Kant. Sitôt entendu, ce nom évoque la statue, immense, du créateur d’un système philosophique qui a marqué son temps et demeure un objet digne d’étude et de méditation. Bien souvent, dans nombre de débats, la maîtrise de son raisonnement est érigée en argument d’autorité, voire de supériorité intellectuelle.
Alors que nous célébrons le tricentenaire de sa naissance, quelle place occupent encore ses concepts et sa logique dans notre façon de penser ?
Un élève consciencieux
À sa naissance, le 22 avril 1724 à Königsberg, alors situé en Prusse et aujourd'hui Kaliningrad en territoire russe, qui aurait pu imaginer un tel destin pour Emmanuel Kant ?
Ses origines sont des plus modestes : son père, Johann Georg, est un artisan sellier et sa mère, Anna Regina, s’occupe du foyer. Ils auront onze enfants et Emmanuel Kant est le quatrième. Son enfance baignera dans une atmosphère « piétiste » instaurée par sa mère.
Le piétisme est un mouvement protestant qui insiste sur une forme de religion authentique, centrée sur la piété personnelle. Plus tard, Kant écrira qu’il « n’oubliera jamais sa mère car elle a déposé [en lui] et fait croître les premiers germes du bien ». Il ajoutera : « Elle ouvrait mon cœur aux impressions de la nature. Elle excitait et élargissait mes idées et ses enseignements ont eu sur toute ma vie une influence salutaire et toujours persistante. »
Alors âgé de 8 ans, sa mère l’envoie en 1732 au collège Fridericianum, que dirige justement un piétiste, le pasteur Franz Albert Shultz. Il y poursuivra sa scolarité jusqu’à l’âge de 15 ans. C’est durant cette période qu’elle décède, à l’âge de 40 ans.
Il a 16 ans lorsqu’il entame en 1740 des études de théologie à l’Albertina, l’université de Königsberg. C’est la seule de toute la Prusse orientale et elle accueille très peu d’étudiants : entre 300 et 500.
S’il est un étudiant consciencieux, Kant n’en oublie pas pour autant de vivre et de s’amuser. Il s’adonne à des jeux de société et apprécie plus particulièrement de jouer aux cartes... pour de l’argent. Le futur philosophe expliquera plus tard que cette activité « nous cultive, nous rend d’humeur égale et nous apprend à maîtriser nos émotions ».
La nécessité de travailler
Alors que le philosophe français Descartes, auteur du fameux « Je pense donc je suis », disposait d’une fortune personnelle le dispensant de devoir subvenir à ses besoins, Emmanuel Kant, dont le père est mort en 1746, se trouve sans revenus. Comme il est l’aîné des garçons, il doit pourvoir aux besoins des autres membres de la fratrie et donc travailler. Il devient alors précepteur pour les enfants d’un pasteur.
C’est durant cette période qu’il va écrire son premier ouvrage. Intitulé Pensées sur la véritable évaluation des forces vives, il sera publié en 1749. Puis, en 1750, il devient le précepteur des enfants d’un officier, avant de se retrouver au service de la comtesse de Keyserling qui commandera un portrait du penseur, signe de l’admiration qu’elle lui portait.
En 1755, Kant soutient sa thèse d’habilitation, Explication nouvelle des premiers principes de la connaissance métaphysique, et commence à enseigner à l’Albertina où il s’est formé. Il occupe alors une fonction de Privatdozent, autrement dit de professeur rétribué par les élèves qui suivent ses enseignements.
Selon l’un de ses disciples, Johann Gottfried von Herder, « son front (…) était le siège d’une sérénité et d’une joie inaltérables » et « de ses lèvres coulaient les discours les plus riches en idées ».
Dans ses cours, Kant ne se borne pas à expliciter les manuels qu’il doit utiliser. Il fait preuve d’une grande liberté, qu’il formalisera ainsi par la suite : « Ne pas enseigner de pensées mais apprendre à penser, ne pas porter l’élève mais le guider pour qu’il devienne capable de marcher lui-même. »
La fin du « sommeil dogmatique »
Au début des années 1760, Kant découvre deux livres de Jean-Jacques Rousseau, le Contrat social et l’Émile (1762). C’est un premier choc mais il y en aura un autre. La lecture de l’Enquête sur l’entendement humain de David Hume (1748) le désarçonne car elle va à l’encontre de l’enseignement qu’il a reçu...
