque Constantin reçoit la reddition du gouverneur turc de cette métropole de l’hellénisme médiéval, quelques heures avant l’arrivée des alliés bulgares dont c’était aussi un objectif majeur. 

Le 3 décembre 1912, les Bulgares, parvenus à trente kilomètres de Constantinople, concluent un armistice avec les Turcs. Avant de s'y associer, Venizélos veut s'emparer de Ioannina et des îles de la mer Égée. C'est chose faite le 6 mars 1913 avec la prise de Ioannina. Venizélos aura gagné son deuxième pari stratégique en cinq mois.

Le traité de Londres du 30 mai 1913 signe son triomphe : l’empire ottoman reconnaît la fin de sa souveraineté sur la Crète, l’Épire, la Macédoine, la Thrace, les îles de l’Égée... Mais Georges Ier n’assiste pas à ce triomphe : le 18 mars, un déséquilibré l’a assassiné à Thessalonique. Or, si le roi avait endossé le rôle d’un monarque parlementaire, son fils Constantin, conservateur, germanophile, autoritaire, a une conception de sa fonction plus proche de celle de son beau-frère allemand Guillaume II. Et il n’aime pas Venizélos.

Jamais la Grande Idée - le rassemblement de tous les Grecs - n’a paru aussi proche... Mais très vite, le Crétois se heurte à L'Italie qui fait attribuer l'Épire du nord, en partie peuplée de Grecs, à la nouvelle Albanie qu'ont créée les grandes puissances. Sentant d'autre part que les discussions s’enlisent avec Sofia, il conclut le 1er juin 1913 un traité secret d’assistance mutuelle avec la Serbie.

Meurtre du roi Georges Ier, 5 mars 1913.Lorsque la Bulgarie attaque ses anciens alliés dans la nuit du 29 au 30 juin, Serbes et Grecs, rejoints par la Roumanie, mettent rapidement ses armées en déroute. L'empire ottoman se joint à la curée et le roi de Bulgarie n’a d’autre solution que de s'incliner par le traité de Bucarest, le 10 août 1913. Par ailleurs, la Bulgarie doit signer le traité de Constantinople (29 septembre 1913) avec l'empire ottoman.

Au final, Venizélos obtient la basse Macédoine et ses plaines à tabac ainsi que Kavala, le seul bon port du littoral entre Thessalonique et les Dardanelles. La Grèce passe ainsi de 64 600 km2 à 120 000 km2 et de 2,63 à 4,7 millions d’habitants.

Mais en Thrace orientale, demeurée sous tutelle ottomane, des dizaines de milliers de Grecs sont victimes de spoliations et d’expulsions au profit de réfugiés musulmans. Ce qui conduit Venizélos à accepter en juin 1914 la proposition turque d’un échange de 200 000 minoritaires, tout en le conditionnant au volontariat.

C'est le premier programme d'épuration ethnique de l'histoire moderne.

L’échange ne se fera pas : en juillet, la Première Guerre mondiale commence avec l'attaque de la Serbie par l'Autriche-Hongrie. Le 1er novembre 1914, la Sublime Porte entre en guerre aux côtés des empires centraux.

En Grèce, Venizélos fait adopter de nouvelles réformes – limitation de la journée de travail, reconnaissance des syndicats –, mais la question de la participation du pays au conflit se trouve désormais au centre du débat politique.

Les pertes des guerres balkaniques ont été lourdes et l’opinion grecque aspire à la paix : le roi joue de ce sentiment pour défendre contre le Premier ministre une neutralité qui correspond aux intérêts allemands.

Car, pour Berlin, une Grèce neutre offre plus d’avantages qu’une Grèce alliée, exposée à un blocus anglais et qu’il faudrait défendre. Quant à l’Entente, sa priorité est d’éviter le basculement dans le camp adverse de la Bulgarie, chaînon manquant entre l’empire du Habsbourg et celui du sultan.

Venizélos est donc prié d’envisager la rétrocession de Kavala aux Bulgares, moyennant des promesses de compensation en Asie Mineure où les Grecs sont nombreux, voire localement majoritaires.

Par ailleurs, ses revendications, en Asie Mineure, en Épire du Nord et dans le Dodécanèse se heurtent une nouvelle fois à celles d’une Italie qui marchande elle aussi son entrée dans la guerre.

