La Grande Guerre a mérité son nom même si elle est hélas loin d'être le conflit le plus meurtrier qu'ait connu l'humanité. Elle fut surtout « grande » par son impact sur des sociétés déjà anémiées.
Survenue à l'issue d'un enchaînement de circonstances à peine compréhensible, elle a ruiné l'Europe, qui réunissait au XIXe siècle tous les atouts de la prospérité, de la grandeur et de l'harmonie.
Population & Sociétés, revue mensuelle de l'Institut National d'Études Démographiques (INED), a publié en avril 2014 une analyse statistique des pertes de la Grande Guerre. Voici la copie de ce document, sous la signature de François Héran, directeur de l'INED.
Une rétrospective brève et émouvante de la Grande Guerre, entre la Belle Époque et l'hommage au soldat inconnu, source : INA
La paix trahie
Le traité de paix signé le 28 juin 1919 avec les plénipotentiaires allemands dans la Galerie des Glaces du château de Versailles prend acte de la fin des monarchies en Allemagne et de l'établissement d'un régime républicain décentralisé. Il impose à Berlin une réduction de son armée à 100 000 hommes seulement et des réparations financières colossales que le vaincu est bien incapable de fournir.
L'Alsace et la Lorraine du nord font retour à la France. La Pologne est reconstituée sur le dos de l'Allemagne et de la Russie communiste, de même que d'autres petits États : Finlande, Lituanie, Lettonie, Estonie. L'Autriche-Hongrie laisse place à une petite république autrichienne germanophone, à laquelle il est expressément interdit de s'unir à l'Allemagne, ainsi qu'à une Hongrie indépendante et à une Tchécoslovaquie enclavée en Allemagne.
La Serbie s'agrandit de provinces autrichiennes et devient bientôt la Yougoslavie... L'Italie, amère, reproche aux Alliés de ne pas avoir récompensé son entrée dans la guerre (au demeurant peu efficace) par des concessions territoriales aussi étendues que prévu.
L'empire ottoman, qui ne possédait plus en Europe que sa capitale, Istamboul, et son arrière-pays, perd ses possessions arabophones : Syrie, Irak, Liban, Transjordanie et Palestine. La Turquie proprement dite, peuplée majoritairement de Turcs, est sauvée de la disparition grâce à la poigne d'un général, Moustafa Kémal.
Au total, pas moins de quatre empires sont rayés de la carte : Allemagne, Autriche-Hongrie, Russie et Turquie. Les petits États qui prennent leur place apparaissent aussi chétifs que vindicatifs. Aussi de nouveaux conflits sont-ils en germe dans les traités de paix ainsi que l'a fort bien montré l'historien Jacques Bainville, dès 1920, dans Les conséquences politiques de la paix.
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Cette carte montre l'Europe après la Première Guerre mondiale et les traités qui ont fait éclater les 4 empires de 1914. Noter la multiplication de petits pays inaptes à se défendre et le couloir de Dantzig qui partage en deux le territoire allemand.
Le prix de la guerre
Avec la Grande Guerre, pour la première fois dans l'Histoire de l'humanité, des peuples entiers ont été entraînés au combat par des généraux peu soucieux du sang versé.
Le conflit a connu les excès habituels à toutes les guerres : viols et assassinats de civils. Mais il s'est signalé aussi par la disparition du code de l'honneur habituel aux guerres européennes. C'est ainsi que l'on n'a pas hésité à bombarder des ambulances et achever des blessés. Il n'a plus été question de trêves comme par le passé pour ramasser les blessés.
Dès le début du conflit, les autorités des deux camps ont caché l'étendue des pertes à l'opinion publique tout comme les insuffisances et les erreurs du haut commandement, en censurant les journaux et bien sûr les lettres des combattants (Le Canard Enchaîné est né d'une protestation contre ce « bourrage de crâne »).
Les chiffres des pertes qui circulaient dans les commissions officielles étaient fantaisistes et même après la fin de la guerre, on eut beaucoup de mal à les cerner. Les historiens ont dû beaucoup fouiner avant de pouvoir évaluer le bilan humain de 51 mois de guerre totale pour l'Europe et en particulier la France :
La Grande Guerre aura mobilisé un total de 65 millions d'hommes, dont 8 millions de Français, et fait neuf à dix millions de morts au combat, dont environ :
• 1,8 million Allemands,
• 1,7 million Russes,
• 1,4 million Français (dont 100 000 « poilus des colonies »),
• 1,2 million Austro-Hongrois,
• 908 000 Britanniques (y compris 150 000 ressortissants du Commonwealth),
• 650 000 Italiens,
• 335 000 Roumains,
• 325 000 Turcs,
• 150 000 Serbes,
• 117 000 Américains,
• 88 000 Bulgares...
