Fervent républicain, Ferdinand Buisson a fondé l’école laïque dans l’ombre de Jules Ferry. Il a aussi contribué à fonder la Ligue des Droits de l’Homme et l’a présidée avant de recevoir au terme de sa vie le Prix Nobel de la Paix 1927.
Par trois fois en moins de trois ans, le président de la République, Emmanuel Macron, s’est placé sous l’aura de ce pédagogue capital pour défendre le projet républicain : le 21 octobre 2020, lors de son hommage à Samuel Paty dans la Cour d’honneur de la Sorbonne, le 23 août 2023, dans son interview au Point mais encore le 31 décembre 2023 lors de ses vœux aux Français : « Pour faire un républicain, » écrivait Buisson, « il faut prendre l’être humain si petit et si humble qui soit (…) et lui donner l’idée qu’il faut penser par lui-même, qu’il ne doit foi ni obéissance à personne, que c’est à lui de rechercher la vérité et non pas à la recevoir toute faite d’un maître ou d’un directeur, d’un chef quel qu’il soit. »
Les plumes du président auront pris soin de couper les passages les plus polémiques de ce discours prononcé pendant le mandat d’Émile Combes (1902-1905), anticlérical assumé dont le gouvernement devait tomber suite à « l’affaire des fiches » (1904) : « on ne fait pas un républicain comme on fait un catholique. Pour faire un catholique, il suffit de lui imposer la vérité toute faite : la voilà, il n’a plus qu’à l’avaler. »
Dans ses formules définitives martelées en octobre 1903 au congrès du Parti radical à Marseille, Ferdinand Buisson semble avoir fait la synthèse de la pédagogie rousseauiste et de la morale kantienne, de l’indépendance et du devoir ; autrement dit le socle de la morale républicaine !
Un saint laïque
La République a beau se défendre de toute sacralité, Ferdinand Buisson est assurément l’un des saints laïques auxquels elle se réfère avec le plus de ferveur. Quant à son Dictionnaire de pédagogie, eût-il vieilli, il a longtemps été la Bible des enseignants.
Lui-même est resté jusqu’au bout un protestant libéral, enraciné dans une tradition qui a largement orienté sa réflexion et son action sur le projet républicain. Patrick Cabanel, qui lui a consacré une biographie très fouillée (Ferdinand Buisson, père de l’école laïque, Genève, Labor et Fides, 2016, 547 p.), n’hésite pas à parler pour ces vingt dernières années du XIXe siècle d’un « moment Buisson » comme il y eut, selon Pierre Rosanvallon, un « moment Guizot » (autre protestant libéral) sous la Monarchie de Juillet.
L’icône du protestantisme libéral
Né le 20 décembre 1841 à Paris, d’une mère protestante et fille de pasteur, et d’un père devenu juge d’instruction à Saint-Étienne et lui-même converti aux idées de Luther, le jeune homme est recalé à l’École Normale Supérieure mais il passe avec succès l’agrégation de philosophie en 1868. Refusant de prêter serment à Napoléon III, il s’exile en Suisse où il va enseigner dans l’académie de Neuchâtel.
Dans le contexte de propagation des idées républicaines, il vise par la voie politique comme par la voie religieuse l’émancipation des individus. En 1869, il rédige ainsi un Manifeste du christianisme libéral destiné à susciter un mouvement d’épuration spirituelle au sein du protestantisme : une Église sans sacerdoce, une religion sans catéchisme, un culte sans mystères, une morale sans dogmes, un Dieu sans obligations… On croirait lire Luther dans le texte.
Ferdinand Buisson fonde aussi sur les bords du Léman une Église, l’Union du christianisme libéral, qui prétend faire la synthèse du christianisme et de la mystique républicaine issue des Lumières. Il la décrit comme « une sorte de Société de saint Vincent de Paul des libre penseurs », une « franc-maçonnerie au grand jour » (Patrick Cabanel), un syncrétisme qui laisse perplexe.
Le spiritualisme de Buisson apparaît comme la compensation assez logique du positivisme d’Auguste Comte dont le XIXe siècle s’est entiché : une religion de l’humanité s’élabore chez Buisson comme chez Victor Hugo et d’autres. On invoque le Progrès et l’on fait parler les morts.
Le pape de l’école républicaine
De retour en France à la chute du Second Empire, Ferdinand Buisson entame la carrière d’un intellectuel doublé d’un haut fonctionnaire. Le 10 février 1879, il est choisi personnellement par le nouveau ministre de l’Instruction publique, Jules Ferry, pour devenir le directeur de l’enseignement primaire. Un poste-clé d’homme-orchestre dans lequel il va se distinguer pendant plus de 17 ans.
Si nous avons retenu le nom de Ferry en raison des lois scolaires qu’il a portées au Parlement entre 1881 et 1883, le rôle de Buisson, son conseiller le plus proche, fut sans doute plus décisif encore. Sous l’égide du ministre, il a élaboré tous les projets de lois, règlements et circulaires inaugurant l’école publique, libre et obligatoire.
