Du Congo à Mayotte

Le swahili, 2000 ans d’échanges et de mélanges

Le groupe linguistique swahili compte en ce début du XXIe siècle soixante à plus de cent millions de locuteurs, soit un dixième de toute l’Afrique subsaharienne.

Il est dérivé du groupe des langues bantous (dico), prédominantes en Afrique noire, mais s’en distingue par d’importants emprunts à l’arabe, dont près de 40% du vocabulaire selon certains linguistes. Le nom de swahili dérive d’ailleurs du mot arabe « sahel » qui désigne un littoral. Ces emprunts sont nés des contacts entre les populations du littoral de l’océan Indien et des commerçants et navigateurs venus de la péninsule arabe.

Dynamique et très vivant, le swahili est un ensemble de langues apparentées les unes avec les autres, qui s’étend aujourd’hui sur toute l’Afrique orientale, de l’Est du Congo (RDC) à Mayotte (France) !

La tradition littéraire swahilie remonte à plusieurs siècles, avec à l’origine des livres en caractères arabes et désormais, depuis le XIXe siècle, en caractères latins.

Vincent Boqueho et André Larané

Quand les Bantouphones rencontrent Romains, Grecs et Arabes

La préhistoire du swahili remonte à 500 avant J.-C. Les Bantouphones ont déjà amorcé leur expansion depuis le Cameroun grâce à la maîtrise de l’agriculture mais ils restent encore cantonnés au niveau des Grands lacs africains. C’est à cet endroit qu’ils acquièrent la métallurgie du fer, ce qui leur permet d’accélérer leur expansion sur une bonne part de l’Afrique orientale et Australe.

C’est vers le IIIe siècle de notre ère que l’Afrique orientale sort de l’ombre grâce au dynamisme commercial de l’empire romain. Les populations situées autour des détroits de Bab el-Mandeb contrôlent alors le commerce entre Rome et l’Inde, ce qui amène à l’émergence de deux royaumes puissants de part et d’autre : celui d’Aksoum en Éthiopie, et celui d’Himyar au Yémen.

Le Négus d'Abyssinie (traditionnellement attribué au roi d'Axoum) déclinant la demande d'une délégation mecquoise lui demandant de livrer les musulmans, Histoire mondiale de Rachi ad-Din (XIIIe siècle). Agrandissement : Temple de Yeha, dans la région du Tigré, environ VIIIe s. av. J.-C., l'un des plus anciens monuments d'Éthiopie.

Si les Aksoumites disposent des ressources de l’Afrique tropicale telles que l’ivoire, ce n’est pas le cas des Himyarites : c’est sans doute ce qui motive ces derniers à naviguer vers le sud pour fonder de premiers comptoirs sur la côte orientale au-delà de la ceinture désertique.

Ces comptoirs s’égrènent de Mogadiscio jusque vers l’île de Zanzibar où l’on s’achalande en écailles de tortue. Ils sont attestés pour la première fois par le Périple de la Mer Érythrée, un récit anonyme en grec qui synthétise les connaissances romaines autour de la mer Rouge, autrefois appelée Érythrée, et le long des côtes africaines de l’Océan Indien.

Des mariages sont mentionnés entre les Himyarites et les Bantous, ce qui montre une première fusion de ces deux cultures.

L’étape suivante survient au VIIe siècle lors de l’expansion de l’islam dans la péninsule arabique. Les courants commerciaux déjà bien en place favorisent sa diffusion vers les comptoirs d’Afrique orientale. Cette religion renforce encore l’impact de la langue arabe sur les langues bantoues parlées dans ces comptoirs.

Récit d'une expédition vers le Zambèze et ses affluents ; et de la découverte des lacs Shirwa et Nyassa (XIXe siècle). Agrandissement : Village dans la province de Sofala (Mozambique).

Naissance du swahili, langue métissée

C’est sans doute au sud de l’actuelle Somalie qu’émerge le proto-swahili dès le VIIIe siècle à partir de cette fusion arabo-bantoue.

Ces proto-swahilis s’approprient une bonne part du commerce le long de l’Afrique orientale et leur langue commence à se diffuser dans les comptoirs situés plus au sud. Outre l’ivoire et les esclaves, l’or présent en abondance sur les rives du Zambèze les pousse à fonder des comptoirs encore plus loin, jusqu’à Sofala, dans l’actuel Mozambique. Ces comptoirs très prospères initient des échanges avec Madagascar via les Comores où la langue swahilie s’impose peu à peu.

En parallèle, les navigateurs arabes et persans continuent d’exercer une influence permanente sur le monde swahili par le biais du commerce. Selon la tradition, c’est un Persan originaire de Shiraz qui aurait transformé Kilwa en la capitale d’un puissant sultanat à partir du Xe siècle, ce qui explique que les locuteurs swahilis de cette région se font appeler « Shirazi » encore aujourd’hui.

Ce sultanat atteint son apogée vers la fin du XIIIe siècle et domine la plupart des cités-États de la région.

Ruines de Kilwa Kisiwani et de Songo Mnara(Tanzanie) inscrites au patrimoine mondial de l'UNESCO.

À cette époque, qui correspond en Europe à l’apogée du Moyen Âge, un État bantou puissant émerge à l’intérieur des terres, le Grand Zimbabwe. Il tire sa puissance de son contrôle des mines d’or. Dans le même temps, la prospérité des comptoirs du golfe d’Aden favorise l’expansion du peuple somali vers le sud jusqu’à atteindre le cœur originel du monde swahili. Celui-ci se rétracte ainsi au niveau de l’actuelle frontière entre le Kenya et la Somalie.

