Érasme de Rotterdam (1469 - 1536)

Un homme épris de vérité

À 40 ans, Érasme a déjà bourlingué dans toute l'Europe et s'est acquis une solide réputation d'humaniste et de fin lettré...

C'est alors qu'il va écrire et publier des ouvrages d'un grand retentissement, à commencer par Éloge de la folie. Composé pour se distraire en l’honneur de son ami Thomas Moore, c’est cet ouvrage qui le fera connaître jusqu’à aujourd’hui. L’engagement humaniste d’Érasme ne se borne pas à dépeindre les mœurs de son temps, il le pousse aussi à entreprendre une nouvelle traduction bilingue du Nouveau Testament, en grec et en latin. Ce « prince » inspira aussi Luther dont il essaya de défendre les thèses auprès du pape mais la conciliation s’avéra impossible…

Matthias Mauvais

L’Éloge de la Folie

Lors de son voyage assez long vers l’Angleterre, Érasme avait commencé la rédaction d’un petit texte pour se divertir, sans se douter qu’il s’agirait de son plus grand succès. En arrivant chez Thomas More, il termina ce petit ouvrage pas très sérieux et le dédia à son ami qui l’avait accueilli chez lui. Il s’agit bien sûr de l’Éloge de la Folie, imprimé pour la première fois à Paris en 1511 sous le titre Encomium Moriae, dont le terme Moria (« la folie ») a été directement inspiré par le nom de Thomas More.

Illustration d'Hans Holbein le Jeune en marge d'une édition précoce de L'Éloge de la folie, 1515, Suisse, Kunstmuseum Basel. Agrandissement : Illustrations de Hans Holbein le Jeune pour l'édition de Bâle en 1676, médiathèque protestante de Strasbourg.Dans cet ouvrage, c’est la Folie personnifiée qui parle et qui commence par célébrer avec une emphase parodique son empire sur le monde. À travers cette mise en scène, Érasme déploie une critique de l’ensemble des mœurs, goûts et opinions de la société de son temps et passe en revue tous les fous qui veulent se faire passer pour sage : les philosophes, les grammairiens, les poètes, les rois, les courtisans, les militaires, les marchands, mais surtout : les théologiens, les papes et les moines : « Aujourd’hui […] ces pasteurs ne font rien que se bien nourrir », peut-on lire à ce sujet. Rabelais n’écrira pas autre chose…

Un docteur en théologie et un fou. Illustration de L'Éloge de la Folie par Holbein le Jeune, édition de Leyde, 1713.Tous les vices et les péchés sont dénoncés, car en réalité lorsque la Folie parle, c’est bien la parole du Christ qui résonne ; l’ouvrage est certes un sermon, mais c’est un sermon plein d’ironie mordante. Et puis, l’ouvrage se termine par un rappel des vérités évangéliques ainsi qu’une exhortation à se convertir. La simple satire nous mène alors jusqu’ « aux confins de la mystique » avec, pour finir, cette célébration de la sainte folie de la Croix et de l'espoir en Dieu. Le texte fut traduit dans pratiquement toutes les langues vernaculaires et devint l'un des best-sellers européens de la Renaissance.

La traduction du Nouveau Testament

Entre 1511 et 1514, Érasme vécut à Cambridge dans sa maison où il menait, écrit-il, « la vie d’un escargot ». Pour vivre, il donnait des cours, mais toujours sans grande conviction. Alors il rédigea un programme d’éducation destiné aux élèves des écoles latines : le De ratione studii (1512), dans lequel il développait une nouvelle méthodologie qui allait à l’encontre de la pédagogie scolastique, et dont l’influence fut importante sur l’évolution de l’enseignement (les jésuites s’en inspireront dans l’écriture de leur ratio studiorum).

C’est aussi à cette époque que l’humaniste travaillait d’une part, sur une édition des œuvres de saint Jérôme (vers 347-420), ce Père de l’Église traducteur de la Bible en latin, qu’il considérait comme « le plus docte et le plus éloquent de tous les chrétiens » ; et d’autre part, qu’il commençait son travail de traduction du Nouveau Testament.

