Seule femme à présenter ses œuvres lors de la première exposition impressionniste, Berthe Morisot est immédiatement reconnue et appréciée pour la virtuosité de son art. « Sa peinture et ses pastels n’ont rien perdu de leurs charmes féminins. Elle est, dans le sens délicat du terme, l’impressionnisme par excellence », déclare Philippe Burty dans L’Art moderne du 19 mars 1882.
Paul Valéry, qui épousa Jeannie Gobillard, une des nièces de Berthe Morisot, loue sans réserve le charme de ses « œuvres exquises » : « Cela est fait de rien, un rien multiplié par l’art suprême de la touche, un rien de brume, des soupçons de cygnes, prestiges d’une brosse qui frotte à peine le tissu. Cet effleurement donne tout : l’heure, le lieu, la saison, le savoir, la promptitude qu’il confère, le grand don de réduire à l’essentiel, d’alléger à l’extrême la matière et par là, de porter au plus haut point l’impression de l’acte de l’esprit. » (Préface au catalogue de l’exposition Berthe Morisot au musée de l’Orangerie en 1941)
Le début d’une carrière
Née le 14 janvier 1841 à Bourges dont son père est le préfet, Berthe Morisot est la troisième fille d’Edme Tiburce Morisot et de Marie-Joséphine Cornélie Thomas. Après Limoges et Caen, la famille s’installe à Paris dans le quartier de Passy en 1852.
Les jeunes filles prennent des leçons de dessin auprès du peintre Geoffroy-Alphonse Chocarne, puis de Joseph Guichard. Cet ancien élève d’Ingres encourage Edma et Berthe à se lancer dans une véritable carrière professionnelle artistique, perspective pour le moins inhabituelle dans la bourgeoisie parisienne.
Le peintre en avertit d’ailleurs la mère de ses élèves dans une lettre : « Avec des natures comme celles de vos filles, ce ne sont pas de petits talents d’agrément que mon enseignement leur procurera ; elles deviendront des peintres. Vous rendez-vous bien compte de ce que cela veut dire ? Dans le milieu de grande bourgeoisie qui est le vôtre, ce sera une révolution, je dirais presque une catastrophe. Etes-vous bien sûre de ne jamais maudire un jour l’art qui, une fois entré dans cette maison si respectablement paisible, deviendra le seul maître de la destinée de vos deux enfants ? »
Malgré la mise en garde de l’enseignant, les parents encouragent leurs deux filles à continuer leurs études. Elles s’inscrivent comme copistes au musée du Louvre à partir de 1858. Berthe y copie Le Calvaire et Le repas chez Simon de Véronèse, Vulcain présentant à Vénus des armes pour Énée de Boucher… Devant les toiles des grands maîtres, elles font la connaissance d’autres jeunes artistes, comme Henri Fantin-Latour et Félix Braquemond.
Après leur formation académique en atelier, elles s’exercent dès 1860 à la peinture de plein air auprès de Camille Corot qui devient un grand ami de la famille Morisot. Puis, sur le conseil de Corot, elles perfectionnent leur technique chez le paysagiste Achille Oudinot.
Il reste malheureusement très peu d’œuvres de ces premières années, car Berthe Morisot, insatisfaite de son travail, en a détruit la majeure partie. Un très beau portrait réalisé par sa sœur Edma la représente peignant à son chevalet (collection privée).
Exposer au Salon
Leurs études très poussées leur permettent de proposer leurs œuvres au Salon où elles sont toutes les deux reçues pour la première fois en 1864.
Berthe Morisot y présente d’abord des paysages : Souvenirs des bords de l’Oise et Vieux chemin à Auvers.
Les deux sœurs exposent régulièrement au Salon les années suivantes, Berthe jusqu’en 1873 (car elle participera ensuite aux expositions impressionnistes) et Edma jusqu’en 1869, date de son mariage avec Adolphe Pontillon qui met fin à une prometteuse carrière de peintre.
La jeune femme continue néanmoins à poser pour Berthe qui réalise en cette même année 1869 un Portrait de Madame Pontillon (Washington, National Gallery of Art), qui, assise dans un fauteuil devant une fenêtre ouverte, contemple son éventail entr’ouvert. Ce tableau fait partie des rares œuvres de jeunesse conservées de Berthe Morisot.
