« Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante… » Quand madame de Sévigné nous annonce un cancan, on sait que l'on va dévorer sa lettre ! Et pas seulement parce que la grande dame du XVIIe siècle savait bien comment retenir l'attention de ses destinataires, et en particulier de sa chère fille, mais aussi parce que sa plume noircissait les lignes avec un des plus beaux styles que le Grand Siècle pouvait nous offrir, d'une élégance rare.
Chaussez donc vos lunettes pour lire discrètement par-dessus son épaule et comprendre comment cette petite aristocrate s'est muée en icône de l'art de la correspondance...
Belle marquise...
Mais que faire de cette petite fille ? Héritière d'une très noble famille qui compte même une sainte, Marie de Rabutin Chantal, née le 3 février 1626, n'est pas aussi chanceuse qu'on pourrait le croire puisqu'elle se retrouve orpheline à 7 ans.
C'est décidé, c'est son oncle Coulanges qui l'élèvera. Et ce bourgeois bon vivant fait les choses bien puisqu'il offre à sa nièce une enfance heureuse au milieu d'une tribu de cousins avec lesquels elle acquiert une éducation aussi poussée que moderne : à bas le latin, vive le roman !
Notre jeune et bel esprit ne fait pas peur à Henri de Sévigné qui l'épouse en 1644 avant de lui faire mener une vie joyeuse, entre séjours au château de Vitré, en Bretagne, et fêtes parisiennes. « Plus belle mille fois qu'un satin blanc » selon le poète Marigny, la jeune femme sait aussi séduire par ses réparties.
Las ! En 1651, son impulsif de mari ne trouve rien de mieux que de se battre en duel pour l'honneur d'une maîtresse. La voici veuve, avec deux enfants en bas âge, Françoise et Charles. Elle se console vite : à 25 ans, elle est désormais libre de mener sa vie à sa guise.
L'art de rabutiner
Quelques mois plus tard, après une retraite de circonstance dans son domaine des Rochers à Vitré, le « bel ange en deuil » (Scarron) est de retour à Paris.
Avec son amie la comtesse de La Fayette, elle s'empresse de suivre les conseils du grammairien Gilles Ménage, expert en écriture comme en galanterie. Des conseils, elle en a besoin pour répondre aux compliments d'un Fouquet, d'un La Fontaine ou encore d'un duc de Rohan qui va jusqu'à se battre en duel sous ses fenêtres !
Mais le plus entreprenant est peut-être son propre cousin, le flamboyant Bussy-Rabutin, général, libertin et adepte de la plume. À celui qui lui parle « d'amour en riant », elle répond avec une finesse d'esprit qui enchante ce courtisan, peu vexé d'être ainsi éconduit.
Mais lorsque la chère cousine lui refuse un prêt, il se venge en expliquant à qui veut l'entendre que « cette belle n'est amie que jusqu'à la bourse ». Qu'importe ! Le roi n'a-t-il pas avoué qu'il avait trouvé « très plaisantes » les lettres de Marie, découvertes au fond de la cassette de Fouquet au moment de son arrestation ?
Quoi de mieux qu'un bel esprit pour mettre en valeur les atouts physiques ? Madame de La Fayette est persuadée que la beauté de son amie doit beaucoup à son intelligence...
« Lorsque vous êtes animée, dans une conversation dont la contrainte est bannie, tout ce que vous dites a un tel charme, et vous sied si bien, que vos paroles attirent les rires et les grâces autour de vous ; et le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que, quoiqu’il semble que l’esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux, et que, lorsqu’on vous écoute, l’on ne voit plus qu’il manque quelque chose à la régularité de vos traits, et l’on vous croit la beauté du monde la plus achevée » (Divers portraits, 1659).
Panier de crabes
En 1664, madame de Sévigné abandonne son costume de courtisane pour se faire journaliste judiciaire avant l'heure : « Aujourd'hui 17 novembre, M. de Fouquet a été pour la seconde fois sur la sellette… » écrit-elle au marquis de Pomponne dans un compte rendu détaillé du procès du surintendant. Elle y fait preuve d'une belle maîtrise du récit, associant au piquant des anecdotes la précision des faits et la sincérité des commentaires.
Cet intérêt pour Fouquet n'est pas bien vu de tous, en particulier du roi qui commence à s'agacer de ces dames de Sévigné : la mère, dont le cousin s'amuse à médire sur les grands du royaume, et la fille, dont la beauté résiste à la royale personne. La Cour est décidément bien dangereuse...
Madame de Sévigné décide donc de marier rapidement sa fille avec le comte de Grignan, un veuf héritier d'une vieille famille de Provence. Du couple naît une petite fille, Marie-Blanche, qui ne fera guère le bonheur de sa grand-mère puisqu'elle entre à 5 ans au couvent, pour toujours.
« Je vous parle et vous me répondez »
Mais Grignan est un beau parti puisqu'il est représentant du roi en Provence. Bien sûr, pour exercer cette charge, il faut être sur place. Le 4 février 1671, Françoise se sépare donc de sa mère qui tente de la rassurer : « Il faut se consoler et s'amuser en vous écrivant ». C'est ce qu'elle va faire pendant les décennies qui vont suivre en envoyant pas moins de 760 lettres.