Bataille de Lemnos, 18 janvier 1913.

Le dissident

À la mi-janvier 1915, la préparation du débarquement de Gallipoli relance les tractations. Venizélos convainc le roi Constantin 1er de laisser l’Entente utiliser l’île de Lemnos comme base logistique. Puis le 2 mars, il obtient son aval pour l’engagement de troupes grecques dans l’opération. Mais le très germanophile chef d’état-major Ioannis Metaxàs remet sa démission et le 5 mars, Constantin 1er se dédit, provoquant celle de Venizélos.

Les élections législatives de juin 1915 ramènent une majorité de députés vénizélistes de sorte que le Crétois redevient Premier ministre. C'est peu de temps avant la mobilisation bulgare (21 septembre) qui repose la question de l’application du traité d'assistance mutuelle gréco-serbe de 1913.

Le roi accepte de mobiliser tout en assurant Sofia de la neutralité grecque tandis que Venizélos s’emploie à convaincre Constantin de laisser les Alliés débarquer à Thessalonique. Une seconde fois, le roi accepte… avant de se rétracter – en vain, car le Premier ministre lui fait dire qu’il a déjà transmis son accord aux ambassadeurs de l’Entente. Le débarquement commence le 1er octobre ; le 5, le Parlement renouvelle sa confiance au gouvernement et, le lendemain, la Bulgarie adresse un ultimatum à la Serbie, tandis que Constantin exige la démission de Venizélos.

Elefthérios VénizélosLe Crétois s’exécute mais deux légitimités s’affrontent désormais : la souveraineté populaire qui a porté au pouvoir Venizélos à la tête du gouvernement et la légitimité dynastique qui pose le trône en garant de l’intérêt national. Entre ces deux pôles, le pays se divise en une manière de guerre civile larvée : le dichasmos (schisme).

Le corps expéditionnaire allié de Thessalonique, commandé par le général Maurice Sarrail, entretient des relations tendues avec les autorités grecques, ouvertement pro-allemandes.

L’Entente exerce des pressions sur Constantin 1er mais les Anglais comme les Russes demeurent hostiles à toute atteinte au principe monarchique.

Malgré tout, Venizélos se résout à franchir le pas de la dissidence. Sous protection de la légation de France, il s’embarque nuitamment pour sa Crète natale et, à La Canée, où il est accueilli en héros, il constitue un gouvernement provisoire.

Dans une proclamation, il dénonce le « désastre national » auquel la « politique personnelle » du roi a conduit le pays. Puis, le 9 octobre 1916, le gouvernement s’installe à Thessalonique.

La Grèce est désormais divisée entre deux gouvernements. Les Alliés multiplient les ultimatums à celui du roi mais ils refusent de reconnaître celui de Venizélos.

Le 1er décembre 1916, cette politique incohérente, incarnée à Paris par Aristide Briand, aboutit à une tragédie : les troupes alliées tombent dans une embuscade royaliste avec des dizaines de victimes de chaque côté.

Ce que la presse française nomme les « Vêpres athéniennes » se prolonge par une chasse aux vénizélistes : arrestations, révocations, mise à sac de journaux, pillage de maisons, tortures et au moins une trentaine d’exécutions sommaires.

Les Alliés décident le blocus complet de la Grèce monarchiste et exigent une « cérémonie de réparation » avec salut aux drapeaux alliés…

Mais il faut attendre juin 1917 pour que, Lloyd George (qui connaît bien Venizélos) arrivant à la tête du cabinet de Londres et Ribot remplaçant Briand à Paris, la question grecque soit enfin tranchée. La tâche revient au sénateur français Jonnart. Le 11 juin, à bord du contre-torpilleur qui l’a amené au Pirée, il signifie au Premier ministre du roi que Constantin a 24 heures pour abdiquer.

Le 12 juin, le roi Constantinj déclare quitter le pays avec le diadoque (l’héritier légitime) et « laisser le trône » à son deuxième fils Alexandre (24 ans), choisi par les Alliés pour lui succéder. Ainsi se garde-t-il d'abdiquer ou renoncer au trône ! 

Jonnart fait occuper les points stratégiques de la capitale et exige du nouveau souverain la nomination de Venizélos comme Premier ministre.