Elle l’expose au Salon de 1870 où il est salué par la critique comme une « très lumineuse et limpide esquisse ». Edma pose aussi pour des pastels et des aquarelles, deux techniques dans lesquelles Berthe cherche à se perfectionner. La naissance de Blanche Pontillon en 1871 lui inspire Le Berceau (Paris, musée d’Orsay).
Édouard et Eugène Manet
En 1868, Henri Fantin-Latour présente Édouard Manet à Berthe Morisot.
La scène se passe au Louvre, devant Le Débarquement de Marie de Médicis à Marseille de Rubens, que la jeune artiste est en train de copier.
La nature exacte de la relation qui se noue entre les deux peintres a fait couler beaucoup d’encre. On sait néanmoins avec certitude que les familles Manet et Morisot se lient rapidement d’amitié et que Berthe pose à de multiples reprises pour Manet (11 portraits peints, 3 gravés, 2 aquarelles entre 1868 et 1874) : Le Balcon (Paris, musée d’Orsay), Portrait de Berthe Morisot étendue (Paris, musée Marmottan Monet), Le Repos (Providence, Rhode Island School of Design, Museum of Art), Berthe Morisot au bouquet de violettes (Paris, musée d’Orsay), …
La jeune femme épouse le frère cadet d’Édouard, Eugène Manet, le 22 décembre 1874. Elle vient de participer la même année à la première exposition impressionniste.
Les expositions impressionnistes
À l’invitation de Degas, Berthe Morisot est la seule femme à participer à la première exposition impressionniste en 1874 avec 9 œuvres (dont 7 représentant Edma) : Le Berceau (Paris, musée d’Orsay), La Lecture ou L’Ombrelle verte (Cleveland, Museum of Art), Cache-cache (collection particulière), Vue du petit port de Lorient (Washington, National Gallery of Art), mais aussi le grand pastel Portrait de Madame Pontillon, née Edma Morisot (Paris, musée d’Orsay) et des aquarelles, Jeune femme dans un paysage, Sur la falaise (Paris, musée d’Orsay), A l’orée de la forêt (Edma et Jeanne) (Washington, National Gallery of Art). Lors de la vente publique à l’Hôtel Drouot l’année suivante, elle obtient pour Intérieur la meilleure adjudication (480 francs).
Elle continue à envoyer ses tableaux aux expositions impressionnistes (à l’exception de celle de 1879 en raison de la naissance de sa fille Julie l’année précédente). Elle expose 19 œuvres en 1876, 12 en 1877, 15 en 1880, 7 en 1881, 12 en 1882 et 11 en 1886. Elle contribue également au financement de leur organisation, en avançant par exemple les 3 000 francs nécessaires à la location du 251 rue Saint-Honoré où se tient la septième exposition impressionniste en 1882.
Parmi les impressionnistes, elle est la seule à exposer, lors de chaque édition, des peintures à l’huile, des pastels, des aquarelles et des dessins. La critique lui est généralement favorable : on admire sa maîtrise de la couleur. Etienne Carjat déclare en 1874 : « Mlle Morisot se révèle par des qualités de premier ordre. Le ton, chez elle, est d’une justesse, d’une délicatesse, d’une finesse exquise. »
Selon Gustave Geffroy en 1881, « nul ne représente l’impressionnisme avec un talent plus raffiné, avec plus d’autorité. » Il y a néanmoins quelques exceptions : un article du Figaro du 5 avril 1876 raille la deuxième exposition impressionniste et parle de « cinq ou six aliénés dont une femme ».
Georges Jaffy proclame dans Le Siècle du 3 avril 1880 : « Ce serait très bien si c’était dessiné. Mais Mme Morisot se moque bien du dessin ! » Cette critique ne tient pas compte de la formation classique de l’artiste qui renonce volontairement à une représentation strictement figurative pour traduire le mouvement et la vie de ses modèles, pour rendre une impression, un moment fugace, un geste, un jeu d’enfant ou même une ambiance colorée.