Au XVe siècle, l’ampleur du commerce sur l’océan Indien est illustrée par les expéditions du Chinois Zheng He qui atteint Malindi avec les jonques géantes de sa « Flotte des Trésors ».

Atelier de Tomasz Muszynski, Baptême du roi Siti de Mutapa (ou Monomotapa) en 1652, monastère dominicain à Lublin (Pologne).Mais un bouleversement géopolitique survient à la fin du XVe siècle lorsqu’à la suite de Bartolemeu Dias, les Portugais parviennent à franchir le cap de Bonne Espérance dans leur recherche d’une route vers l’Inde. Kilwa tombe dès 1502, puis les autres villes dans les années qui suivent. Les Portugais s’empressent d’y fonder des forts pour y maintenir leur emprise.

En 1629, les Portugais imposent un protectorat sur le royaume du Zimbabwe qu’ils appellent Monomotapa. Mais à cette époque, les mines d’or sont déjà épuisées et les Portugais se tournent alors vers le commerce de l’ivoire et des esclaves.

Très vite, l’Océan Indien devient un lieu de rivalité entre les Portugais et les Ottomans qui ont établi leur propre empire. Cela permet aux tribus omanaises de s’emparer de Mascate en 1650 qui devient alors un État puissant fondé sur la maîtrise des mers.

Le fort Gereza Kilwa, sur l'île de Kilwa Kisiwani, construit par les Portugais au début du XVIe siècle pour contrôler le commerce de l'or, de l'ivoire et des esclaves.

Les Omanais sont dès lors en situation de conquérir les forts de la côte africaine. L’influence portugaise se retrouve cantonnée plus au sud, dans ce qui deviendra leur colonie du Mozambique. Cette frontière tend à faire sortir la région du monde swahili.

À partir de 1719, une longue guerre dynastique se déclenche en Oman, ce qui permet à des sultans locaux de reprendre leur indépendance sur la côte swahilie. Il faut attendre l’affermissement d’une nouvelle dynastie pour que le sultanat d’Oman reprenne son expansion : il réoccupe notamment Kilwa en 1785, Zanzibar en 1800, puis les autres villes plus au nord jusqu’à la chute de Mombasa en 1837.

Le choc des impérialismes

On est alors au commencement de la pénétration occidentale en Afrique. Les grandes puissances se mettent en tête d’interdire la traite des esclaves. Pour compenser cette perte économique, le sultan encourage sur l’île de Zanzibar  ( « Porte du pays des Noirs » en arabe) la culture du clou de girofle. Il exploite sur place les esclaves qu’il ne peut vendre ailleurs. La culture se révèle extrêmement rentable.

En parallèle, la demande d’ivoire ne cesse d’augmenter tandis que le commerce d’esclaves se maintient en dépit des interdictions. C’est à cette époque que la langue swahilie commence à se diffuser vers l’intérieur par le biais des marchands d’ivoire et d’esclaves. Très vite, Zanzibar devient le nouveau cœur économique du sultanat, tant et si bien que le sultan d’Oman y déplace la capitale dès 1832.

Fatalement, cet éloignement du cœur originel s’avère être une source d’instabilité :  en 1856, une nouvelle lutte de succession provoque la scission du sultanat en deux, Oman et Zanzibar. Ce dernier doit toutefois composer avec l’influence croissante des Britanniques.

Jumbe-Souli, reine de l'île comorienne de Mohéli, recevant une délégation française, Désiré Charnay, 1863.Quant aux Comores, elles sont livrées à des conflits entre plusieurs sultans locaux qui contribuent à leur appauvrissement. L’île de Mayotte, soumise à la convoitise de dirigeants malgaches, est finalement vendue à la France en 1841 par son propre sultan. De là, les Français vont instituer en 1886 un protectorat sur les autres Comores.

Les années 1886 à 1890 sont marquées par la colonisation rapide de l’Afrique orientale par les Allemands et les Britanniques. Ils y fondent respectivement ce qui deviendra le Kenya et la Tanzanie. Ce qui reste du sultanat de Zanzibar devient un protectorat britannique en 1890.

À la fin de la Première Guerre mondiale, le Tanganyika est récupéré par les Britanniques. Il obtient son indépendance en 1961, suivi du Kenya et de Zanzibar deux ans plus tard. Cependant, l’instabilité à Zanzibar provoque son rattachement au Tanganyika dès 1964 pour former la Tanzanie.

Quant aux Comores, elles acquièrent leur indépendance vis-à-vis de la France en 1975, à l’exception notable de Mayotte.

Si les locuteurs de langue maternelle swahilie n’occupent que les régions riveraines de l’océan Indien, leur passé prestigieux permet à leur langue de rayonner beaucoup plus loin dans l’intérieur du continent sous une forme principalement véhiculaire appelée le kiswahili. C’est souvent dans ce cas une deuxième langue.

Il s’ensuit que le swahili est aujourd’hui langue de travail de l’Union Africaine et langue officielle de la Communauté des pays d'Afrique de l'Est (Kenya, Tanzanie, Ouganda, Rwanda, Burundi, Soudan du sud et RD Congo). Il est enseigné dans de nombreuses universités ainsi qu’à Paris, à Langues O’ (Institut national des Langues orientales, INALCO).

Publié ou mis à jour le : 2024-09-25 15:06:12

Aucune réaction disponible

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net