Robert d’Arbrissel (v.1045-1116)

L’iconoclaste fondateur de Fontevraud

Gravure du buste du bienheureux Robert d'Arbrissel, in Les vies des saints du Poitou et des personnages d'une éminente piété, Charles de Chergé, 1856. Agrandissement : Robert d'Arbrissel, fresque d'Alphonse Le Henaff, Cathédrale Saint-Pierre de Rennes, entre 1871 et 1876.« Personnage étrange à nos yeux, étrange aux yeux de ses contemporains » écrivait Georges Duby. Robert d’Arbrissel (v.1045-1116) souleva de son vivant l’enthousiasme ou la réprobation.

Une réputation sulfureuse entoure toujours la mémoire du fondateur de l’abbaye de Fontevraud. Elle est due en grande partie à son audace de placer une femme à la tête de l’ordre et de lui donner autorité, non seulement sur les moniales, mais aussi sur les moines, ce qui remettait en cause l’ordre établi.

Mathilde Dillmann

Les sources contemporaines

La vie de Robert d’Arbrissel est connue par deux hagiographes contemporains. Baudri, abbé du monastère Saint-Pierre de Bourgueil (près de Fontevraud) et archevêque de Dol, rédigea une Vie du fondateur de Fontevraud à la demande de Pétronille, la première abbesse, qui commanda aussi un autre récit au prieur des frères fontevristes, André.

Église Notre-Dame de l'Assomption (35), Statue du Bienheureux Robert d'Arbrissel, XVIIe siècle.Parmi les autres sources contemporaines sont connues une unique lettre de Robert d’Arbrissel. Elle est adressée à la comtesse de Bretagne Ermengarde. Son style permet de donner une idée de l’éloquence qu’il déployait dans ses prédications.

D’autres missives apportent de précieux renseignements sur les relations de Robert avec la hiérarchie ecclésiastique : deux lettres envoyées à Robert d’Arbrissel par des ecclésiastiques (Marbode, évêque de Rennes et Geoffroy, abbé de la Trinité de Vendôme) rapportent les nombreuses accusations portées contre le prédicateur.

La «  conversion » d’un prêtre, fils de prêtre

Les débuts de la vie de Robert d’Arbrissel sont mal connus. Il est probablement né vers la fin de la première moitié du XIe siècle, peut-être plus précisément vers 1045, si on prend au sens littéral l’âge de soixante-dix ans donné dans son oraison funèbre en 1116. Son lieu de naissance est le petit village d’Arbrissel, dépendant du diocèse de Rennes.

L'église Notre-Dame d'Arbrissel, XI-XIIe siècle.Il est « fils de prêtre, issu de générations de prêtres », ce qui n’a rien d’exceptionnel en un temps où le célibat des prêtres séculiers n’est guère respecté, surtout dans les paroisses rurales.

C’est seulement une trentaine d’années plus tard, en 1074, que la réforme grégorienne condamne la « clérogamie » et proclame la déchéance des prêtres vivant en concubinage. Son application ne va pas sans grandes difficultés en France où elle fait l’objet de nombreuses contestations.

À la mort de son père, Robert devient à son tour curé de la paroisse. Il étudie la théologie à Rennes, puis à Paris où il suit peut-être l’enseignement d’Anselme de Laon. Ses biographes rapportent sa « conversion » à la réforme des mœurs du clergé entreprise par Grégoire VII.

Devenu le conseiller de l’évêque de Rennes Sylvestre de la Guerche, il tente pendant quatre années de la faire appliquer sans succès. Il ne parvient qu’à s’attirer l’inimitié du clergé breton et, à la mort de son protecteur (vraisemblablement survenue en 1093), il doit quitter son poste et se réfugier à Angers.

Il se plonge à nouveau dans l’étude de la théologie et finit au bout de deux ans par vouloir se retirer du monde et vivre selon un idéal ascétique.

Joos de Momper, Ermitage de moines dans une grotte, entre 1575 et 1650, Paris, musée du Louvre.