Les décomptes officiels ci-dessus donnent un total de l'ordre de huit millions de morts sur les champs de bataille. Mais les états-majors ont eu tendance à sous-évaluer leurs pertes. D'autre part, ils n'ont souvent pas pris en compte les soldats morts des suites de leurs blessures ou morts en captivité. À ces morts s'ajoutent plus de 20 millions de blessés et de mutilés. Les civils directement victimes de la guerre sont quant à eux en nombre beaucoup plus réduit (note).
La France a recensé le plus de morts par rapport aux mobilisés (168 pour mille) et par rapport à la population totale (34 morts pour mille habitants, contre 30 en Allemagne, 19 en Autriche-Hongrie...), avec un maximum de pertes dans les deux premières années :
• 1914 : 301 000 morts,
• 1915 : 349 000 morts,
• 1916 : 252 000 morts,
• 1917 : 164 000 morts,
• 1918 : 235 000 morts.
Bataille par bataille :
• Bataille des frontières et de la Marne (1914) : 250 000 morts,
• Offensives d'Artois et de Champagne (1915) : 232 000 morts,
• Bataille de Verdun (1916) : 221 000 morts,
• Bataille de la Somme (1916) : 104 000 morts,
• Offensives du Chemin des Dames et de Champagne (1917) : 78 000 morts,
• Offensives allemandes du printemps (1918) : 107 000 morts,
• Contre-offensives alliées et deuxième bataille de la Marne (1918) : 131 000 morts.
Les officiers recrutés parmi les jeunes les mieux éduqués ont eu plus de pertes que les hommes de troupe (18,5% de tués parmi les officiers ; 16% parmi les soldats) ; en effet, comme ils sortaient les premiers des tranchées, ils étaient les plus exposés au feu ennemi (41% des élèves de l'École normale supérieure ont été ainsi tués).
Les troupes coloniales étaient peu nombreuses en valeur absolue (un demi-million sur un total de 8 millions d'hommes mobilisés). Elles ont eu proportionnellement un peu moins de morts que l'ensemble de la troupe, soit environ 15% de leurs effectifs contre 16% des effectifs de soldats métropolitains (notons à ce propos que les Belges, à la différence des Français et des Britanniques, n'ont pas engagé dans la guerre les indigènes de leurs colonies).
Au début de la guerre, les autorités, croyant que celle-ci serait courte, ont mobilisé toutes les classes sociales sans distinction. Mais la guerre se prolongeant, il a fallu assurer le fonctionnement des transports et des usines, d'où une démobilisation partielle des cheminots, ouvriers et mineurs. Les paysans, qui n'eurent droit à aucune mesure de faveur, furent les principales victimes de la Grande Guerre (note).
Voici ci-après une exceptionnelle mise en scène du défilé de la Victoire, sur les Champs Élysées, le 14 juillet 1919, avec un mélange de pompe, d'émotion et de trivialité. Quoi de plus contrasté que les maréchaux à cheval sous l'Arc de triomphe et les mêmes maréchaux se congratulant telles de vieilles badernes en marge du défilé...
Les réjouissances consécutives à l'arrêt des combats ont été, dans d'innombrables foyers, contrariées par une épidémie surprenante et très mortelle. Pendant deux ans, en 1918 et 1919, un virus mystérieux s'est répandu en Asie d'abord puis dans le reste du monde. Des poilus rescapés des tranchées ont été tout d'un coup frappés par une fièvre sans raison apparente et ont dû s'aliter pour ne plus se relever. Des familles entières ont été décimées...
L'épidémie a provoqué au total près de 50 millions de morts, dont les trois quarts en Asie... [En savoir plus]
Voici ci-après une exceptionnelle mise en scène du défilé de la Victoire, sur les Champs Élysées, le 14 juillet 1919, avec un mélange de pompe, d'émotion et de trivialité. Quoi de plus contrasté que les maréchaux à cheval sous l'Arc de triomphe et les mêmes maréchaux se congratulant telles de vieilles badernes en marge du défilé...
Des séquelles durables
Les séquelles économiques, humaines et psychologiques de la Grande Guerre vont peser pendant de nombreuses décennies sur les pays belligérants.
La France, où se sont déroulées les principales batailles, a perdu le tiers de ses capacités de production. Les régions du nord et de l'Est sont ravagées et beaucoup de villes détruites. D'un point de vue strictement démographique, beaucoup de villages, dans toutes les régions du pays, ne vont jamais se remettre de la mort au combat de nombre de leurs garçons et de la condamnation au célibat de nombreuses jeunes filles (les « veuves blanches »).
Les populations civiles ont été relativement peu affectées dans leur chair par la guerre. Mais 4 millions de veuves de guerre et 8 millions d'orphelins ont aussi porté, pendant de longues décennies, le deuil des disparus.
Les civils comme les combattants ont été, aussi, brutalement frappés par un mal inattendu, la grippe espagnole, dont la propagation a été facilitée par les mouvements de population et l'affaiblissement physique des individus suite aux privations de toutes sortes.