En posant que toute connaissance provient de l’expérience, le penseur écossais bat en brèche les thèses du rationalisme affirmant qu’il est possible de connaître le réel avec l’usage de la seule raison. De Hume, Kant dira qu’il l’a « réveillé de son sommeil dogmatique ».
À l’âge de 46 ans, en 1770, Emmanuel Kant est nommé professeur titulaire après avoir présenté sa thèse intitulée De la forme et des principes du monde sensible et de l’intelligible.
Il faudra attendre une décennie pour que le philosophe livre ses trois œuvres majeures. C’est en 1781 qu’il publie Critique de la raison pure, puis Critique de la raison pratique en 1788 et Critique de la faculté de juger en 1790. Nombre d’autres écrits concourront à sa réputation.
Une discipline de métronome
Pour consacrer autant de temps que possible à la conception d’une œuvre aussi ambitieuse, Kant s’est imposé une discipline de travail très stricte. Il était connu des habitants de Königsberg pour sa ponctualité, au point qu’ils réglaient leur montre sur son passage lors de sa promenade quotidienne.
La légende entourant le personnage rapporte aussi qu’il aurait dérogé deux fois seulement à cette régularité de métronome : lors de l’arrivée de l’ouvrage de Jean-Jacques Rousseau (L’Émile), en 1762, et lorsqu’il voulut avoir des nouvelles des événements relatifs à la Révolution française. Si Kant ne s’est pas marié, n’a jamais voyagé bien loin de Königsberg et s'est éteint dans cette ville, il s’est toujours intéressé à la marche du monde.
L’image d’un Kant ayant pour seul champ de recherche la métaphysique est d’autant moins justifiée qu’il s’est consacré à de nombreuses autres disciplines.
Pendant la période où il a enseigné, soit les quarante et un ans qui s’étendent de 1755 à 1796, le philosophe allemand a assuré 267 cours portant sur des matières très variées : logique et métaphysique (54), géographie physique (49), éthique (46), anthropologie (28), physique théorique (24), mathématiques (20), droit (16), sciences philosophiques (12), pédagogie (11), mécanique (4), minéralogie (2) et théologie (1).
Un joueur de cartes
Autre stéréotype courant sur Kant : il aurait mené une vie austère et retirée, héritage du piétisme dans lequel l’aurait plongé sa mère durant son enfance.
L’écrivain et poète Heinrich Heine s’est fait le propagateur de cette vision en qualifiant la vie et la pensée du philosophe comme l’expression d’une « vie ascétique et monacale », allant jusqu’à affirmer dans son livre De l’Allemagne que « l’histoire de la vie d’Emmanuel Kant est difficile à écrire, car il n’eût ni vie ni histoire ». Difficile d’être plus sévère.
La réalité est toute autre : Emmanuel Kant fréquentait les salons de Königsberg où il était apprécié pour la qualité de sa conversation. Au demeurant, conformément à un précepte de l’un de ses ouvrages (Anthropologie), il ne déjeunait ni ne dînait jamais seul et recevait tous les jours des invités.
Le nombre de convives devait se conformer à deux règles : jamais moins de trois, le nombre des Grâces, et jamais plus de neuf, le nombre des Muses… Son disciple Herder rapporte même que le philosophe avait un caractère gai et serein.
Un révolutionnaire...
Kant a opéré une véritable révolution de la pensée occidentale, à l’image de ce qu’a fait Copernic en délogeant la Terre du centre de l’Univers. Tout comme l’astronome polonais, le philosophe allemand va fonder le domaine de la connaissance non plus à partir des objets extérieurs mais à partir des facultés du sujet.
D’où les fameuses questions : que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ? Emmanuel Kant n’a donc rien d’un philosophe purement spéculatif. Son œuvre a pour horizon l’humain, ses facultés, ses limites mais aussi sa perfectibilité.
