Que serait le XXe siècle sans le pétrole ? Aucune civilisation n'a été autant que la nôtre dépendante à ce point d'une ressource naturelle et l'on a peine à imaginer qu'elle était presque inconnue il y a un siècle et demi.
Après la découverte d'un gisement en Pennsylvanie en 1859 par le « colonel » Drake, le pétrole devient un produit-clé de l'économie moderne. Il est d'abord utilisé dans l'éclairage domestique, sous la forme de pétrole lampant (pour les lampes), avant de l'être dans les transports, le chauffage et la production d'électricité. Le succès de l'automobile, avant la Grande Guerre, donne un coup de fouet à la consommation de pétrole, sous forme d'essence.
Très vite, la domination du secteur pétrolier va passer des exploitants de puits aux raffineurs ou, plus précisément, à un raffineur : John Davison Rockefeller, fondateur de la Standard Oil, un homme d'affaires rigoureux, rusé et sans état d'âme, caractéristique des grands entrepreneurs américains de la fin du XIXe siècle. Sa société en vient à posséder 80% du marché du raffinage américain, avant que la législation anti-trusts ne l'oblige à se scinder en 33 sociétés théoriquement indépendantes.
Après la Seconde Guerre mondiale, le pétrole, disponible à un coût très bas et aisément transportable, va faciliter l'expansion économique de l'Occident. Ce seront ce que l'on appelle en France les « Trente Glorieuses » (dico).
En ce début du XXIème siècle, les pays exportateurs de pétrole comme le Nigeria de Boko Haram, le Venezuela de Chavez et Maduro ou encore l'Algérie de Bouteflika témoignent bien malgré eux de la « malédiction de l'or noir ». Trop de richesses faciles débouchent sur le népotisme, la corruption à grande échelle, les investissements indiscriminés et pour finir, la misère et la désespérance...
Le Moyen-Orient, dont on commence à deviner les immenses réserves d'or noir, va devenir au XXe siècle un acteur-clé du secteur, attisant les convoitises des grandes entreprises et des États occidentaux.
Un homme d'affaires britannique, William Knox d'Arcy, obtient en 1901 une concession pétrolière en Perse, sans jamais y avoir mis les pieds. Il fonde une compagnie qui fait son entrée en bourse le 19 avril 1909 sous le nom d'Anglo-Persian (aujourd'hui BP).
Tout s'accélère avec, en 1911, la décision du Premier Lord de l'Amirauté, un certain Winston Churchill, de convertir au pétrole la flotte de guerre britannique, la Royal Navy.
Ses navires deviennent de la sorte beaucoup plus rapides que ceux fonctionnant au charbon, tels les navires allemands. Mais par cette décision, la Grande-Bretagne, qui est encore la première puissance mondiale, devient dépendante des gisements pétroliers d'outre-mer et en particulier du Moyen-Orient.
Pour assurer ses approvisionnements, le gouvernement britannique prend une participation majoritaire dans la société de William d'Arcy et lance la construction d'oléoducs géants à travers la Perse, vers les terminaux du Golfe.
« Monsieur 5% »
À la fin du XIXe siècle, un jeune ingénieur du nom de Calouste Gulbenkian, fils d'un riche négociant arménien d'Istanbul, a été chargé par le gouvernement ottoman d'un rapport sur les ressources pétrolifères de l'empire.
Négociateur avisé, il participe à Londres, en 1903, au rapprochement de la compagnie anglaise Shell, propriété de Marcus Samuel, autrefois spécialisée dans la commercialisation de coquillages du Koweit, et de la compagnie Royal Dutch, fondée à Sumatra (Indes néerlandaises) par l'ingénieur hollandais Aeilko Tans Zijlker et reprise en main par un autodidacte de génie, le Hollandais Henri Deterding.
C'est ainsi qu'est fondée une entité binationale anglo-hollandaise, la Royal Dutch Shell, concurrente directe de la Standard Oil.
