Orphée est un héros emblématique de la pensée grecque qui fascine depuis des siècles les artistes. Parce qu’il incarne l’unité consubstantielle de la poésie et de la musique ; parce que cette alliance symbolique produit sur les hommes, les bêtes sauvages, mais aussi les arbres et les rochers, et même les divinités des enfers, des effets magiques qui l’égalent aux dieux. Parce que son amour pour Eurydice le conduit à défier la mort. Parce qu'enfin, l’orphisme et ses mystères dont il est l’initiateur et qu’il aurait rapporté de ses séjours outre-tombe, reste un vivier d’énigmes pour ses contemporains comme pour ses disciples actuels.
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée. (Nerval)
Des musiciens (Rameau, Scarlatti, Berlioz, Liszt, Saint-Saëns), des créateurs d’opéras (Monteverdi, Lully, Gluck, Haydn, Darius Milhaud, Pierre Scheffer et Pierre Henry), d’opérettes (Offenbach), de ballets (Stravinsky, Pina Bausch) et des interprètes de chansons (Dalida, Hubert-Félix Thiéfaine) ; des peintres comme Poussin, Delacroix, Ary Scheffer, Gustave Moreau, Vallotton, Robert et Sonia Delaunay, ainsi que des écrivains et poètes : Ovide, Hugo, Nerval, Apollinaire, Valéry, Rilke, Pierre Emmanuel, Jean-Paul Sartre, ont fait d’Orphée - et d’Eurydice - leur source d’inspiration.
Hommes de théâtre et de cinéma se sont également emparés de ce mythe : Corneille, Victor Segalen, Jean Anouilh, Vinicius de Moraes qui inspira l’Orfeo Negro de Marcel Camus, Tennessee Williams, Alain Resnais, Olivier Py ; sans oublier les bédéistes et auteurs de mangas (Dino Buzatti, Van Hamme et Aubin).
Une place particulière doit être réservée à Jean Cocteau, auteur de la pièce Orphée (1926) et réalisateurs des films Orphée (1950) et Le testament d’Orphée (1960) ; ainsi qu’à Jacques Demy qui, avec Parking (1965), et sur une musique de Michel Legrand, a voulu rendre le mythe contemporain. Mais le public n’a pas accepté la transformation de Francis Huster en musicien rock.
Un héros très humain
La légende d’Orphée s’enroule autour de son histoire comme le lierre autour d’un vieux chêne. Son nom est cité au VIIe siècle av. J.-C. dans un texte d’Ibycos et, dès le VIe siècle, ses poèmes, authentiques ou apocryphes, sont appris et récités.
Il apparait ainsi comme un lointain ancêtre d’Homère et d’Hésiode même si son nom ne figure ni dans les poèmes homériques ni chez l’auteur de la Théogonie. Ce sont Virgile (tome IV des Géorgiques ) et Ovide (Les Métamorphoses) qui ont principalement contribué à sa renommée.
Orphée a-t-il réellement existé ? C’était, dans le monde gréco-romain, l’intime conviction de Philostrate le Jeune, de Diodore de Sicile, ou de Valérius Flaccus. Plusieurs spécialistes actuels (Kathleen Freeman, Eva Kushner) corroborent cette hypothèses tout en considérant que ses prouesses relèvent d’une mise en scène très orchestrée.
Une naissance emblématique
Cela commence dès la naissance. Orphée est le fils du roi de Thrace Oeagre et de la muse Calliope.
Les dieux sont déjà omniprésents car Oeagre est lui-même d’ascendance divine, fils du dieu Mars et de Léto, une des épouses de Zeus et la mère d’Artémis et d’Apollon.
Quant à Calliope, l’une des neuf muses, celle de la poésie épique, représentée le front ceint d’une couronne d’or pour indiquer sa suprématie. Problème pour les historiens ? Les Muses, filles de Zeus et de Mnémosyne - la mémoire -, sont tenues pour vierges. Or Calliope aurait donné naissance à de nombreux d’enfants dont les Sirènes.
Idéalisation ? Une légende différente fait d’Orphée un des fils d’Apollon, qui aurait déposé dans son berceau une lyre à sept cordes. Orphée aurait en ajouté deux autres en hommage aux neuf Muses.
L’homme de tous les défis
Dès sa première mission, il accède au stade du héros. Il est chargé de pacifier les Ménades, des femmes en délire qui s’en prenaient aux troupeaux avant de s’enfuir dans la montagne.
Après avoir en bon croyant sacrifié à Dionysos, il joue de sa lyre et les voilà qui descendent vers lui, couvertes de feuilles et de branchages. Ainsi nait la légende selon laquelle, par son chant, Orphée peut faire se mouvoir les forêts. Puis par extension les cours d’eau, les rochers et les objets inanimés.