La révolution que Kant a opéré dans le champ de la philosophie commence avec une question simple : qu’est-ce que philosopher, c’est-à-dire penser ? Emmanuel Kant a eu le mérite de reposer cette question avec une telle force et d’en tirer des conclusions si nouvelles que son empreinte se fait encore sentir.
Dans Critique de la raison pure, Kant pose d’abord deux définitions de la philosophie. La première, dite scolastique, revient à connaître sur le bout des doigts une doctrine, de sorte que son détenteur peut être considéré comme un « savant ».
La seconde définition posée par Kant est d’une autre nature. Elle pose le philosophe comme celui qui non seulement maîtrise les connaissances mais s’interroge sur l’usage qu’il convient d’en faire. Cette seconde définition concerne tout un chacun et Kant la qualifie de « cosmique » en s’inspirant du grec « κoσμος » (monde).
En suivant cette optique, Kant pose le philosophe en législateur de la raison. Il pose que les fins que se donne l’homme (le bien-être, la gloire, la santé, etc) peuvent être considérées comme des moyens en vue d’autres fins et ainsi de suite.
C’est en 1764 que Kant devient un ardent défenseur des droits humains grâce au Genevois Jean-Jacques Rousseau ! Il écrit : « Il fut un temps où je croyais que cela seul [accroître ses connaissances] pouvait constituer l’honneur de l’humanité et je méprisais le peuple, qui est ignorant de tout. C’est Rousseau qui m’a désabusé. Cette illusoire supériorité s’évanouit : j’apprends à honorer les hommes (…) et ce sujet d’étude peut donner à tous les autres une valeur qui consiste en ceci : faire ressortir les droits de l’humanité. » (Remarques relatives aux recherches touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime, traduction Delbos).
L’homme est libre
Il y a cependant une caractéristique qui distingue radicalement l’homme des autres êtres vivants : la liberté. Pour Kant, cela implique que l’homme, tant qu’il est libre, est une fin en lui-même et pas un moyen en vue d’une autre fin.
Il en déduit que que le principe de toutes les fins poursuivies par l’homme est la liberté et qu’elle fait la valeur absolue de toute personne humaine, qu’elle quelle soit. Dans une telle perspective, chacun se voit doter de la capacité de décider de ce qu’il doit devenir. La liberté du plus modeste devient aussi respectable que celle du plus grand savant.
Dès lors, raison et liberté sont une seule et même chose. Pour Kant, cela signifie que l’homme n’est pas seulement ce que la nature a fait de lui, à savoir un être qui cherche à satisfaire ses besoins. Il a le choix entre l’hétéronomie, c’est-à-dire se soumettre aux exigences que la nature a déposé en lui, ou l’autonomie, c’est-à-dire obéir à la loi qu’il se donne à lui-même grâce à sa raison.
Mais réduire la raison à un outil permettant d’élargir le cercle des connaissances, c’est se tromper car alors la raison ne peut plus nous dire ce que nous devons faire de nous-mêmes. En d’autres termes, une telle attitude laisse le champ libre à toutes les pensées irrationnelles dans le domaine pratique, c’est-à-dire dans la morale et la politique. Kant pose qu’une métaphysique est possible et qu’elle a pour principe d’orientation l’exigence morale.
Les limites de l’entendement humain
Le philosophe de Königsberg va reposer d’une façon totalement nouvelle la question de la connaissance en affirmant que l’esprit humain est doté de capacités particulières qui conditionnent sa possibilité d’accéder à la connaissance.
Ainsi, dit-il, « l’espace et le temps sont des formes a priori de la sensibilité », d’où sa célèbre distinction entre phénomène, c’est-à-dire ce qui nous apparaît à travers notre sensibilité, et chose en soi (ou noumène, qui signifie intelligible en grec), c’est-à-dire les choses en elles-mêmes ou telles qu’elles pourraient être perçues par l’entendement seul sans la médiation de la sensibilité.