Le 27 juin 1917, Venizélos reçoit à Athènes un accueil triomphal. Il épure les institutions et fait condamner pour haute trahison plusieurs chefs du gouvernement et ministres de Constantin

L'armée grecque, forte de 100 000 hommes, va pouvoir participer à l’offensive foudroyante commandée par le général Franchet d’Esperey en septembre 1918.

Le diplomate

Venizélos le diplomate.« Diplomate de premier ordre, très avisé, très documenté, très fin, sachant toujours ce qu’il veut. Avec cela d’une souplesse extraordinaire. (…) Il cède immédiatement dès qu’il voit que le moment n’est pas favorable mais reprend la question le lendemain ou le surlendemain…. En somme, il obtient tout ce qu’il veut. » L’éloge est du général Mordacq, un proche de ce Clemenceau qui avait qualifié « d’infâme besogne » le traité imposé à la Grèce en 1897.

Venizélos passera le plus clair de son temps à Paris d’octobre 1918 à août 1920, en vue de négocier le traité de paix avec la Turquie.

Sur les 1,8 à 2,2 millions de Grecs qui vivaient dans l’empire ottoman en 1914, autour d’un demi-million sont morts du fait des politiques jeunes-turques, qu’il s’agisse des conscrits envoyés dans des camps de travail où la mortalité est terrifiante, ou des Pontiques (Grecs des rives de la mer Noire) déportés selon des modalités fort proches de celles du génocide arménien.

Comment, après cela, le Crétois aurait-il pu ne pas exiger des gages sur le sort des Grecs de Turquie ?

À la « commission des affaires grecques », présidée par Jules Cambon, Venizélos se prononce pour le rattachement des Pontiques à l’État arménien, renonce à toute ambition sur Constantinople et échoue de nouveau dans ses revendications sur l’Épire du Nord. Il obtient la Thrace occidentale, bulgare depuis les guerres balkaniques, la Thrace orientale et les îles d’Imbros et Ténédos qui commandent l’accès aux Dardanelles.

En Asie Mineure, malgré les prétentions italiennes, le Conseil suprême autorise un débarquement grec à Smyrne, où se multiplient les heurts entre Turcs (moins de 30 % de la population) d’une part, Grecs (64 %) et Arméniens (2 %) de l’autre.

Mais le 15 mai 1919, alors que les soldats grecs sont accueillis en libérateurs par les Grecs et les Arméniens, des tirs provoquent panique et fusillade. Les Grecs reconnaissent une soixantaine de morts, les Turcs dénoncent des représailles de plusieurs jours et un bilan de 2 000 victimes. Le débarquement et ses suites tragiques sonnent l’heure de la révolte nationaliste de Moustafa Kémal.

Sur les instances de Venizélos, le Conseil donne mandat aux Grecs, le 21 juin 1920, de sortir du district de Smyrne pour rétablir l’ordre en Anatolie. L’offensive de l’armée grecque est foudroyante, mais Kémal a pour lui l’espace et le temps. Venizélos ne porte pas la responsabilité de la défaite de 1922, mais il vient d’enclencher le processus qui y conduit...

Venizélos signe le traité de Sèvres, 10 août 1920.Signé le 10 août 1920, le traité de Sèvres transfère pour cinq ans à la Grèce la région de Smyrne, son statut final – rattachement à la Grèce ou maintien dans l’empire ottoman – devant être tranché par plébiscite ou décision du Parlement local.

Deux jours plus tard, à Paris, gare de Lyon, où Venizélos prend le train pour rentrer en Grèce, deux officiers partisans de Constantin tirent sur lui.

La nouvelle rallume les passions à Athènes, où le chef de l’opposition royaliste est assassiné. Les deux Grèce se déchirent à nouveau malgré le triomphe de Venizélos, auquel le Parlement décerne le titre de « Sauveur de la patrie » et des lauriers d’or.

Pour ne rien arranger, Alexandre Ier meurt le 25 octobre 1920 des suites d'une morsure de singe.

Battu aux élections de novembre 1920, Venizélos quitte le pouvoir et se rend en France.

Amères déconvenues

Les royalistes organisent un plébiscite truqué au terme duquel Constantin 1er est rappelé sur le trône.

Dès lors, le roi va multiplier les bévues diplomatiques, les erreurs stratégiques en Anatolie, les limogeages d’officiers vénizélistes et les nominations de fidèles qui désorganisent l’armée.