Notons que si la guerre a fait progresser l'armement, avec l'apparition des chars blindés et de l'aviation de guerre, elle a aussi eu des effets plus positifs, notamment les progrès de la chirurgie réparatrice, mise au défi de soulager les « gueules cassées » (les mutilés de la face, au nombre de 15 000 en France).
L'incorporation des hommes valides a amené beaucoup de femmes à occuper les postes vacants dans les usines, favorisant de ce fait leur émancipation (dès l'époque de la guerre, on voit apparaître dans les quartiers bourgeois une nouvelle figure féminine : la « garçonne »).
La guerre de 14-18 constitue un tournant majeur de l'Histoire universelle. Elle a brisé net la suprématie européenne et entraîné le Vieux Continent dans une dépression durable et profonde dont il est momentanément sorti à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, une génération plus tard.
Si elle mérite, hélas, le qualificatif de « Grande » Guerre, c'est bien plus à cause de ces conséquences géopolitiques et morales que des pertes humaines et matérielles... Lire la suite
Vos réactions à cet article
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Jean Desmarès (08-09-2019 18:24:33)
rappelons que c'est en 1917 que fut voté le statut des pupilles de la nation... en raison du grand nombre de veuves et d'orphelins de guerre : 850,000 orphelins de guerre de 14/18 !
C'est par un jugement du tribunal de grande instance que se fait l'attribution du titre de "pupille de la Nation" qui donne le droit à l'aide de l'Office National des Anciens Combattants et Victimes de Guerre (ONACVG)
Ce statut existe encore maintenant...
Yves Petit (12-11-2017 18:55:34)
C'est bien dommage que la victoire de la France et des alliés lors de la Grande Guerre n'ait pu être assurée et consolidée en 1936 alors que les troupes allemandes ont eu l'effronterie de narguer la France qui n'a pas bougée.
Voilà bien ce manque de vision et ce manque de courage de la part des chefs d'état (Léon Blum dans ce cas-ci) qui, comme un boomerang, leur revient en pleine face tôt ou tard.
Jean Fossati (12-11-2017 17:19:16)
Bonne synthèse, à une erreur, importante, près : les pertes serbes n'ont pas été de 45 000 hommes mais de 450 000 hommes, soit 37% des militaires mobilisés. Il faut ajouter à cela 800 000 pertes civiles. Le tout pour une population de 4,5 millions d'habitants en 14. Ce que dit très bien le document de l'INED.
Anonyme (28-02-2016 10:53:19)
Je lis et relis ce passage plusieurs fois, à voix basse, à voix haute, en faisant le poirier mais rien n'y fait, je ne comprends pas :
"Les troupes coloniales, peu nombreuses en valeur absolue, ont eu quant à elles un peu moins de pertes que l'ensemble de la troupe (15% contre 16%) car elles supportaient en général moins bien les conditions climatiques du front [...]"
Mhax (11-11-2013 08:26:30)
Bravo pour vos articles , le courage en sera le fruit pour faire face aux défis que nous devons relevés , notamment en relevant nos manches et en baissant nos prétentions de niveau de vie ... si douillet !!! Trop d'évidence
Bruno Coussieu (04-11-2006 22:09:42)
Concernant Petain, comme la trés bien dit le générale de Gaulle "Pétain est mort en 1925". Mais sur la période de la grande guerre il a eu le mérite énorme d'être un chef économe du sang de ses soldats. Il disait à ses officiers " le feu tue". La tactique de l'état major français en 1914 étant l'offensive à outrance,( atttaquons, attaquons comme la lune), on a mesuré le carnage, car faire charger à la baïonnette des soldats en pantalons garance (rouge) devant des mitrailleuses; On arrive aux résultats monstreux de 300000 morts entre le 2 aout 1914 et le 31 decembre 1914. Statistiquement parlant, le nombre de morts est supérieur à la bataille de Verdun. Dont le vainqueur est le général Nivelle est non Pétain comme l'a fait croire l'historiographie de l'état français.
C'est Nivelle qui est nommé commandant en chef aprés le limogeage de Joffre. Et non Pétain.
Mais Nivelle responsable de la désastreuse offensive du chemin des Dames (80.000 morts en moins de quinze jours) passera vite aux oubliettes et les hommes politiques qui avaient cautionné son offensive se tourneront vite vers Pétain qui saura redonner confiance aux soldats, et juguler les différentes rébellions.
Jeanne Marion (26-09-2006 00:03:50)
Je viens de lire votre synthèse de la guerre de 1914 que je trouve très bien écrite et détaillée. Un grand bravo! grace à vous j'ai pu me remettre en mémoire les évènements tragiques qu'on connu nos ancêtres. Une petite critique cependant: vous avez oublié d'évoquer le général Pétain qui a fait preuve de beaucoup d'héroïsme en 1916 lors de la bataille de Verdun. C'est un grand homme dont la vie est malheureusement trop souvent résumée à la collaboration lors de la guerre de 1939-1945. Pour moi c'est un héros qui mérite d'être estimé de tous les français.