En établissant cette distinction, Kant pose que la connaissance est limitée, réduite à celles des phénomènes, c’est-à-dire les choses telles que nous les percevons à travers notre sensibilité. Ce qui a une conséquence majeure : si la connaissance ne peut pas sortir du domaine sensible, les prétentions de la métaphysique à s’extraire de l’expérience réelle sont une pure illusion. Avec Critique de la raison pure, Kant détrône les tenants de la métaphysique comme discipline majeure.
Ce faisant, il ouvre deux voies prometteuses. D’une part, dès lors que les mathématiques sont fondées sur les formes a priori de la sensibilité, l’espace et le temps, elles peuvent devenir la science de la seule expérience accessible aux être humains et soutenir les recherches en physique ; de l’autre, puisque la connaissance est limitée au domaine sensible, autrement dit que la métaphysique ne peut apporter aucune connaissance sur la liberté, qui est la finalité de l’être humain, alors nous pouvons commencer à penser la liberté. Kant ouvre la voie d’une philosophie pratique qui n’imite pas les mathématiques et peut répondre à la question : « Qu’est-ce que l’homme ? »
Avec la Critique de la raison pratique, le philosophe allemand prétend réfuter les philosophies qui limitent le pouvoir de la raison au motif qu’elle ne peut à elle seule déterminer la volonté. Il postule que la volonté est bonne et qu’elle agit « par devoir » et non « conformément au devoir » (par appât du gain en réalité malgré les apparences).
Kant d’ailleurs prévient ses lecteurs que la loi ne doit pas chercher à s’assurer si c’est par bonté que les hommes agissent légalement car le despotisme moral repose sur la confusion de l’éthique et du juridique, de la morale et du droit, de l’Église et de l’État.
Pour Kant, exiger d’un commerçant qu’il double son respect de la loi, lorsqu’il rend la monnaie, par un « acquiescement moral » intérieur, qui s’ajouterait à la conformité à la loi, serait la négation même de la liberté puisque cet acte n’a de valeur morale que s’il procède du commerçant et de lui seul.
Sous l’angle moral, l’honnêteté doit être recherchée pour elle-même et non pour ses conséquences, qu’elles soient positives ou négatives (ne pas s’exposer à une plainte de la part du client ou... lui faire plaisir). L’honnêteté devient alors le principe de l’action, autrement dit l’essence de la moralité.
L’existence de Kant s’est déroulée durant la période dite de l’Aufklärung, nom attribué au siècle des Lumières en Allemagne. S’il est en effet associé à l’effervescence intellectuelle et au progrès que le monde a connu au XVIIIe siècle, Kant lui attribue un projet universel et émancipateur pour l’homme : c’est l’accession à l’autonomie, « la sortie de l’homme hors de l’état de minorité (dépendant, sous tutelle), où il se maintient par sa propre faute », si celui-ci use de sa volonté et de sa raison pour vaincre la paresse intellectuelle, mais aussi la lâcheté. (Kant et l'Aufklärung, Robert Theis, Études Germaniques 2012/3 n° 267)
Le devoir... preuve de la liberté
Pour Kant, l’honnêteté est un devoir qui a un caractère absolu ou inconditionné, indépendant de l’éducation reçue, du tempérament ou de la pitié que peuvent inspirer d’autres personnes.
Si donc cette notion de devoir, présente dans la morale la plus commune, a un sens, alors cela signifie que l’homme est libre car les devoirs ne procèdent pas du caractère, ni de l’éducation, ni d’une autre cause.
Les devoirs procèdent de la liberté de l’être humain. Car si comme cherche à le prouver Nietzsche dans sa généalogie de la morale, celle-ci pouvait être réduite à ce que la vie et le cours des événements font de nous, alors toute croyance morale « serait le signe de l’esclavage d’hommes incapables de s’élever à la conscience qu’ils sont les jouets de déterminations de toutes sortes ». Autrement dit, selon Kant, « c’est parce que nous nous savons obligés que nous nous savons libres ».
À première vue, obéir par devoir ne semble pas être une manifestation de la liberté. Pour justifier son affirmation, Kant rappelle qu’un être humain qui obéit à ses passions, c’est-à-dire à ce que la nature a déposé en lui, se soumet à une loi dont il n’est pas le législateur, il est dans une situation d’hétéronomie.
Obéir à ses désirs ou à la raison ?
