Italie

Le Mezzogiorno en question

L'Italie a été unifiée en 1871 seulement, sur une base essentiellement géographique : la péninsule close par l'arc alpin. Cette unité politique s'est doublée d'une unité linguistique.

Mais elle a paradoxalement aggravé des différences culturelles, économiques et sociales très anciennes entre, d'un côté, le centre de la péninsule et la plaine du Pô, de l'autre le Midi ou Mezzogiorno (en italien).

Yves Chenal.
Glorieuse Renaissance

Quand le sud de la péninsule et la Sicile accueillaient des colonies grecques plusieurs siècles avant notre ère, le nord et le centre voyaient se développer des civilisations indigènes, parmi lesquelles la civilisation étrusque.

Après l'épisode romain et les temps barbares, le sud jouit au milieu du Moyen Âge d'un indéniable rayonnement culturel, entre autres grâce aux conquérants normands et à une forte influence musulmane à Palerme. Les villes du nord, quant à elles, s'adonnent plutôt aux joies du commerce. Leurs marchands et banquiers retrouvent en particulier leurs homologues flamands dans les foires de Champagne.

Les élites cultivées de la péninsule se retrouvent autour de la langue toscane, magnifiée par Pétrarque et Dante et à laquelle tous les dialectes cèderont peu à peu le pas.

De grandes villes se développent au sud de la péninsule (Naples est ainsi à la fin du Moyen Âge et jusqu'au XVIIIe siècle une des plus grandes cités d'Europe) mais elles sont en moins grand nombre qu'au nord et au centre, où émerge une civilisation urbaine flamboyante et d'un genre inédit. Les artistes de la Renaissance italienne en perpétuent la gloire.

Le sud de l'Italie connaît un relatif déclin à la Renaissance et dans les siècles qui suivent : longtemps rattaché à l'Aragon puis à l'Espagne, il ne bénéficie pas de l'attention des souverains ibériques.

En 1759, les Bourbons de Naples, en la personne de Ferdinand IV, s'émancipent de la couronne espagnole et durant un siècle, à l'exception de la période napoléonienne, vont régner sur ce qu'on appelle le «royaume des Deux-Siciles». Monarques rétrogrades, ils ne parviennent pas à moderniser le pays.

1848 et la naissance du «problème méridional»

La révolution de 1848 accélère le dépérissement du royaume des Deux-Siciles et révèle les tensions qui traversent la région. C'est du reste à Palerme que débutent les mouvements insurrectionnels en Europe, lors d'une émeute, le 12 janvier 1848, qui se propage ensuite sur le continent.

Le roi Ferdinand II doit accorder une constitution libérale le 29 janvier. Rapidement, toutefois, des tensions apparaissent entre le gouvernement sicilien, qui demande une très grande autonomie, et les libéraux de Naples, toujours désireux de moderniser le royaume. En mai, le roi reprend le contrôle de Naples puis de l'ensemble du territoire.

Dès lors, il consacre son énergie et l'argent du royaume à renforcer son armée et sa marine. Il enferme aussi ses opposants dans des prisons qui lui valent des critiques de toute l'Europe. L'Anglais William Gladstone parle de la «négation de Dieu érigée en forme de gouvernement».

Durant ces années, les intellectuels du nord cherchent dans la politique gouvernementale les raisons du retard du sud. Il est vrai que la comparaison avec le Piémont, royaume qui se modernise et s'intègre à l'économie européenne, n'est pas à l'honneur du Bourbon Ferdinand II.

L'annexion à l'Italie

En 1860, les conspirations se multiplient mais c'est finalement Garibaldi qui met un terme à l'existence du royaume des Deux-Siciles. À la tête de ses volontaires, les «Mille», il débarque en Sicile le 11 mai 1860, alors qu'il n'en a nulle envie, et prend rapidement le contrôle de l'île. Il passe en août sur le continent, à Catane, et entre à Naples en septembre. La facilité de cette conquête prend tout le monde par surprise, y compris ses acteurs.