Il créa aussi les Écoles normales supérieures de Fontenay-aux-Roses pour les jeunes filles, en 1880, puis de Saint-Cloud pour les garçons, en 1882, initialement destinées à former les enseignants des écoles normales d’instituteurs. Ces écoles venaient en complément de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (Paris), destinée dès 1826 à former les enseignants du supérieur.
Après que Jules Ferry eut quitté le gouvernement en 1885, Ferdinand Buisson poursuivit la mise en œuvre de son projet d’école républicaine et, en 1886, mena à bien la laïcisation du corps enseignant sous la tutelle du nouveau ministre René Goblet.
Mais le grand-œuvre de Buisson, pendant cette période, est sans conteste son Dictionnaire de pédagogie, édité en quatre volumes entre 1878 et 1887. L’historien Pierre Nora y voit, non sans emphase, la « cathédrale de l’école primaire » ou, plus simplement, un « lieu de mémoire de la République », aux côtés du dictionnaire Larousse, du manuel d’Histoire de Lavisse ou encore du Tour de la France par deux enfants.
Héritier de l’Encyclopédie, le Dictionnaire de pédagogie est une œuvre collective élaborée par des centaines d’auteurs dont les contributions sont très inégales en quantité comme en qualité. Plusieurs articles du Dictionnaire portent la marque des convictions religieuses de Buisson, tel l’article « Prière » que l’école laïque aurait bien du mal à assumer aujourd’hui : « Décider que l’enfant n’a pas besoin de savoir prier pourvu qu’il sache raisonner, c’est lui refuser deux trésors à la fois, car c’est d’abord le sevrer de poésie, le condamner à la sécheresse et à la platitude, lui défendre de lever la tête vers le ciel bleu, sous prétexte que la terre suffit ; c’est laisser un sens s’atrophier faute d’exercice, ou se pervertir faute de culture. Et puis, seconde et pire conséquence, c’est affaiblir notablement, c’est même abaisser, qu’on le veuille ou non, l’idéal de la vie morale, car on éteint en lui la notion de l’infini, de l’absolu, du divin, aussi bien dans l’ordre moral que dans l’ordre esthétique. »
Le lyrisme spiritualiste et kantien qui s’exprime dans ces lignes n’était-il qu’un vœu pieux du professeur Buisson ou une évidente contradiction avec le combat laïc dans lequel il était déjà engagé ? En tout cas, édité à plus de 20 000 exemplaires, puis dans un tirage plus faible avec la nouvelle édition de 1911, le Dictionnaire de pédagogie a contribué à forger la culture commune des instituteurs de la IIIe République et à faire de Buisson, de son vivant, le pape de l’école républicaine.
Vers une laïcité religieuse
L’œuvre scolaire de Ferdinand Buisson s’inscrit dans une perspective plus large, un projet théologico-politique qui devait figurer comme l’une des plus intenses ambiguïtés du mythe républicain : une laïcité religieuse.
La défense de cet oxymore a placé Ferdinand Buisson en porte-à-faux avec l’Église catholique, à droite, dont il entendait bien détruire le magistère moral, mais aussi avec la libre-pensée athée, à gauche, dont il rejetait profondément le matérialisme. Le syncrétisme de Buisson, qui lui fait conjuguer une spiritualité immanente et un pragmatisme républicain, pouvait sembler intenable. Il le conduisit en tout cas à de nombreuses désillusions.
D’abord sur le terrain de la morale républicaine, transmise à l’école, dont il n’eut de cesse d’incriminer la platitude et la vacuité. Comment réformer l’âme d’une nation en se tenant à l’écart de toute transcendance ? Comment transmettre de nouvelles obligations morales sans le recours à la grâce et au Dieu qui la dispense ? Comment prétendre à une mystique sans métaphysique ?
À l’occasion de l’Exposition universelle de 1889, Ferdinand Buisson confia donc au pasteur Frédéric Lichtenberger une enquête sur l’enseignement de la morale au sein des écoles primaires. Au terme d’un rapport massif, le théologien alsacien battait en brèche le principe de la neutralité religieuse avancé par Jules Ferry : « si, comme l’usage commun l’y invite, l’on oppose le mot de laïque au mot de religieux, c’est une véritable abdication, un découronnement que l’on impose à l’enseignement moral dans l’école ». Buisson partageait largement cet avis d’une morale vidée de son contenu et devenue lettre morte.
En dépit des apparences, son biographe Patrick Cabanel croit pouvoir déceler une évolution entre les écrits de jeunesse de Buisson et ses œuvres de maturité : d’une religion laïcisée, le pédagogue de la IIIe République serait peu à peu passé à une laïcité religieuse. Celle-ci s’exprime particulièrement dans son ouvrage publié en 1900, La Religion, la morale et la science, mis à l’Index par le pape Léon XIII en mars 1903.