Le 26 août 1922, l'armée grecque, épuisée et mal commandée, est bousculée par une contre-attaque kémaliste. Elle bat en retraite, non sans commettre nombre d'exactions, et le 15 septembre, évacue en catastrophe l’Asie Mineure.

Derrière elle, et jusqu’à l’incendie de Smyrne, les kémalistes multiplient les massacres de civils et de militaires pour signifier aux Grecs qu’ils n’ont plus d’avenir dans la nouvelle Turquie. L’exode d'un million et demi de Grecs commence. Il ne s’arrêtera plus.

Le 24 septembre 1922, un Comité révolutionnaire de colonels vénizélistes renverse le roi et met à sa place le diadoque Georges, cependant que les Grecs descendent dans la rue et réclament que soient punis les responsables de la Grande Catastrophe. Cinq ministres de Constantin et un commandant en chef sont condamnés à mort et exécutés.

Mais Venizélos refuse de reprendre la tête du gouvernement. Il préfère participer à la révision du traité de Sèvres qui s’ouvre à Lausanne en novembre 1922.

Le 30 janvier 1923, la Grèce signe une convention d’échange de populations qui contraint au départ les Grecs encore présents en Turquie. Contre le souhait de Venizélos, le représentant turc Ismet pacha (futur Inönü) impose des départs contraints et non volontaires. Les Occidentaux s'y résignent. 

Venizélos réussit seulement à en exempter les orthodoxes d’Istanbul (125 046 dont 108 725 Grecs) en échange du maintien en Grèce des 118 903 musulmans (Turcs, Pomaks bulgarophones ou Roms) de Thrace occidentale. Cette exemption permet aussi le maintien du patriarcat orthodoxe dans la « deuxième Rome ». Au total, 512 000 musulmans quittent la Grèce alors que 1,5 million de Grecs sont partis « à chaud » ou « échangés ».

Avec le traité de Lausanne du 24 juillet 1923, la Grèce conserve la Thrace occidentale ; elle restitue Imbros et Ténédos et doit payer des dommages de guerre. Comme elle en est incapable, Venizélos négocie en contrepartie la cession sur la rive droite de l’Évros du triangle de Karagatis/Karaağaç, faubourg d’Édirne peuplé de Grecs mais où se situe la gare de la ville. L’armée turque dispose ainsi d’une tête de pont sur la rive grecque du fleuve !...

Notons que cette enclave est devenue à l'orée du XXIe siècle le point de passage terrestre le plus facile pour les migrants venant de Turquie, jusqu’à ce qu'en 2012, le gouvernement grec y construise un mur de 12,5 kilomètres de long et 3 mètres de haut.

Réfugiés grecs d'Asie mineure dans le théâtre d'Athènes en 1923-1924

Républicain par défaut

Tandis que Venizélos négocie à Lausanne, le gouvernement met en œuvre, au profit des réfugiés d’Asie Mineure, la législation que le Crétois a fait adopter sur l’expropriation des grands domaines : de 1917 à 1925, 1455 grandes propriétés sont démantelées et 1,6 million d’hectares distribués.

Le 16 décembre 1923 est élue une Assemblée constituante. Comme les partisans du roi ont boycotté le scrutin, les venizélistes libéraux emportent 250 sièges sur 397 et les vénizélistes de gauche 120. Trois jours plus tard, le roi Georges est prié de quitter le pays.

Le 24 janvier 1924, Venizélos revient au pouvoir mais les débats sur le régime sont si vifs qu'il s’évanouit par deux fois à la tribune de la Vouli ! Ne réussissant pas à dégager un compromis, il se retire moins d’un mois après son investiture. Le 25 mars, les députés déchoient la dynastie des Glücksburg de ses droits au trône et organisent un référendum sur la nature du régime. Le 13 avril 1924, 69,78 % des votants se prononcent pour la république dont l’amiral Koundouriotis, vieux compagnon de Venizélos, devient le premier président.

Les débuts du nouveau régime sont chaotiques : coup d’État du général Pangalos, vénizéliste mais partisan d’un pouvoir fort, aventure militaire en Bulgarie, rétablissement du régime constitutionnel par un nouveau coup d’État militaire, élections sans véritable vainqueur, gouvernement d’union nationale et adoption, enfin, d’une Constitution républicaine le 3 juin 1927 – la plus démocratique que la Grèce ait connue jusqu’alors, très proche dans son fonctionnement de la IIIe République française qui a servi de modèle.