Une vie d’ermite… et de prédicateur

Robert choisit de « vivre au désert » pour mener une existence d’ascèse et de prières. Depuis l’An Mil, l’idéal érémitique avait repris une nouvelle ampleur, notamment dans les milieux réformateurs.

Selon les exemples donnés par de grandes figures de saints, Robert, vêtu de haillons, s’impose des privations de toutes sortes : « porter un cilice de poils de porc, se raser la barbe sans eau, ne connaître d’autre lit que le sol, ignorer le vin ou les nourritures raffinées ou grasses, prendre rarement un court sommeil » (selon la Vie rédigée par Baudri).

Robert d'Arbrissel dans la forêt de Craon, Mayenne, Tiré de Mont-Rond @prieuresfontevristes.frIl erre dans la forêt de Craon, située entre la Bretagne et l’Anjou, comme d’autres ermites qui mènent alors la même vie de pénitence : Bernard de Tiron ou Vital de Savigny. Mais il se distingue par ses talents de prédicateurs qui lui valent de rassembler autour de lui une petite communauté.

Grâce au seigneur Pierre de Craon qui lui fait don de la terre de La Roë, il en vient à fonder vers 1095 une congrégation de chanoines réguliers selon la règle de saint Augustin reposant sur le dénuement, le travail manuel et l’ascétisme.

Depuis le milieu du XIe siècle, la papauté encourageait la création de ces communautés masculines qui conciliaient les exigences morales de la vie monacale (pauvreté, chasteté) et un engagement concret dans le monde. L’ordre des chanoines était ainsi auréolé d’un nouveau prestige, surtout depuis que le pape Urbain II avait déclaré qu’il offrait l’image de la vie de l’Église primitive.

Abbaye de La Roë, Mayenne angevine, lithographie de F. Benoist,  XIXe siècle.

Le soutien du pape… et les reproches de l’évêque

Lors de sa venue en France pour prêcher la première croisade, Urbain II convoque Robert et le charge de prononcer un sermon à l’occasion de la consécration de la nouvelle abbatiale Saint-Nicolas d’Angers le 10 février 1096.

L’éloquence de Robert lui permet de surmonter cette épreuve et lui vaut de recevoir officiellement de la part du pape une « mission de prédication » qui le désigne comme « Dei seminiverbum » (traduction latine du terme grec spermologos traditionnellement appliqué aux plus grands orateurs, et notamment saint Paul) : « semeur du Verbe divin ». Robert quitte donc La Roë et reprend sa vie ascétique de prédicateur itinérant.

Mais le soutien du pape ne lui épargne pas les critiques de la hiérarchie ecclésiastique. Une lettre de Marbode, évêque de Rennes, lui reproche ses excès : « Un habit abject sur une chair écorchée par le cilice, un capuchon troué, les jambes à demi nues, la barbe hirsute, les cheveux rasés sur le front, tu t’avances pieds nus dans la foule et tu offres un incroyable spectacle à l’assistance ; on dit que seule te manque une marotte pour avoir l’air d’un fou. (…) En outre, dans les sermons par lesquels tu enseignes d’ordinaire les foules vulgaires et les gens ignorants, non seulement tu reprends, comme il convient, les vices des assistants, mais tu énumères, déchires, lacères aussi les crimes des dignitaires, ce qui ne se doit pas. »

Par ses sermons comme par son ascétisme poussé à l’extrême, Robert dénonce le mode de vie du haut clergé et de la noblesse, et remet en cause l’ordre établi. C’est ce que condamne Marbode qui s’inquiète de l’influence des discours de Robert d’Arbrissel sur la population.

Le charisme de Robert d’Arbrissel attire à nouveau autour de lui toute une communauté qui prend le nom de « Pauvres du Christ ». Elle réunit « indistinctement hommes et femmes, de toutes conditions et de tous âges » ce qui constitue un autre des reproches formulés par Marbode. Car elle brouille les différences sociales et conteste la hiérarchie de la société féodale.