Deux à trois fois par semaine on la retrouve assise devant son écritoire pour improviser, parfois à la hâte, un long monologue. Ne reste plus au service postal, récemment réorganisé, de faire parcourir à la missive les 650 km qui séparent Paris et Grignan, en une douzaine de jours. C'est alors que commence pour la marquise l'attente des réponses de sa fille, qui n'ont malheureusement pas été conservées.
Madame de Sévigné va, pendant les 25 ans qui lui restent à vivre, se contenter d'une existence paisible entre Paris, son domaine des Rochers en Bretagne et Grignan où elle rend seulement trois fois visite à sa fille. On est loin de l'image de jolie mondaine pétillante, reine des salons, qu'elle renvoyait dans sa jeunesse !
Pour ses contemporains, c'est avant tout une mère pleine de tendresse qui meurt le 17 avril 1696, à Grignan. On ne sait alors rien de ses lettres, jusqu'à ce que les enfants de Bussy-Rabutin décident de rendre hommage au talent paternel en éditant une partie de sa correspondance. Bonne idée ! On y découvre en effet des pépites mais rédigées de la main de sa cousine, madame de Sévigné. La notoriété est en marche, et la marquise se voit de façon inattendue bien vengée de son affreux cousin !
Le 5 octobre 1673, madame de Sévigné est à Montélimar. Elle vient à peine de quitter Grignan, laissant derrière elle sa fille...
« Voici un terrible jour, ma chère fille ; je vous avoue que je n’en puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma douleur. Je songe à tous les pas que vous faites et à tous ceux que je fais, et combien il s’en faut qu’en marchant toujours de cette sorte, nous puissions jamais nous rencontrer. Mon cœur est en repos quand il est auprès de vous : c’est son état naturel, et le seul qui peut lui plaire. Ce qui s’est passé ce matin me donne une douleur sensible, et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons : je les ai senties et les sentirai longtemps. J’ai le cœur et l’imagination tout remplis de vous ; je n’y puis penser sans pleurer, et j’y pense toujours : de sorte que l’état où je suis n’est pas une chose soutenable ; comme il est extrême, j’espère qu’il ne durera pas dans cette violence. Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me manquez. Mes yeux qui vous ont tant rencontrée depuis quatorze mois ne vous trouvent plus » (Lettre à madame de Grignan du 5 octobre 1673).
« C'est un tissu, c'est une vie entière… »
Ce qui fait l'originalité de la correspondance de la marquise est son caractère strictement privé : il ne lui serait jamais venu à l'esprit de la faire lire dans les salons pour y briller ! Le temps des mondanités est passé, laissant place à « un roman d'amour à la 1ère personne » (Bernard Raffalli) essentiel pour soigner la souffrance d'une mère séparée de son enfant.
Dans cette « conversation en absence » totalement improvisée, qu'elle ne prenait guère la peine de relire, la marquise s'emploie à détruire la distance en parlant à Françoise comme si elle était à ses côtés, en lui faisant part, dans cette sorte de journal intime partagé, de ses sentiments ou des dernières nouvelles que l'on pourrait trouver intéressantes à Grignan. Et lorsqu'il ne se passe rien, elle parvient encore à écrire « sur la pointe d’une aiguille », sur les petits riens qui font une vie.
Mais ces lettres sont surtout le fruit d'un talent admirable, celui de « conter des bagatelles avec grâce » (Voltaire)... Élégante sans être précieuse, naturelle sans être négligée, sa plume se contente de traduire son état d'esprit du jour sans objectif préconçu, ou plutôt avec un seul : plaire à sa fille, l'inciter à tout prix à poursuivre ce dialogue différé.
Reflet de leur époque sans aller jusqu'à la satire à la façon d'un La Bruyère, ces lettres tiennent moins de la conversation mondaine que d'une chronique du temps qui passe, personnelle et sincère, qui se serait nourrie du meilleur de l'élégance du Grand Siècle.
Lorsque madame de Sévigné a une annonce inattendue à faire, le moins que l'on puisse dire c'est qu'elle sait tenir en haleine !
« Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’à aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie ; […] une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue ; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à la dire, devinez-la, je vous le donne en trois ; jetez-vous votre langue aux chiens ? Hé bien ! il faut donc vous la dire : M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre, devinez qui ? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. […] Il faut donc à la fin vous le dire : il épouse, dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle, mademoiselle de mademoiselle, devinez le nom ; il épouse Mademoiselle, ma foi ! par ma foi ! ma foi jurée ! Mademoiselle, la grande Mademoiselle, Mademoiselle, fille de feu Monsieur, Mademoiselle, petite-fille de Henri IV, mademoiselle d’Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d’Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du roi ; Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur ! » (Lettre à M. de Coulanges du 15 décembre 1670).
Bibliographie
Roger Duchêne, Chère Madame de Sévigné..., éd. Gallimard, 1995.
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Daniel MIGNOT (08-03-2024 16:59:24)
Merci ! C'était un autre temps ; je pense au Chatbott d'Ameli, consulté hier, je vais pleurer, en me cachant.