Le Caravage, Saint Jérôme écrivant, 1606, Rome, Galerie Borghèse.

Son objectif était alors d’établir la première édition imprimée du Nouveau Testament en grec (à l’aide de plusieurs manuscrits byzantins, tardifs, que lui-même possédait), puis à partir de ce texte grec, de proposer une nouvelle traduction en latin que l’on pourrait alors comparer avec le texte de la Vulgate. Pour mettre en œuvre cette édition bilingue, qui demandait l’emploi de caractères grecs et latins, il fallait faire appel à un professionnel talentueux.

Portrait de Johann Froben d'après Hans Holbein le Jeune, XVIIe siècle.Le 15 août 1514, Érasme arriva à Bâle pour rencontrer l’imprimeur humaniste Johannes Froben, déjà reconnu dans l’Europe toute entière pour la qualité de ses éditions savantes. Il s’installa chez son beau-père où il trouva une vie presque familiale et ce fut le début d’une longue amitié entre les deux hommes qui se mirent aussitôt au travail.

Dès le mois de février 1516, l’impression du Novum Instrumentum omne (Nouveau Testament) fut terminée ainsi que l’édition des œuvres de saint Jérôme. Le prince des humanistes présentait là une des plus grandes et des plus essentielles réalisations éditoriales de son temps, tout en démontrant sa parfaite maîtrise des langues anciennes et de la théologie.

Page de titre du Nouveau Testament érasmien (1516).Le texte était accompagné d’une introduction sur « la Méthode de la vraie théologie » dans laquelle Érasme incitait les chrétiens à lire directement l’Écriture pour accéder librement à la loi du Christ. Il provoquait ainsi l’institution ecclésiastique mais aussi toute la pensée scolastique, ce qui mit en colère de nombreux théologiens qui craignaient de voir leur autorité décliner.

Mais Érasme se défendit : « Voilà des gens qui ne veulent pas qu’on rétablisse un texte, crainte de sembler avoir ignoré quelque chose. Ils nous opposent l’autorité fictive des synodes ; ils exagèrent la grande crise de la foi chrétienne ; ils accréditent les dangers de l’Église […] et d’autres fumées de cette sorte auprès de la foule ignorante et superstitieuse ».

Il est compréhensible que l’exégèse biblique ait pu effrayer les défenseurs de la foi. Cette science naissante apportait une vision distanciée à l’égard des Écritures Saintes, en introduisant l’histoire et la philologie au cœur même des textes sacrés. Finalement l’apparition de cet esprit critique n’établissait rien d’autre que le fondement intellectuel de la modernité.

Malgré tout, en 1517, Léon X fit savoir à Érasme qu’il approuvait le Nouveau Testament de Bâle. Celui-ci allait servir de base à presque toutes les traductions en langues modernes du Nouveau Testament et notamment pour la Bible allemande de Luther (1522), la Bible en moyen-anglais de William Tyndale (1525) et la Bible du roi Jacques (King James Version,1611).

L’Institution du Prince chrétien

Après le Panégyrique de 1504, Érasme eut de nouveau l’occasion de rédiger un texte destiné à son souverain dont il avait la charge de conseiller. Philippe le Beau étant mort en 1506, c’est pour son fils et digne successeur Charles de Habsbourg - futur empereur sous le nom de Charles Quint - que l’humaniste composa l’Institution du Prince chrétien.

Un manuel qui sans surprise fut une invitation au roi à se conformer à l’idéal humaniste, un texte donc truffé de références à l’Évangile et aux auteurs de l’Antiquité. Il nous révèle l’idée qu’Érasme se faisait du bon gouvernement : une monarchie, certes de droit divin, mais tempérée, qui se soucie de l’intérêt général et qui veut éviter la guerre à tout prix. C’était une vision bien différente de celle que l’on pourra bientôt lire dans Le Prince de Machiavel, composé en 1513 et publié en 1532.

Luther et ses collaborateurs (dont Érasme et Melanchton), d'après l'originale de 1558 par Lucas Cranach le jeune. (Détail).