Gulbenkian voit là-dessus le pétrole perse lui échapper au profit de William d'Arcy. Mais il se rattrape en fondant en 1912 la Turkish Petroleum Company. Son objectif : l'exploitation du pétrole de Mésopotamie, autour de Mossoul.
Il associe à son projet la Royal Dutch Shell, l'Anglo-Persian et la Deutsche Bank. Après la Première Guerre mondiale, les Allemands sont évincés de la compagnie au profit des Américains et des Français (Compagnie Française des Pétroles, CFP).
Gulbenkian va bénéficier jusqu'en 1940 d'une commission de 5% sur les bénéfices de la Turkish, ce qui lui vaudra le surnom de « Monsieur 5% » et une fortune colossale. Il la dépensera dans le mécénat culturel, notamment à Lisbonne... et dans un goût insatiable pour les très jeunes demoiselles.
Quand débute la Grande Guerre, nul ne soupçonne encore l'intérêt militaire du pétrole... à part les amiraux britanniques, devenus dépendants de celui-ci. Sur une recommandation de Churchill, Premier Lord de l'Amirauté, des troupes écossaises débarquent en Iran pour protéger les précieux champs pétrolifères de l'Anglo-Persian.
Les généraux perçoivent à leur tour la fonction stratégique du pétrole dès la contre-offensive de la Marne, en septembre 1914, quand il s'agit de transporter au plus vite sur le front les troupes cantonnées à Paris. On requiert au besoin les taxis.
Plus tard, à Verdun, la mobilisation à grande échelle des camions sur la « Voie sacrée » permet de bloquer l'offensive allemande. En 1917, enfin, c'est une armée américaine à peu près complètement motorisée qui traverse l'Atlantique. Le pétrole est devenu en quatre ans une composante indispensable de la guerre.
Les « Sept Sœurs »
La paix revenue, le pétrole devient le fluide vital des sociétés occidentales et un enjeu géostratégique de première importance, du fait du développement de l'automobile et de l'aviation. Il le restera jusqu'à nos jours.
En 1928, les patrons de Standard Oil of New Jersey (Walter Teagle), Anglo-Persian (John Cadman) et Royal Dutch Shell (Henri Deterding) concluent dans le plus grand secret, à Achnacarry, en Écosse, un accord décisif en vue de se partager les réserves de pétrole du Moyen-Orient et de maintenir des prix élevés tout en s'évitant les désagréments d'une concurrence sauvage.
Les autres grandes compagnies pétrolières vont rejoindre l'accord, formant un cartel surnommé les Sept Soeurs (« The Seven Sisters »).
L'accord sera gardé secret jusqu'en 1952. Cette année-là, le gouvernement américain le rendra public pour obliger le cartel à jouer le jeu de la concurrence et baisser ses prix de façon que les crédits accordés aux Européens dans le cadre du plan Marshall ne servent pas simplement à enrichir les pétroliers !
La Seconde Guerre mondiale se déroule dans une odeur de pétrole. Au début de la guerre, Hitler bénéficie des importantes réserves roumaines tandis que les Anglais sont entièrement dépendants des livraisons américaines.
En envahissant l'URSS et en lançant prioritairement ses troupes vers le Caucase et ses fabuleux gisements, plutôt que vers Moscou, le Führer veut garantir ses approvisionnements. Mal lui en prend car ses troupes rencontreront Stalingrad sur leur chemin et trouveront dans le Caucase des installations qu'auront détruites les Russes avant de se retirer.
Le pacte avec le diable
En 1944, un expert prend note des réserves fabuleuses de l'Arabie séoudite et en informe le président Roosevelt. Celui-ci, sitôt après la fameuse conférence de Yalta, rencontre le roi Ibn Séoud à Suez et lui offre sa protection tant contre ses rivaux de l'intérieur que contre ses ennemis du Moyen-Orient.