Elle écrit dans un carnet que sa vie « se borne à vouloir fixer quelque chose de ce qui passe, oh quelque chose ! La moindre des choses, eh bien, cette ambition-là est encore démesurée ! … une attitude de Julie, un sourire, une fleur, un fruit, une branche d’arbre, et quelque fois un souvenir plus spirituel des miens, une seule de ces choses me suffirait. »
Sa technique
Berthe Morisot peint rapidement, ce qui ne l’empêche pas de préparer ses tableaux par de nombreuses esquisses et croquis.
Elle consacre beaucoup de temps à réaliser de multiples études préparatoires, précisément afin de donner à son œuvre achevée (le plus souvent réalisée à l’huile) l’impression d’un tableau peint sur le vif, en une seule séance.
Elle use de plusieurs techniques pour ses esquisses : elle ébauche le tracé des lignes et des contours à la mine de plomb, à la sanguine ou au fusain, et met au point les harmonies colorées au pastel, à l’aquarelle, ou même au crayon de couleur.
Berthe Morisot développe une véritable virtuosité dans l’art du pastel dont l’effet poudré lui permet de rendre à merveille le velouté d’une carnation, la douceur d’un tissu, mais aussi d’esquisser à grands traits une ambiance : des jeux de lumière dans une végétation ou les contours d’un mobilier pour suggérer un intérieur.
Certains pastels deviennent ainsi de véritables œuvres autonomes (et non plus seulement des études préparatoires), comme c’est le cas pour plusieurs portraits de Julie et notamment Fillette au jersey bleu (Paris, musée Marmottan Monet).
L’artiste ne cesse de faire évoluer sa technique picturale tout au long de sa vie. Au début des années 1890, elle se lance dans des compositions plus ambitieuses, comme Le Cerisier qui met en scène deux jeunes filles en train de cueillir les fruits. Elle fait poser quatre modèles et travaille pendant plusieurs années à cette œuvre qui est considérée comme la plus élaborée de ses créations.
Après de nombreuses études à la sanguine et au crayon de couleur, des aquarelles et des pastels, elle peint à l’huile le détail d’un geste, une petite ébauche de la composition, une version intermédiaire et enfin la version finale (Paris, musée Marmottan Monet).
Avec une touche qui gagne encore en souplesse, elle atteint un subtil équilibre entre le rendu des deux silhouettes féminines et l’atmosphère lumineuse, particulièrement apprécié par ses amis Mallarmé et Renoir qui, à la même époque, est également à la recherche d’une nouvelle manière d’allier dessin et couleur.
Ses dernières œuvres, des paysages à la limite de l’abstraction, comme Arbre et lac au bois ou Soleil couchant sur le lac du bois de Boulogne (collection particulière) ou Sous-bois en automne (Paris, musée Marmottan Monet) peints en 1894, semblent annoncer les recherches picturales de Monet dans Les Nymphéas.
À plusieurs reprises, Berthe Morisot s’essaie aussi à la sculpture. En ancienne élève du sculpteur Aimé Millet, elle entreprend en 1886 un buste de Julie en plâtre, puis en 1894 un relief, La Toilette, d’après un de ses tableaux, Le Bain. Malgré les conseils de son amie, la duchesse Colonna qui sculpte sous le nom de Marcello, puis de Rodin, elle ne poursuit pas dans cette voie.
Elle s’initie également à l’art de la gravure sur les conseils de Mallarmé afin d’illustrer un recueil de poèmes en prose, Le Tiroir de laque, mais ce projet n’aboutit pas. Seules quelques études préparatoires révèlent ces tentatives dans d’autres techniques artistiques.
Berthe ne cesse de peindre son entourage. Elle représente à plusieurs reprises son mari, en particulier lors de leur voyage de noces sur l’île de Wight en 1875 (Paris, musée Marmottan Monet). Mais son sujet de prédilection est la figure féminine : Femme à l’éventail (Paris, musée Marmottan Monet), Jeune femme arrosant un arbuste (Richmond, Virginia Museum of Fine Arts), Le Miroir ou La Psyché (Madrid, musée Thyssen-Bornemisza), Jeune femme assise (New York, Metropolitan Museum of Art)… Elle cherche aussi à rendre la vivacité des enfants de son entourage, fait poser ses nièces, mais surtout sa fille Julie, son modèle favori, née le 14 novembre 1878.