Garibaldi a toujours prétendu agir pour le roi de Piémont-Sardaigne Victor-Emmanuel II et, de fait, lui remet le pouvoir. Cependant le premier ministre piémontais, Cavour, se méfie comme de la peste de cet aventurier républicain, qui le contraint à annexer une région qu'il ne connaît pas. Il s'appuie pourtant sur les élites terriennes en place, satisfaites d'avoir au pouvoir un conservateur.

C'est cette alliance que symbolise le personnage de Tancrède dans le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, magnifié au cinéma par Luchino Visconti, avec sa célèbre remarque : «Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change» (1963).

Mal préparée, l'administration imposée par Cavour dans la région commet de nombreuses erreurs en ne tenant pas compte des particularismes locaux. L'unification du marché italien se fait au détriment du sud, dont l'industrie est tuée dans l'œuf et dont la productivité agricole est insuffisante. De plus, les troupes de Garibaldi sont démobilisées dès 1861, alors que le gouvernement introduit la conscription, haïe par la population, et relâche de nombreux prisonniers.

Déserteurs, délinquants et opposants constituent alors des groupes armés qui mènent, avec l'appui des Bourbons, une guérilla durant une bonne partie des années 1860. La proclamation de l'état de siège en 1862 ne fait qu'exacerber les tensions, d'autant que les troupes installées dans l'île y provoquent une grave épidémie de choléra en 1865-66 !

En septembre 1866, 40.000 émeutiers tiennent Palerme durant une semaine. On ne s'étonnera pas que ces décennies voient aussi le développement de la «mafia» en Sicile : le terme connaît alors une grande popularité, même si les origines des organisations criminelles demeurent obscures. Elles prospèrent assurément lors de ces périodes de tension et d'absence de pouvoir accepté par tous.

Alliance entre élites du Sud et gauche au pouvoir

Les intellectuels s'emparent de la «question méridionale» mais le gouvernement italien, obsédé par l'équilibre budgétaire, ne fait rien. En mars 1876, la gauche arrive au pouvoir après avoir passé un accord avec les grands propriétaires et élites du Sud : ces derniers obtiennent un contrôle beaucoup plus large sur leur région, en échange d'un soutien au gouvernement.

Autant dire que la question sociale est mise sous le tapis jusqu'à la Première Guerre mondiale. Ces décennies sont marquées en Italie par une grande désillusion devant les combines gouvernementales et le rôle international limité du pays.

On perd l'espoir d'une transformation en profondeur de la société. Sous l'influence des théories racistes qui ont cours partout, on en vient à considérer que les hommes du Mezzogiorno sont par essence paresseux et malhonnêtes. Eux-mêmes quittent l'Italie en masse pour tenter leur chance aux États-Unis mais aussi en Argentine et en Uruguay.

Après la Grande Guerre, le régime fasciste de Mussolini proclame sa volonté de rattraper le retard du sud, en particulier par des bonifications de terres. Dans le cadre de l'empire colonial italien, le Duce parle de faire de Naples la «reine de la Méditerranée» mais les résultats sont des plus limités.

Depuis 1943, le statu quo ?

Paradoxalement, la lutte énergique menée par Mussolini contre la mafia a abouti à rendre cette dernière indispensable et respectable aux yeux des Américains.

Avant de débarquer en Sicile, en 1943, ils prennent langue avec le «parrain» italo-américain Lucky Luciano, alors en prison, afin qu'il négocie le soutien des chefs mafieux de Sicile. Les Américains appuient même leurs demandes d'indépendance de l'île. La guerre finie, ils font volte-face et abandonnent leurs anciens alliés. Dès lors, la mafia sicilienne abandonne l'indépendantisme.

Depuis cette période, la situation n'a que peu changé. Les grands programmes destinés à industrialiser le sud n'ont pas eu le résultat escompté. En général, ils reposaient sur l'implantation de très grosses entreprises, souvent publiques, qui sont reparties lors de la crise des années 1970.

L'absence d'un tissu de PME (petites et moyennes entreprises), comparable à celui qui existe en Lombardie et en Toscane, empêche le développement réel de cette économie, qui demeure largement placée sous la coupe de la mafia. Les coups portés à Cosa nostra (nom de la mafia siciliene) l'ont affaiblie, mais la N'drangheta calabraise a pris le relais et est devenue une organisation tentaculaire.