Ce pacte avec un personnage aussi peu recommandable que le souverain wahhabite se justifie aux yeux des gouvernants américains par la montée en régime des producteurs moyen-orientaux cependant que la part des États-Unis dans la production mondiale de pétrole tombe au milieu du XXe siècle en-dessous de 50%.
Standard Oil of New Jersey et Mobil, deux héritières du trust Rockefeller, s'installent en Arabie aux côtés de petites compagnies déjà présentes.
C'est le début d'une alliance qui ne se démentira pas malgré l'obscurantisme de la dynastie séoudienne et l'implication des Séoudiens dans le terrorisme islamiste et les attentats du 11 septembre 2001. À se demander si les États-Unis ne sont pas aujourd'hui plus dépendants des Séoudiens que l'inverse.
Dans le même temps, sitôt après la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques tentent de fomenter une sécession dans l'Azerbaidjan iranien, riche en pétrole. C'est la première crise de la guerre froide. Les États-Unis montent au créneau et obligent Staline à reculer.
Ces manigances des Grands inquiètent à juste titre les nouveaux dirigeants nationalistes du tiers monde.
En 1938, le Mexique fut le premier pays à avoir osé nationaliser l'exploitation de ses gisements de pétrole. Il est vrai que les abus des compagnies sur le terrain justifiaient amplement cette sanction. En 1951 survient le drame iranien : le Premier ministre Mossadegh, qui avait tenté d'exproprier l'Anglo-Persian, est chassé du pouvoir par un coup d'État commandité par les Britanniques et la CIA. Du coup, il faudra attendre vingt ans avant qu'un autre pays ose nationaliser ses hydrocarbures. Ce sera l'Algérie. Succès mitigé.
Guerre, misère et pétrole
En 1959, les compagnies pétrolières sont au summum de leur puissance. Elles décident de réduire unilatéralement les redevances qu'ils versent aux États producteurs. C'en est trop pour ceux-ci. À l'initiative du ministre vénézuelien du pétrole, ils forment dès l'année suivante un consortium : l'OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole).
Ses objectifs initiaux sont très modérés mais, une décennie plus tard, la guerre du Kippour de 1973 lui offre l'opportunité de révéler sa capacité de nuisance. Sur une injonction du ministre séoudien du pétrole Cheikh Yamani, l'OPEP décrète un embargo qui fait flambler les prix. L'organisation devient pour quelques années le maître des prix (« price-maker »).
Contrairement aux apparences, ce coup de force n'est pas pour déplaire aux compagnies pétrolières. Celles-ci, qui n'en demandaient pas tant, voient du coup leurs profits augmenter en flèche. Elles en profitent pour augmenter leurs investissements dans la prospection de nouveaux gisements.
Ce premier choc pétrolier a été assez rapidement absorbé par l'économie mondiale. Mais il n'en est pas allé de même du second, en 1978, qui provoqua un effondrement de l'économie mondiale. Confrontés à une hausse brutale du prix du baril (157 litres), les Occidentaux ont accompli de gros efforts d'économie sur le pétrole, si bien qu'au bout de vingt ans, à l'orée du XXIe siècle, il ne leur faut plus que 0,5 baril au lieu de 2 pour produire 1000 dollars de valeur ajoutée.
Le prix du pétrole semble de ce fait évoluer de façon erratique sans que l'OPEP ne le maîtrise. À vrai dire, ce prix est suivi de très près par Washington. En 1985, Ronald Reagan fait pression sur le roi d'Arabie saoudite Fahd pour qu'il augmente à tout va sa production de façon à faire chuter le prix du baril. Le président américain veut de cette façon accélérer la désagrégation de l'économie soviétique, laquelle repose en bonne partie sur ses exportations d'hydrocarbures.
De fait, l'Aramco inonde le marché et fait chuter le prix du baril de moitié environ, avec un seuil bas à 14,50 dollars en 1986. C'est une perte énorme de recettes fiscales pour l'URSS de Mikhaïl Gorbatchev, lequel voit sa marge de manoeuvre se réduire à rien. Le prix du baril remonte tout juste à 18 dollars en 1989 seulement, au moment où tombe le Mur de Berlin. Ainsi le pétrole aura-t-il eu sa part dans l'implosion de l'URSS.