Ce lien entre l’œuvre de l’artiste et sa vie quotidienne est essentiel pour comprendre son art, comme l’explique Paul Valéry : « La singularité de Berthe Morisot fut de vivre sa peinture et de peindre sa vie, comme si ce lui fût une fonction naturelle et nécessaire, liée à son régime vital, que cet échange d’observation contre action, de volonté créatrice contre lumière. Elle prenait, laissait, reprenait le pinceau, comme nous prend, s’efface et nous revient une pensée. C’est là ce qui confère à ses ouvrages le charme très particulier d’une étroite, presque indissoluble relation entre un idéal d’artiste et l’intimité d’une existence. Jeune fille, épouse, mère, ses croquis et ses tableaux suivent son sort et l’accompagnent de fort près. Je suis tenté de dire que l’ensemble de son œuvre fait songer à ce que serait le journal d’une femme dont le moyen d’expression serait la couleur et le dessin. » (…)
« Pour elle, point d’atelier. Point d’organisation spéciale de son travail d’artiste. Ses modèles sont autour d’elle. Son mari, sa sœur, sa fille, ses nièces, quelque amie, ou la demoiselle de la concierge. Et quant aux choses, ce sont les objets familiers, les vases, les meubles, les fleurs au milieu desquelles elle vit. »
Berthe Morisot multiplie les études sur le vif pour rendre le monde de l’enfance. Elle représente sans cesse Julie dans tous les moments de la vie quotidienne, ce qui donne lieu à des scènes charmantes, comme Eugène Manet et sa fille dans le jardin de Bougival en 1881 (Paris, musée Marmottan Monet), Les Pâtés de sable (collection particulière), Au bord du lac (Paris, musée Marmottan Monet), Jeune fille à la poupée (collection particulière), Dans le pommier (Paris, musée Marmottan Monet), Julie Manet et sa levrette Laërte (Paris, musée Marmottan Monet)…Elle réalise aussi des autoportraits, en se représentant seule ou en compagnie de sa fille.
En revanche, l’artiste abandonne presque complètement le genre de la nature morte qui « l’ennuie profondément » comme elle le confie dans une lettre adressée à sa sœur Edma. Elle compte cependant de belles réussites, comme Pomme coupée et Pichet, tableau que Julie accroche dans sa chambre (Paris, musée Marmottan Monet).
Elle continue cependant à peindre avec plaisir de nombreux paysages au fur et à mesure de ses voyages : Paysage à Gennevilliers, Paysage aux environs de Valenciennes (collection particulière), Les Foins à Bougival (Paris, musée Marmottan Monet), Forêt de Compiègne (Chicago, The Art Institute of Chicago), Paysage de Tours (Paris, musée Marmottan Monet), dont de très belles marines, comme Vue du Solent (île de Wight) (collection particulière), La Jetée (Richmond, Virginia Museum of Fines Arts) ou Voiles (Paris, musée Marmottan Monet).
Les dernières années
Malgré l’impression de bonheur qui se dégage des toiles, Berthe Morisot est le plus souvent insatisfaite de ses œuvres.
Elle encourage toutefois sa nièce, Paule Gobillard, à mener une carrière artistique et lui donne des conseils. Elle la représente d’ailleurs en train de peindre (Paris, musée Marmottan Monet).
Le décès de son mari le 13 avril 1892, puis de sa sœur l’année suivante, la marquent profondément. Elle s’éteint le 2 mars 1895, à l’âge de 54 ans, et est inhumée dans le caveau des Manet au cimetière de Passy.
Ses fidèles amis, Degas, Monet, Renoir et Mallarmé, lui rendent hommage en organisant chez le marchand d’art Durand-Ruel une exposition posthume de 380 œuvres à l’occasion du premier anniversaire de son décès.
Bibliographie
Catalogue de l’exposition Berthe Morisot (1841-1895), Paris, coédition Hazan / musée Marmottan Monet, 2012, 264 p.
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