Toute politique publique en direction du sud se heurte à un moment ou un autre au problème de la corruption, comme l'ambitieux projet d'un pont reliant la Sicile à la Calabre, sans parler des déchets toxiques illégalement enfouis que l'on découvre régulièrement.

Plusieurs hommes politiques ont été condamnés mais, parmi les personnalités présentes lorsque Benoît XVI s'en prenait à la mafia, plusieurs sont inculpées pour associations de malfaiteurs... Début septembre 2010, Angelo Vassallo, le maire de Pollica-Acciaroli, village proche de Salerne, a été assassiné. Il était connu pour son implication dans la lutte contre les associations criminelles.

La tentation sécessionniste du Nord

Si, pendant longtemps, des mouvements indépendantistes ont existé en Sicile, c'est aujourd'hui du nord que vient la remise en cause la plus vigoureuse de l'unité italienne.

La Ligue du nord, créée en 1989 par Umberto Bossi, est tournée contre les régions du sud, accusées de «sucer le sang» des habitants du nord. Du reste, son identité demeure des plus floues : elle s'intitule officiellement «Ligue du nord pour l'indépendance de la Padanie», c'est à dire de la région du Pô, un ensemble géographique qui n'existe pas et n'a pas de limites, sinon celles que le dirigeant veut lui donner.

La Ligue s'étend ainsi en Toscane, en Ligurie ou en Ombrie, des régions qui n'ont rien à voir avec la vallée du Pô. En réalité, c'est le rejet du sud et de l'autorité de Rome (considérée comme relevant du sud, alors que pour les Siciliens elle est au nord) qui sert de ciment au parti, avec l'attachement aux valeurs traditionnelles et le rejet des étrangers.

Un de ses slogans est ainsi «Roma ladrona, la lega non perdona» (Rome voleuse, la Ligue ne pardonne pas). Plus récemment, Bossi a déclaré que «les Romains sont des porcs», jouant sur l'abréviation de la Rome antique SPQR (Senatus PopulusQue Romanus) transformée en Sono porci questi romani.

Publié ou mis à jour le : 2019-08-20 15:43:40
ivan (18-10-2010 15:15:41)

Je trouve que cet article ne focalise pas l'attention sur le fait majeur, fondateur, de l'émergence des républiques italiennes, source de la Renaissance. Elles furent une vraie renaissance ou récupération de la mémoire culturelle romaine, perturbé par les invasions barbares. Venise a été fondée au VII siècle par des romains qui se sont réfugiés dans les îles marécageuses de la Lagune -depuis longtemps leur lieu de "villégiatura"- pour se protéger des invasions germaniques barbares. Leur république est née plus d'un siècle plus tard. C'est de cette mouvance de culture républicaine et gréco-romaine qui est émergée la Renaissance, qui n'est pas italienne pour rien! Et le mouvement d'émancipation des héritiers directs des romains, les italiens, s'est étendu dans la péninsule: la république d'Amalfi est au Sud, pas au Nord ! Elle fut détruite par ceux que votre article vante comme facteurs de progrès, les barbares féodaux venus de l'actuel territoire français, qu'ils avaient soumis auparavant. C'est à partir de cette invasion barbare que l'histoire du Sud italien a infléchi: les monarques aragonais n'étaient autre chose que les descendants des wisigoths féodaux, que tenaient le pouvoir en Castilla et Léon, mais encore en Aragón, soumettant les catalans et autres peuples qui rêvaient d'une résurgence culturelle, pas d'un Empire ! Pour sentir la différence culturelle des élites du Nord et du Sud de l'Italie, il suffit de comparer l'architecture urbaine des cités républicaines du Centre et du Nord, avec leur place centrale faisant lieu et tenant les fonctions de l'ancien Forum romain, en comparaison avec l'architecture palatine, sans forum, sans lieux républicains, que les barbares venus de leur lointain Nord (les Goths de la péninsule ibérique et autres lombards et vikings)ont construit dans les Sud italien.

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