Venizélos approuve la République, mais sans enthousiasme et de loin. Jeune sexagénaire, il joue les vieux sages dans sa ville de La Canée. On le consulte, on le sollicite ; il feint le détachement mais sans manquer une occasion de décocher un trait empoisonné à un gouvernement d’union nationale de plus en plus paralysé par ses divisions internes.

Sa « traversée du désert » crée un désir et la campagne législative de 1928 se fait davantage sur le retour de Venizélos que sur un programme politique : avec 46,94 % des suffrages, les libéraux enlèvent 178 des 250 sièges.

Elefthérios Kyriákou Venizélos, gravure de propagande (23 août 1864, Mourniés, Crète - 18 mars 1936, Paris)Le Crétois redevient Premier ministre en juillet 1928.

À l’extérieur, il va conduire une politique de bon voisinage. Il signe en 1928 et 1929 des traités d’amitié avec la Roumanie et la Yougoslavie – la création pour cette dernière d’une zone franche à Thessalonique stimule l’activité du port.

Il obtient aussi un traité d’amitié avec  Mussolini, ce qui l'amène à repousser l’appel à l’Énosi que lui lancent les habitants du Dodécanèse occupé par l'Italie depuis 1911. Comme il refuse de répondre à celui des Chypriotes, révoltés en 1931 contre le colonisateur britannique, arguant de la nécessité pour la Grèce d’avoir une « attitude correcte » avec son allié anglais : le temps de la Grande Idée est bien révolu.

Enfin, en juin 1930, sept ans après la Grande Catastrophe, il conclut avec Moustafa Kémal un accord qui met fin, pour les réfugiés de 1922-1923, à tout espoir d’indemnisation de leurs biens par la Turquie. Il fait même le voyage d’Ankara pour signer un traité d’amitié.

Cette réconciliation génère un essor des échanges gréco-turcs, sécurise – provisoirement – la minorité grecque d’Istanbul, établit la liberté de circulation et d’établissement pour les citoyens des deux pays : nombre de Grecs retournent vivre à Istanbul ou Izmir avec un passeport hellénique.

Sur le plan intérieur, le gouvernement Venizélos conduit un effort scolaire sans précédent, sous la responsabilité d’un jeune ministre qui fera parler de lui : Georgios Papandréou.

Mais alors que la Grèce a eu à peine le temps d’amortir le terrible choc de la Grande Catastrophe, elle doit affronter la crise mondiale partie des États-Unis en octobre 1929.

Le chômage explose, les grèves et les manifestations se multiplient et le Premier ministre se résout à dissoudre des organisations ouvrières et réprimer la presse.

Parallèlement, il lance une politique de grands travaux, tout en augmentant les impôts et en suspendant la convertibilité de la drachme. Mais le service de la dette atteint 40 % du budget et, après le refus d’un prêt par la SDN, la Grèce se retrouve en cessation de paiement.

Venizélos perd les élections de septembre 1932 qui, en raison du suffrage proportionnel, donnent une chambre ingouvernable. Il revient une dernière fois au pouvoir en janvier 1933 pour moins de deux mois. Il a juste le temps de faire adopter un scrutin majoritaire qui, le 5 mars, donne une majorité en sièges à l’opposition royaliste alors que les vénizélistes et leurs alliés ont obtenu une très légère majorité en voix.

Le proscrit

Le nouveau gouvernement engage aussitôt un processus de restauration monarchique tandis que l’extrême droite du général Metaxàs, ancien chef d’état-major de Constantin, demande la mise en accusation de Venizélos.

Le 6 juin 1933, le Crétois échappe de peu à un attentat : sa voiture est mitraillée et poursuivie en plein Athènes durant vingt minutes. Son garde du corps est tué, sa femme blessée. Quant aux assassins, qui ont bénéficié de complicité dans la gendarmerie et jusqu’au plus haut niveau de la Sûreté nationale et de la Sûreté spéciale, ils seront acquittés au terme d’une enquête que le gouvernement a tout fait pour freiner.

En riposte, un groupe d’officiers tente un coup d’État avec l'acquiescement de Venizélos. Mais ce Mouvement du 1er mars 1935, mal préparé, échoue. État de siège, censure, exécutions, épuration massive de l’armée, de l’administration, de l’université… L’heure de la revanche a sonné pour les monarchistes, dont les bandes commettent toute sorte de violences.