Le démon de l’aventure s’empare de lui et, selon Apollonios de Rhodes, après une vie assez dissolue, il devient chef de nage des Argonautes, ces chefs grecs qui sous la conduite de Jason sont partis à la recherche de la Toison d’Or.
Il impulse par son chant la cadence aux coups de rame, aide par sa musique l’équipage à résister au chant des Sirènes, écarte les rochers pour que le bateau puisse se frayer un passage et endort le serpent gardien de la Toison d’Or. Nous n’en saurons pas plus. Eurydice est là, très belle, un peu sauvage, et Orphée n’a d’yeux que pour elle.
Les trois premiers termes de la devise olympique (plus vite, plus haut, plus fort) illustreraient à merveille le destin d’Orphée. Car si les compétitions internationales invitent les athlètes à se sublimer, c’est en outrepassant les limites de la condition humaine qu’Orphée s’est acquis une gloire éternelle.
Plus vite. Son parcours est une succession en accéléré de tableaux vivants dont chacun est une véritable épopée depuis sa naissance mystérieuse jusqu’à sa mort tragique.
Plus haut. Qui d’autre peut, par le simple chant rythmé de sa lyre, charmer les animaux sauvages, déplacer les montagnes, faire remonter les fleuves vers leur source et s’égaler ainsi aux dieux ?
Plus fort. Qui oserait aller affronter le maître des enfers pour arracher à la mort celle qu’il a aimé ?
Pourtant Orphée, à la différence d’Hercule, n’est pas un surhomme. Il a connu l’obéissance fructueuse, l’aventure impétueuse, l’amour fou, le quotidien dévastateur, le chagrin irrépressible, l’âpre solitude, la mort misérable. Chacun de nous peut se retrouver en lui. Mais tout autour de lui plane le mystère, les célèbres mystères de l’orphisme qui séduisent encore et toujours ceux d’« ici » en quête permanente d’un « ailleurs ».
Amour, amour…
Dans la mythologie grecque, Eurydice - étymologiquement la justice sans limite - est une « dryade », une nymphe des arbres. Sa jeunesse nous est inconnue.
A-t-elle été tellement charmée par la lyre d’Orphée qu’elle en aurait suivi le son jusqu’à lui ? Ou bien la rencontre a-t-elle eu lieu au retour de l’expédition avec les Argonautes ? En tout cas, c’est le coup de foudre et Orphée l’épouse.
Les historiens, en bons paparazzi, s’empressent d’ausculter la vie du couple. Selon les uns, la cérémonie fut pâlichonne et le mariage n’a rien d’une lune de miel. Le couple aurait de fréquentes disputes. Ce qui explique qu’Eurydice, retrouvant l’appel de la nature, aime se baigner seule dans le fleuve. Un jour, le berger Aristée, fils d'Apollon de de la nymphe Cyrène, la surprend et la poursuit de ses assiduités. En voulant lui échapper, elle marche sur la queue d’un serpent qui la pique mortellement.
D’autres réinterprètent l’évènement en tragédie classique. « Qu’en un lieu, en un jour, un seul fait accompli/tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli ». C’est le jour de son glorieux mariage qu’elle aurait perdu la vie.
Aller-retour aux Enfers
Orphée, inconsolable, décide d’aller la rechercher au royaume des Enfers. Il persuade le passeur Charon de lui faire traverser le Styx, endort par sa musique Cerbère, le monstrueux chien à trois têtes qui en garde l'entrée, et charme les Erinyes, des divinités infernales du Tartare dont la plus célèbre est Mégère.
Sa lyre et sa prière font merveille face à Hadès et à son épouse Perséphone. « Il chantait … et voici que s’immobilisent pour l’écouter tous les criminels enfermés dans le Tartare pour y subir des morts sans fin ; Tantale ne cherche plus à boire l’eau qui sans cesse s’échappe à ses lèvres ; la roue d’Ixion s’arrête comme frappée d’étonnement ; les vautours cessent de ronger le foie de Tityos ; les Danaïdes posent leur seau à terre et Sisyphe s’assied sur son rocher. »
Les a-t-il fait fléchir ? Perséphone l’autorise à repartir avec Eurydice mais Hadès y met une condition : il ne doit ni se retourner ni lui parler, tant qu'ils ne seront pas revenus dans le monde des vivants.
Pourquoi Orphée s’est-il retourné ? Par amour, selon les Métamorphoses d’Ovide : « Ils arrivaient à la surface de la terre. Mais Orphée a peur qu’Eurydice ne lui échappe. Impatient de la voir, il se retourne pour regarder celle qu’il aime. Et aussitôt elle est entraînée en arrière. Elle tend les bras, elle voudrait qu’il la retienne, elle voudrait le retenir… Mais la malheureuse ne saisit que de l’air inconsistant » (traduction : Annie Collognat).