Le synéisaktisme

La mixité de la communauté, scandaleuse pour l’époque, s’inscrit au cœur de la recherche ascétique de Robert d’Arbrissel qui recherchait la tentation charnelle pour mieux la surmonter. Selon une pratique appelée synéisaktisme (connue depuis l’Antiquité où elle était déjà condamnée par Jean Chrysostome), il passait ses nuits parmi les femmes de sa communauté. Geoffroy, abbé de la Trinité de Vendôme, lui écrit, scandalisé : « Il est, dit-on, certaines femmes auxquelles tu permets d’habiter dans ta familiarité, avec lesquelles tu t’entretiens très souvent en privé ; et même, tu ne rougis pas de coucher fréquemment la nuit avec elles et au milieu d’elles. » Ce qui fournit une autre raison majeure de condamner sa conduite.
Tout aussi choqué, l’évêque Marbode l’accuse, non d’avoir rompu son vœu de chasteté, mais de se livrer à une épreuve si grande qu’elle peut susciter le péché d’orgueil. Le synéisaktisme contribua évidemment à entourer Robert d’Arbrissel d’une réputation sulfureuse. Les critiques de Marbode et de Geoffroy semblent pourtant avoir porté car Robert d’Arbrissel aurait fini par renoncer à cette pratique.

Pierre Paul Rubens, Angélique et l'Ermite, vers 1626-1628, musée d'Histoire de l'art de Vienne.

La fondation de Fontevraud

Vers 1101, Robert d’Arbrissel semble vouloir réorganiser sa communauté de manière plus conforme aux normes de son époque. Après de longues années d’errance, il se fixe avec toute sa communauté à Fontevraud, près de la Loire et à l’ouest de Saumur. Bien que situé à la limité de l’évêché d’Angers et de l’archevêché de Tours, le lieu dépend du diocèse de Poitiers.

Robert se place ainsi sous la protection de l’évêque Pierre II de Poitiers qui l’a toujours soutenu. Le domaine est concédé par Guillaume de Montsoreau et sa cousine Adélaïde de Rivière.

Robert d’Arbrissel met fin à la promiscuité entre hommes et femmes qui faisait scandale. Il sépare la communauté mixte qu’il organise en communauté double (selon le principe des ordres doubles monastiques) avec une stricte séparation en des lieux distincts. La communauté féminine attire rapidement de nombreuses femmes, venues de tous les milieux sociaux, mais souvent issues d’importantes familles de la noblesse.

Abbaye de Fontevraud.

Une femme à la tête de Fontevraud

Au bout de deux années, Robert d’Arbrissel reprend à nouveau sa vie de prédicateur itinérant et place la double communauté sous l’autorité d’une femme.

Ce choix est alors exceptionnel. Si les communautés religieuses féminines étaient dirigées par des femmes, et si des femmes pouvaient fonder des ordres religieux féminins, aucune femme n’avait jusqu’alors été placée à la tête d’un ordre double, à la fois masculin et féminin, et n’avait exercé son autorité à la fois sur des moines et des moniales.

Robert d’Arbrissel confie la direction de la double communauté à Hersende, sœur d’Hubert de Champagne et veuve de Guillaume de Montsoreau. Issue d’une importante famille de la noblesse liée au donateur des terres de Fontevraud, elle devient ainsi la première prieure.

Ce choix est avant tout pragmatique. Robert d’Arbrissel déclare choisir une femme qui « sache bien la temporalité ministrer », une veuve d’un haut lignage, habituée à diriger ses domaines, de préférence à une jeune fille sans expérience du monde, ne sachant « qu’avec Dieu confabuler ».

À la mort d’Hersende en 1109, une autre veuve, Pétronille de Chemillé (de la puissante famille de Craon qui avait donné à Robert d’Arbrissel la terre de La Roë) la remplace comme prieure. Elle devient abbesse en 1115, lorsque Robert d’Arbrissel, dont les forces déclinent, met en place sa succession.

La mort de Robert d’Arbrissel

Alors qu’il avait repris sa vie de prédicateur itinérant, Robert d’Arbrissel décède le vendredi 25 février 1116 au prieuré fontevriste d’Orsan dans le Berri.