Les désirs, même légitimes, proviennent de la nature, et ne sont donc pas l’expression de notre liberté. Pour Kant, être libre, c’est obéir à « la loi que l’on s’est prescrite », que la raison nous prescrit, et c’est ce qui permet de se placer dans une situation d’autonomie.
Et c’est là que surgit un autre problème : l’être humain n’est pas constitué seulement de raison ; or, ce que celle-ci veut peut être en opposition avec ce que souhaite sa « part sensible »… S’il n’était que raison, l’être humain ne vivrait pas sa volonté sur le mode du devoir.
Voilà pourquoi la raison est vécue comme une contrainte : parce que l’être humain éprouve la résistance de ses penchants ou désirs lorsqu’il écoute sa raison. Kant en conclut que perfectionner sa rationalité est pour l’être humain une tâche sans fin. La liberté est à ce prix.
Critique et postérité de Kant
Par leur retentissement, les œuvres de Kant n’ont pas manqué de susciter l’intérêt mais aussi les critiques. Car les successeurs du philosophe n’ont eu de cesse de vouloir se démarquer d’un héritage aussi imposant, ne serait-ce que pour mettre cette renonmmée à leur service.
Les contempteurs n’ont pas manqué. Parmi ceux, comme Fichte ou Schelling, qui s’inscrivent dans la nouvelle perspective ouverte par la philosophie kantienne, Arthur Schopenhauer (1788-1860) occupe une place particulière. Dans la préface de son œuvre majeure, Le monde comme volonté et représentation, il précise que pour comprendre son livre, il vaut mieux avoir une connaissance sérieuse de la philosophie de Kant… Pour autant, il émet à son encontre des critiques. La principale porte sur la théorie de l’affection de Kant qui postule qu’un objet exerce sur le sujet un effet qui produit une impression, une sensation, d’où le philosophe conclut à une relation causale.
Pour Schopenhauer, ce n’est pas si simple. Il estime en effet que Kant identifie l’objet et la chose en soi, ce qui est une erreur qu’il qualifie de « défaut principal » ou de « talon d’Achille » de la philosophie kantienne. Il ne s’agit là que d’une critique d’un aspect de l’héritage. C’est avec Hegel qu’apparaît celui qui va tenter de porter l’estocade pour détrôner Kant de son piédestal.
Alors que les philosophes Fichte, Schelling ou Schopenhauer peuvent être considérés comme les « obligés » de la philosophie de Kant et restent dans les limites qu’elle pose, s’empêchant par là-même de devenir des alternatives plausibles, tel n’est pas le cas de Hegel.
Né en 1770, ce qui fait de Kant son aîné de 46 ans, il va essayer de dépasser le système kantien grâce à la dynamique historique. Pour Hegel, l’histoire permet à la raison d’acquérir des connaissances sur elle-même. Cette connaissance est cependant limitée par les « déterminations » inhérentes à la raison elle-même. Dès lors, les positions philosophiques établies au fil du temps peuvent être considérées comme « rationnelles ».
Kant marque cependant le début d’une nouvelle ère selon Hegel, celle où la raison parvient à une forme d’achèvement de sa propre connaissance. Hegel présente l’histoire de la philosophie non pas comme une succession d’erreurs ou de manifestation du vrai mais plutôt comme une progression faisant apparaître des positions unilatérales et des vérités partielles.
Hegel reconnaît comme valables les représentations de Kant de liberté et d'autonomie de la volonté et il admet qu’elles ont un véritable sens philosophique mais elles souffrent d’un défaut congénital : leur caractère formaliste et tautologique.
Malgré tout, Kant a continué à inspirer nombre de penseurs jusqu’à nos jours. Ainsi, Hannah Arendt s’est appropriée la notion de « jugement réfléchissant » qu’établit le philosophe allemand. Elle permet selon elle de mieux comprendre l’espace public comme lieu de manifestation de la pluralité humaine.
Explorant la même dimension, le philosophe Jürgen Habermas estime que Kant a constitué un moment clef dans la création en Europe d’un « espace public » propice aux échanges.