Entre Rome et les luthériens : la « tiédeur coupable »

Inutile de dire que les travaux d’Érasme furent appréciés par tous les futurs luthériens : Philippe Mélanchthon, Wolfgang Capiton et bien sûr Martin Luther lui-même qui n’était encore qu’un jeune moine augustin étudiant à Erfurt. Par ailleurs, le 31 octobre 1517, lorsque ce dernier afficha ses 95 thèses pour dénoncer la nouvelle campagne d’indulgences menée par Léon X, l’humaniste hollandais approuva son geste et enverra même un exemplaire du texte à Thomas More.

Érasme recevant un livre d'un ange, Diogène Baptist Jacobus, XVIIIe siècle.Au début du conflit, il tenta de défendre la position de Luther auprès du pape et d’expliquer le sens de sa démarche, toujours dans le souci de préserver la paix et l’unité de l’Église. Mais il fut très vite coincé comme dans un étau entre la fureur des deux partis.

D’un côté, les luthériens demandaient à l’humaniste une reconnaissance pleine et entière, ce qu’il ne pouvait accorder car il reconnaissait la nécessité d’une hiérarchie ecclésiastique et la présence du pontife romain à la tête de la chrétienté (pour lui la chrétienté doit passer par Rome et par la langue latine !).

De l’autre, les théologiens de l’université de Louvain (où résidait Érasme depuis 1517) - qui l’accusaient d’avoir couvé l’œuf de la Réforme - lui demandaient maintenant de condamner officiellement Luther, ce qu’Érasme, très attaché à son indépendance intellectuelle, refusait de faire : « Je resterai moi-même afin de pouvoir travailler à la renaissance des bonnes lettres », (lettre du 30 mai 1519).

En choisissant une position nuancée, l’humaniste se fit beaucoup d’ennemis d’un côté comme de l’autre. Luther surtout, qui multipliait les outrances et la violence verbale, ne supportait pas ce qu’il appelait sa « tiédeur coupable », mais la réponse d’Érasme fut claire : « Il me semble qu’on progresse mieux par la réserve et la modération que par les éclats. » La rupture devint inévitable en 1521 lorsque les écrits de Luther furent brûlés et qu’il fut excommunié par le pape.

Suite à l'Édit de Worms du 25 mai, il fut mis au ban du Saint-Empire par Charles Quint qui menait une politique répressive envers les réformateurs et tous ceux qui écrivaient sur l’Écriture et la foi sans l’autorisation d’une faculté de théologie. Ces évènements signèrent l’échec de la politique humaniste d’Érasme dont les livres échappèrent de peu au bûcher.

Luther à la Diète de Worms en 1521, peinture historique d'Anton von Werner, 1877.

La décennie 1520 fut marquée par la querelle avec les luthériens qui le firent sortir malgré tout de son isolement intellectuel et de sa « tour d’ivoire » d’écrivain. En 1523, Ulrich von Hutten qui avait été excommunié avec Luther, lui reprocha son manque d’engagement dans Expostulatio cum Erasmo, (Expostulatio : « le crachat »).

On doit notamment à ce dernier la célèbre expression : Erasmus est homo pro se (« Érasme vit uniquement pour lui, pour sa réputation »). Attaque à laquelle Érasme répondra dans la Spongia (« l’éponge »), mais qui ne parvint jamais à Hutten qui mourut entre temps de la syphilis.

Au même moment, une querelle théologique se déclara entre Érasme et Luther au sujet des notions de grâce et de libre arbitre. Ainsi en septembre 1524, l’humaniste batave publia De libero arbitrio, « Du libre arbitre », un traité dans lequel il défendait un idéal d’humanisme chrétien fondé sur le libre arbitre, qui veut que l’homme par l’exercice de sa volonté et de sa raison puisse collaborer avec Dieu à son propre salut. Traité auquel Luther répondit en 1525 en publiant De servo arbitrio, « Du Serf-Arbitre », dans lequel il reprenait une notion augustinienne de la grâce qui limite la liberté de l’homme par rapport à Dieu.