Tombeau de Robert d?Arbrissel, abbaye de Fontevraud. Collection Gaignières, 1699. Après la fondation de Fontevraud, il avait en effet continué à fonder des prieurés. Une vingtaine d’établissements, dépendants de la maison-mère de Fontevraud, s’étendaient alors sur un vaste territoire : de Lespinasse (près de Toulouse) à Hautes Bruyère en forêt d’Yvelines, de la Lande-en-Beauchêne (au pays de Retz) à Beaulieu-en-Roannais.

Sa mort édifiante fut rapportée de manière très détaillée par ses biographes. La question du lieu de la sépulture se posa alors. Le prieuré d’Orsan souhaitait une inhumation sur place, ce qui lui aurait permis d’accroître considérablement sa notoriété. Il n’obtint pourtant que la conservation du cœur du défunt autour duquel s’organisa une dévotion populaire.

L’abbesse Pétronille réussit en effet à faire transférer la dépouille pour l’enterrer dans le chœur de l’abbatiale de Fontevraud, réaffirmant ainsi la prééminence de la maison-mère de l’ordre. Cette inhumation au sein de la clôture des religieuses empêcha l’accès au tombeau de Robert, et donc le développement d’une vénération populaire et d’éventuels miracles sur le tombeau qui auraient pu aider à obtenir sa canonisation.

Les tentatives menées auprès de Rome au XVIIe siècle puis au XIXe siècle échouèrent. L’examen des rares sources ne firent que raviver les scandales qui avaient entouré la vie de Robert d’Arbrissel.

Gravure du XVIIIe siècle évoquant le gisant disparu de Robert d'Arbrissel à l'abbaye de Fontevraud. Agrandissement : Tête du gisant de Robert d'Arbrissel, marbre blanc, 1624, Chauffoir (salle du Trésor) de l'abbaye de Fontevraud.

Une nouvelle image

Au XIXe siècle pourtant, une nouvelle vision du personnage émerge grâce aux auteurs romantiques qui passent sous silence les aspects scandaleux de sa vie.

Chateaubriand fait son éloge dans Le Génie du christianisme en le plaçant sur le même plan que Bernard de Clairvaux et en faisant un exemple de « bénédictin » défricheur et bâtisseur. « Fontevrault fut une véritable colonie établie par Robert d’Arbrissel dans un pays désert, sur les confins de l’Anjou et de la Bretagne. Des familles entières cherchèrent un asile sous la direction de ces Bénédictins : il s’y forma des monastères de veuves, de filles, de laïques, d’infirmes et de vieux soldats. Tous devinrent cultivateurs, à l’exemple des Pères, qui abattaient eux-mêmes les arbres, guidaient la charrue, semaient les grains et couronnaient cette partie de la France de ces belles moissons qu’elle n’avait point encore portées. »

Michelet le transforme en un féministe avant l’heure, soucieux de défendre les femmes contre le mépris que leur manifestait le clergé. Sa vision lyrique orienta longtemps le regard porté sur ce prédicateur controversé : « Le libre mysticisme entreprit de relever ce que la dureté sacerdotale avait traîné dans la boue. Ce fut surtout un Breton, Robert d’Arbrissel, qui remplit cette mission d’amour. Il rouvrit aux femmes le sein du Christ, fonda pour elles des asiles, leur bâtit Fontevrault et il y eut bientôt des Fontevrault par toute la Chrétienté. »

Sur Fontevrault (ancienne graphie pour Fontevraud), il écrit encore : « Molle et sensuelle contrée ! C’est bien ici que l’idée dut venir de faire la femme reine des monastères et de vivre sous elle dans une voluptueuse obéissance faite d’amour et de sainteté. Aussi jamais abbaye n’eut la splendeur de Fontevrault. »

Bibliographie

Jacques Dalarun, Robert d’Arbrissel, fondateur de Fontevraud, Paris, Albin Michel, 1986,
Jean-Marc Bienvenu, L’étonnant fondateur de Fontevraud Robert d’Arbrissel, Paris, Nouvelles éditions latines, 1981.

Publié ou mis à jour le : 2024-10-04 13:38:51

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