En 2023, soit cinquante ans après le premier choc pétrolier, la consommation mondiale de produits pétroliers a quasiment doublé depuis 1973, à quasiment cent millions de barils/jour. Le fait nouveau, qui a bouleversé la diplomatie du pétrole, est l'irruption des États-Unis comme premier producteur mondial, grâce à son pétrole de schiste. Le pays devance la Russie et l'Arabie saoudite, cette dernière demeurant le premier exportateur mondial. À eux trois, ces pays extraient 40% du pétrole de toute la Terre...
Contrairement à une idée reçue, les produits pétroliers sont aujourd'hui bien moins chers qu'ils ne l'étaient avant le premier choc pétrolier, du fait de la modération des taxes et d'un choix collectif en faveur de la consommation d'énergie. En 1970, en région parisienne, la baguette de pain valait 0,55 franc et le litre de super exactement le double, soit 1,1 franc, environ un tiers du SMIC horaire (note) ; cinquante ans plus tard, la baguette revient à 1-1,2 euro et le litre de super à seulement 20% de plus, soit 1,2-1,4 euro et à peine un sixième du SMIC horaire.
Fluide vital des sociétés modernes (pour quelques décennies encore), le pétrole est aussi à l'origine d'une maladie sociopolitique qui combine désindustrialisation et corruption. Elle est baptisée dutch disease ou « maladie hollandaise », en référence aux Pays-Bas qui ont initialement mal géré l'exploitation de leurs gisements de gaz dans les années 1960. Leurs exportations de gaz leur ont valu d'énormes rentrées de devises étrangères, immédiatement converties en florins pour financer les importations. Il s'en est suivi une forte augmentation du taux de change de la monnaie nationale qui a entraîné un enchérissement des exportations traditionnelles des Pays-Bas et la ruine de nombreux secteurs industriels.
Pour de nombreux pays producteurs : Venezuela, Algérie, Nigeria, Angola, Gabon... cette « malédiction de l'or noir » s'avère une calamité sociale et un obstacle au développement. Cela sans parler de ses dommages environnementaux : marées noires et contribution au réchauffement climatique.
Dans ces pays exportateurs de pétrole ou de gaz, les ressources du sous-sol sont souvent même un facteur de régression politique et sociale ainsi que d'appauvrissement pour la plus grande partie de la population. Cela vient de ce que les dirigeants détournent les redevances pétrolières versées par les compagnies étrangères pour à la fois s'enrichir à titre personnel, tisser un réseau de soutiens grâce à de généreux cadeaux, enfin financer une armée et des forces de sécurité intérieure propres à garantir leur pouvoir.
Ils consolident également leur soutien populaire en distribuant des aumônes aux citoyens les plus pauvres, au risque de détruire le potentiel industriel et agricole du pays et de le rendre complètement dépendant des importations de produits alimentaires et manufacturés. C'est ce qui s'est passé au Venezuela avec le président Chavez. L'effondrement des recettes pétrolières sous le mandat de son successeur Maduro a achevé de ruiner le pays ; un paradoxe proprement incroyable dans ce pays au potentiel agricole fabuleux et possédant les plus grandes réserves prouvées de pétrole du monde.
Pour observer les effets de la « malédiction de l'or noir », on peut aussi comparer l'Algérie, riche de son pétrole mais aussi mal gérée qu'il est possible, à son voisin marocain, qui se développe vaille que vaille car son gouvernement ne peut compter que sur les impôts, eux-mêmes dérivés des richesses créées par les citoyens.
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Jérôme Chiffaudel (19-08-2013 21:46:52)
Aux marées noires et au réchauffement climatique on peut ajouter les "marées noires terrestres" qui engluent les régions productrices au gré des fuites des canalisations, un exemple flagrant étant le Nigeria.