Deux approches antagonistes

Érasme se montrait toujours nuancé, subtil voire même insinuant tandis que Luther était connu pour être entier, cassant et brutal : « […] de leur épiderme à leurs fibres les plus secrètes, ils appartiennent à des races différentes et ennemies : esprit de conciliation contre fanatisme, raison contre passion, culture contre force primitive, internationalisme contre nationalisme, évolution contre révolution », (Stefan Zweig, Érasme : grandeur et décadence d’une idée, 1934).

L’échec de la paix et la fin du premier humanisme

Après avoir quitté Louvain en 1521 pour s’éloigner des catholiques radicaux, Érasme, en 1529, dut fuir la ville de Bâle où venait d’éclater la révolte religieuse dirigée par Oecolampade, l’un de ses anciens amis. Il s’installa à Fribourg en Brisgau où les habitants étaient restés catholiques et où l’université lui était très favorable.

Hans Holbein le Jeune, Érasme, 1523, Londres, National Gallery. Agrandissement : Eugène Siberdt, Érasme et Quentin Matsys, 1908, musée royal des Beaux-Arts d'Anvers.En 1530, il en profita pour composer un petit traité destiné à l’éducation des enfants : La civilité puérile, qu’il dédia à Henri de Bourgogne, le fils d’un conseiller de Charles Quint. Cet ouvrage, qui aborde aussi bien les questions de bienséance, de comportement social que d’hygiène, connut un succès durable et fut utilisé par les Frères des Écoles chrétiennes jusqu’au XIXe siècle !

Cela nous rappelle d’ailleurs que les œuvres pédagogiques de l’humaniste hollandais (les Adages, le De Duplici copia verborum, le De Conscribendis epistolis, les Apophtegmata, etc.), eurent finalement une influence supérieure et connurent plus de rééditions que ses travaux scripturaires et ses traités moraux.

Charles Quint convoqua la Diète d’Augsbourg entre juin et novembre 1530 pour tenter de rétablir l’unité religieuse de l’Empire en obtenant la soumission des princes réformés. Mais cette assemblée œcuménique, à laquelle ni Érasme, ni Luther ne participèrent, fut un nouvel échec et la première guerre de religion du XVIe siècle éclata quelques mois plus tard sur le champ de bataille de Kappel où le réformateur suisse Zwingli trouva la mort.

Avec les conflits religieux, la voix des humanistes n’arriva plus à se faire entendre, annonçant ainsi le déclin de la grande période humaniste. Érasme était malade, il souffrait de calculs urinaires et d’une tumeur ou d’un abcès à l’abdomen. Sa vie d’itinérance l’avait beaucoup fatigué et le vin de Bourgogne avec lequel il se soignait ne suffisait plus à calmer ses douleurs.

En 1534, alors qu’il savait que ses jours étaient comptés, il publia son De praeparatione ad mortem (la « préparation à la mort »), un ouvrage spirituel à propos de la vie conçue comme une méditation perpétuelle sur la mort, une idée qui sera bientôt reprise par Montaigne (« Philosopher, c’est apprendre à mourir »).

En 1535, il refusa le chapeau de cardinal que lui offrait le pape Paul III, comme il avait refusé quelques années plus tôt un évêché, et durant toute sa vie les multiples offres de chaires des universités les plus prestigieuses d’Europe. Le 6 juillet de la même année, il apprit que son ami de jeunesse Thomas More venait d’être exécuté à Londres ; cet évènement fut vécu comme un véritable drame par Érasme.

Un an plus tard, dans la nuit du 5 au 6 juillet 1536, le « prince des humanistes » s’éteignit à son tour, en l’absence de prêtre catholique et donc des derniers sacrements. On peut imaginer la souffrance d’un homme qui, toute sa vie, avait espéré voir émerger la res publica christiana, une Europe unie dans la chrétienté, et qui voyait dans ses derniers instants le continent se déchirer dans des guerres de religions qui prendront près d’un siècle à s’arrêter.

Érasme avait légué tous ses biens aux pauvres, et la ville de Bâle lui réserva des funérailles solennelles : les étudiants de l’université portèrent son cercueil jusqu’à la cathédrale dédiée au culte réformé où l’on peut encore apercevoir aujourd’hui son tombeau.

Publié ou mis à jour le : 2025-02-04 21:45:03

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