Par peur, affirment d’autres. Dans ces contrées où règne un silence de mort, il n’entend plus le bruit de ses pas. Craignant qu’elle ne se soit égarée, il se retourne et la perd définitivement.
Ayant tenté sans succès de retourner aux enfers, il reste sept jours abattu, « se nourrissant seulement du chagrin de son amour perdu, de la douleur de son cœur et de ses larmes ». Nous sommes loin de la verve sarcastique d’Offenbach et de la vision cathartique d’un Cocteau désespéré par la mort de Radiguet.
La mort d’Orphée
Orphée s’est réfugié pendant trois ans au sommet du mont Rhodope battu par les vents. C’est là que les Ménades le retrouvent.
Furieuses d’être dédaignées par lui, elles le déchiquettent et jettent ses membres dans le fleuve. Sa tombe serait selon les uns en Asie Mineure, à l'embouchure du fleuve Mélès.
Une autre légende veut qu’après sa mort, la peste se soit déclarée en Thrace, sa région natale. L’oracle local consulté, aurait affirmé que c'était un châtiment pour la mort du poète, et que pour en purger le pays, il faudrait lui rendre les honneurs funèbres.
Des pêcheurs auraient retrouvé sa tête, qui aurait dérivé jusqu’aux rivages de Lesbos, toute sanglante et ne cessant pourtant pas de psalmodier le nom d’Eurydice. Ses membres recueillis par les Muses sont enterrés au pied du mont Olympe. Et à leur demande, Zeus dépose sa lyre dans le ciel. Ainsi naquit la constellation de la Lyre.
Orphée et les mystères
Selon l’historien grec Diodore de Sicile, Oeagre aurait accompagné Dionysos aux Indes où il aurait été initié aux mystères dont il aurait transmis les secrets à Orphée. Celui-ci serait ainsi devenu le créateur ou l’inspirateur de l’« orphisme », une doctrine eschatologique fondée sur le salut de l’âme au terme d’un cycle de réincarnations.
Mais à la différence de la fraternité pythagoricienne des mystères qui est segmentée en quatre degrés hiérarchiques d’initiation, les postulants, les néophytes, les acousmaticiens et les ésotériques, ceux qui se qui se réclament des textes d’Orphée ou de ses disciples comme Empédocle, privilégient des objets réels et notamment les « feuilles d’or » trouvées dans des tombes en Grèce, en Crète et en Sicile.
Celles-ci contiennent des formules magiques qui permettent à leurs possesseurs d’atteindre l’au-delà, de choisir entre « l’eau de mémoire » et « le grand lac d’oubli » de la vie terrestre.
Un mythe fondateur
Débarrassée de son merveilleux et de ses variantes, la légende garde une part de vraisemblance dans sa construction dramatique. C’est une des raisons pour laquelle elle est parvenue jusqu’à nous.
L’autre est qu’elle incarne les grands problèmes de la vie. La musique est-elle immortelle et peut-elle transformer le monde ? Les poètes survivent-ils à leur destin tragique ? L’amour peut-il être plus fort que la mort ? Jusqu’où est-on capable d’aller pour faire revivre celui ou celle qu’on aime ? L’homme qui veut dépasser sa condition n’est-il pas condamné à périr ?
Aujourd’hui les chamans et leurs incantations, les derviches tourneurs et leur folie mystique, les guérisons miraculeuses, les apparitions, les drogues dures, le chemsex, l’exploration des mondes inconnus, invitent au dépassement de la condition humaine. C’est ce qui fait la modernité et la pérennité du mythe d’Orphée.
Reste la question magazine : Orphée était-il homosexuel comme le présente Platon. Orphée ne serait pas « viril » car il préfère le chant au combat. Ovide donne une explication plus « correcte ». C’est parce qu’il ne peut oublier Eurydice qu’il s’est détourné des femmes qui voulaient le séduire et a porté son regard sur les garçons.
Notre auteur s’est essayé à une actualisation déjantée de la légende d’Orphée. Dans son roman On ne meurt que deux fois (éditions Ovadia 2022), Démétrios (Orphée), un gourou du star-system a pris sous son égide Silvia (Eurydice), une sans-papière africaine, venue terminer sa thèse sur les griots modernes sous la direction du professeur émérite Léon-Jean Berger (le berger Aristée). Il l’arrachera à la mort après un empoisonnement, mais la perdra ensuite par négligence. Il composera en sa mémoire un opéra-spectacle Orfeo et finira étouffé par les FEMEN (les Ménades) à la fin de la représentation. L’intrigue se déroule entre les Catacombes de Paris et le département du Puy-de-Dôme secoué de trépidations telluriques dont les habitants le rendent responsable. Par un singulier hasard, le 9 mai 2022, alors que le roman était chez l’imprimeur, un tremblement de terre (4,5 sur l’échelle de Richter) s’est produit entre l’Allier et le Massif Central.
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