Dans sa tentative d’élaborer une nouvelle morale universelle, Ferdinand Buisson s’est peu à peu départi de l’élément religieux par trop incommode. Sa « religion de l’avenir », telle qu’il la désire, se compose de morale, d’art et de science. Elle se fonde sur une foi en l’homme, une aspiration à l’égalité sociale et un désir de perfectionnement spirituel, largement inspiré par la figure d’un Christ réduit à un surhomme : « Vraiment catholique et vraiment sociale, la religion future substituera au salut individuel le salut de la société, à la rédemption de quelques-uns la rédemption de tous, au pâle et vague paradis d’outre-tombe le paradis vivant et actif, celui qui sera créé et entretenu sur terre par l’effort de tous, par la justice pour tous et par l’amour entre tous » (La religion, la morale et la science, p 137).
Cette synthèse lyrique du christianisme, du socialisme et de l’humanisme constitue donc le point d’achèvement du parcours intérieur de Ferdinand Buisson.
Du radicalisme au socialisme
L’engagement politique de Ferdinand Buisson est sans doute moins connu que son rôle scolaire. Il occupe pourtant les trente dernières années de sa vie d’une manière très intense.
Engagé en 1898 dans la défense du capitaine Dreyfus, il participe à la création de la Ligue des droits de l’Homme et la présidera de 1913 à 1926. Il considère qu'il y a « une affaire Dreyfus, partout où il y a un ouvrier qui souffre, un enfant sans instruction, un travailleur sans défense, un vieillard sans asile » (Bulletin officiel de la Ligue des Droits de l'Homme, 15 juin 1902).
En mai 1902, Buisson est élu par les Parisiens député du nouveau parti radical socialiste. Il y est reconduit par deux fois jusqu’en 1914 avant d’être à nouveau élu pour un troisième et ultime mandat en 1919.
De 1902 à 1905, sous le Bloc des gauches qui domine la Chambre des députés et conduit à l’installation du gouvernement Combes, Ferdinand Buisson est partie prenante de tous les combats anti-congréganistes dirigés contre l’Église catholique.
Au nom d’une laïcité intransigeante, il soutient fermement l’application de la loi sur la liberté d’association (1901). Celle-ci conduit à la fermeture de milliers d’écoles catholiques et à l’exil de 30 000 religieux considérés comme des ennemis politiques. Puisque la République ne reconnaît que des individus, les communautés religieuses n’ont pas lieu d’être. Puisque le projet républicain suppose l’émancipation de chaque homme, les vœux de religion apparaissent comme un « pacte illicite ».
Fidèle à l’esprit de 1789, et plus encore à celui de la Constituante, qui avait imposé la Constitution civile du clergé en juillet 1790, Ferdinand Buisson embrasse la politique anticléricale du petit Père Combes jusque dans ses dispositions les plus rigoureuses. Les Frères des écoles chrétiennes sont cependant épargnés et, sans crainte de se contredire, Buisson se fend même d’un Panégyrique laïque de leur fondateur, saint Jean-Baptiste de La Salle en 1904, prenant à revers ses adversaires autant que son propre camp.
Après avoir été au cœur de la lutte anti-congréganiste, Buisson devient l’un des fers de lance du projet de loi de Séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905. Fidèle à son protestantisme libéral, le député radical avance que la religion « ne peut pas être une chose publique, attendu qu’elle est chose individuelle entre toutes, chose de conscience » (Patrick Cabanel). Président de la commission chargée de préparer la loi, il doit cependant composer avec son rapporteur Aristide Briand, plus accommodant.
Son parcours politique était cependant loin d’être achevé. Il le conduisit dans ses mandats successifs à évoluer de plus en plus à l’extrême gauche du radical-socialisme et à embrasser les luttes relatives au suffrage des femmes. En 1914, il joignit sans difficulté sa voix à l’Union sacrée. Cet effort lui valut une correspondance cordiale avec le chantre du nationalisme, Maurice Barrès, qui le surnomma non sans ironie « évêque de la Libre Pensée ».
Au fur et à mesure que la guerre avançait, Ferdinand Buisson multiplia les écrits et discours teintés d’idéalisme kantien, promouvant la paix par le droit : « C’est la victoire wilsonienne qui seule peut être la nôtre. » Cet activisme lui vaut de partager le prix Nobel de la Paix en 1927 avec l’historien allemand Ludwig Quidde, militant pacifiste comme lui, qui finira sa vie en exil à Genève en 1941.
Ferdinand Buisson s’éteignit quant à lui le 16 février 1932 dans le village picard de Thieuloy-Saint-Antoine, son berceau familial. Si son cercueil fut transporté par les instituteurs du canton et encadré par les enfants de l’école, il ne reçut que des obsèques civiles, conformément à la sécularisation qui avait peu à peu gagné son œuvre. Le père de l’école laïque mourrait ainsi en saint laïque, tout plein de contradictions qu’il n’avait pas résolues quoiqu’il leur eût donné un demi-siècle durant, avec constance et sincérité, une expression politique et littéraire.
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Gilles (07-04-2024 12:40:11)
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