Puis un plébiscite truqué rappelle Georges II, qui, après de nouvelles élections où libéraux et monarchistes font jeu égal, et devant la perspective d’un gouvernement vénizéliste soutenu par les communistes, s’entend avec le général Métaxas pour établir, le 4 août 1936, une dictature couronnée inspirée du fascisme italien.

Exilé en France et condamné à mort par contumace, avant d'être grâcié par Georges II, Venizélos ne verra pas ce dénouement. Il est mort à Paris le 18 mars 1936. Sa dépouille est ramenée sur un navire de guerre à La Canée où les Crétois lui feront des funérailles « nationales ».

Funérailles nationales de Venizélos à La Canée (1936)

L’homme Venizélos

Premier mariage de Venizélos, 1891Né dans la famille d’un commerçant, le futur homme d'État devient chef de famille à la mort de son père : il a 19 ans. Derrière Venizélos, y a-t-il un Élefthérios ?

Toute sa vie, il restera attaché à la maison familiale de Halepa, ce quartier de La Canée où se retrouve la bonne société crétoise. Marié en 1891 avec Maria Katelouzou, il en occupe avec elle le premier étage, tandis que le reste de la famille vit au rez-de-chaussée.

Mais Maria meurt après trois ans seulement de mariage, en accouchant d'un deuxième fils. Élefthérios est profondément affecté par ce deuil : il a trente ans.

Second mariage de Venizélos, 1921.On lui attribuera quelques liaisons, mais il ne se remariera qu’à cinquante-sept ans, à Londres, avec Héléna Schilizzi, fille d’un homme d’affaires grec, de neuf ans sa cadette.

Elle l'encouragea à revenir en politique en 1928 et fut sérieusement blessée lors de l’attentat de 1933.

Parisien pendant la négociation du traité de Sèvres, après son échec aux élections de 1920, puis durant son exil, Venizélos habitera un total de onze années au n° 22 de la rue Beaujon (8e arrondissement).

Le stratège politique utilisa ses moments de retraite à établir une édition en grec moderne de cette œuvre majeure pour tout stratège et pour tout homme d’État qu’est L’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide.

L’héritage de Venizélos

Modernisateur de la vie politique, artisan de l’achèvement de la construction territoriale (à l’exception du Dodécanèse, rétrocédé par l’Italie en 1947), comme il l’a été de la première législation sociale, de la transformation de la Grèce en un pays de petits propriétaires fonciers ou d’un système moderne d’enseignement… l’héritage de Venizélos est multiforme.

Venizélos s'est montré également attentif au progrès technique. Ainsi est-il à l'origine de l'aviation militaire et commerciale grecque (raison pour laquelle on a donné son nom au nouvel aéroport d'Athènes).

Aucun de ses héritiers n’aura son « génie »  (y compris son fils, plusieurs fois ministre et Premier ministre).

Beaucoup d’officiers vénizélistes, victimes de l’épuration de 1935, se sont retrouvés dans la Résistance, tant du côté monarchiste que du côté communiste.

Les politiciens se sont montré quant à eux plus attentistes et maladroits. Papandréou a contribué au déclenchement de la guerre civile et Plastiras a échoué dans une tentative de réconciliation qui aurait pu faire de lui une manière de De Gaulle grec.

Papandréou a malgré tout réussi à incarner un espoir de renouveau démocratique au milieu des années 1960. Mais après 1974 et la dictature des colonels, le venizélisme a rapidement disparu du paysage politique grec. Les modérés ont rallié la droite de Karamanlis et l’aile gauche s’est agrègée au parti socialiste panhellénique (PASOK) fondé par Andréas Papandréou… le fils du précédent.

Venizélos avec ses associés et disciples.

Publié ou mis à jour le : 2022-09-06 15:03:21
aldo (05-04-2016 18:25:02)

magnifique condensé qui donne envie d'acheter les trois tomes

Rasmont Paul (03-04-2016 16:31:17)

Cet article enseigne bien des choses et met en lumière l'importance des désastres générés par de mauvais gouvernants. Nous vivons actuellement une époque tumultueuse et beaucoup ont le sentiment d'être conduits au désastre.

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net