Que penser aujourd’hui de Kant ? Indépendamment des jugements sur ses positions, le déroulement de sa pensée mérite examen car il exige un effort d’attention et de réflexion qui contraint à… penser, exercice qui est sans rapport avec l’expression d’une opinion. Ne serait-ce que pour avoir une idée de ce que l’usage de la raison peut produire, lire Kant reste d’actualité.
Outre qu’il développe une pensée complexe, Kant s’exprime dans une langue, l’allemand, qui dispose d’outils produisant des effets de sens particuliers. Le philologue Heinz Wizmann et le philosophe français Luc Ferry ont pris la mesure de cette difficulté lorsqu’ils ont décidé de traduire Critique de la raison pure.
Leur but était « d’éliminer absolument toutes les erreurs de traduction » dans le cadre d’un projet d’ordre philologique qui avait pour horizon de « réfléchir à l’articulation langagière de la pensée ». Heinz Wizmann précise qu’il s’agissait de « travailler sur la façon dont les particules [de la langue allemande], modifient, sur le mode de la réflexivité, le point de vue sur la chose dite ».
La langue française ne disposant pas de particules, la traduction de Kant se révèle particulièrement ardue car le philosophe allemand a recours à une « accumulation de particules comme aber, nun, freilich, doch [qui] offre la possibilité de faire signe vers le regard que porte l’énonciateur de la phrase sur le contenu même de la phrase ». Le philologue résume le problème en indiquant que « ces termes contiennent une infinité d’éléments, d’articulations et de points de vue qu’il est impossible de rendre en français ». La conséquence est tout sauf anodine puisque la traduction va « transformer un énoncé fondamentalement problématique en une affirmation ».
En effet, contrairement à une idée largement répandue, Heinz Wizzmann défend que « rien, dans les développements « kantiens », n’est jamais « affirmé » », de sorte qu’une traduction allant dans le sens de l’affirmation « se trouve en parfaite contradiction avec la pensée la plus profonde de Kant ». Chez le philosophe allemand, « tout ce qui peut être pensé doit être exhibé comme une possibilité de pensée », et c’est à l’accumulation des particules de la langue allemande que revient cette mission. (Heinz Wizmann, Penser entre les langues, Flammarion, Champs Essais 1133, 2014).
Si elle repose sur de solides arguments, cette vision de la traduction des œuvres de Kant n’est pas unanimement partagée. Ainsi, Georges-Arthur Goldsmith, traducteur de Martin Heidegger rappelle que Heinrich Heine qualifiait la prose de son compatriote philosophe de Kanzleideutsch (« allemand de chancellerie ») et Schopenhauer de glänzende Trockenheit (« brillante sécheresse »), ajoutant que « peu de problèmes de traduction se posent ».
Dans son livre, Goldsmith évoque la « non-traduisibilité » de Heidegger, qu’il qualifie de « délibéré de [sa] pensée », précisant que « on en revient toujours à cette impossibilité de détacher, en quoi que ce soit, la pensée de Heidegger de sa langue, alors que Kant, Hegel ou Nietzsche s’en détachent assez aisément » (Georges-Arthur Golsmith, Heidegger et la langue allemande, CNRS Éditions, Paris, 2016).
Bibilographie
Jean-Michel Muglioni, Apprendre à philosopher avec Kant, éd. Ellipses, Paris, 2014,
Kant, Critique de la raison pure, Édition et traduction d’Alain Renaut, 2006 (réédition 2021), Flammarion.
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Fariotruite (21-04-2024 18:05:54)
Tout comme la Prusse de cette époque, Kant a été fortement influencé par l'éthique des huguenots français : honnêteté respect d'autrui, fidélité
Cette éthique a pu être dévoyée ultérieurement.
La Prusse avait été très fortement influencée par les huguenots français, très nombreux après la révocation de l'édit de Nantes
Cette influence est méconnue par les Français qui ne retiennent que le militarisme
La pensée de Kant, et notamment l'éthique, doit probablement beaucoup à ces échelles de valeurs protestantes.
Vers 1991, après la réunification allemande , on avait envisagé de débaptiser Kaliningrad en Kantograd (la ville de Kant).
Belle occasion manquée!