Les religieuses (du Ve au XIXe siècles)

Recluses volontaires ?

Les religieuses sont volontiers associées à un double imaginaire. Côté face, la figure des sympathiques bonnes sœurs et de leurs cornettes, de Sœur Sourire à Whoopi Godlberg dans Sister act (Émile Ardolino, 1992), en passant par les sœurs de l’hospice de Beaune dans La Grande Vadrouille (Gérard Oury, 1966), une représentation en lien avec les activités enseignantes et hospitalières des congrégations féminines florissantes depuis le XIXe siècle. Côté pile, l’image plus ambiguë des religieuses des temps médiévaux et modernes, tout à la fois des mystiques exaltées, des débauchées et des victimes d’une Église obscurantiste.

Ces stéréotypes ont une longue histoire : forgés dès le Moyen Âge par les réformateurs de l’Église puis les humanistes, ils ont été ensuite été réutilisés par les philosophes des Lumières (Diderot, La Religieuse, 1796), les romans gothiques du XIXe siècle puis le cinéma, de La Religieuse de Jacques Rivette en 1966 à Benedetta de Paul Verhoeven en 2021. Cette double représentation positive et négative contribue à masquer les réalités des expériences religieuses des femmes cloîtrées, leur variété et leurs évolutions depuis la fin de l’Antiquité.

Élisabeth Lusset

Johann Jacob Zeiller, Sainte Scholastique avec des moniales de l'ordre bénédictin et ses affiliations, 1748, Nuremberg, Germanischen Nationalmuseums.

La clôture comme vertu féminine (fin de l’Antiquité-XIe siècle)

Dès la règle de Césaire d’Arles, écrite spécifiquement pour les religieuses au VIe siècle, la clôture est présentée comme un but en soi pour les femmes. Considérées comme inférieures aux hommes et comme des figures de la tentation, celles-ci ne peuvent adopter le modèle de vie proposé des Pères du désert, celui de la fuite du monde et de l’ascèse érémitique.

Vierge à l'Enfant entre saint Ambroise et saint Jérôme, vers 1510, Denver Art Museum. Agrandissement : Paula avec sa fille sainte Eustochium et saint Jérôme, 1638, Francisco de Zurbarán, Washington, National Gallery of Art.Le premier monachisme féminin est domestique. Dénonçant les tracas du mariage et les souffrances de la maternité, Jérôme († 420) propose à plusieurs aristocrates romaines de mener une vie de prière, de chasteté et d’ascèse à demeure, sous l’autorité de leur famille. Pour Ambroise, évêque de Milan au IVe siècle et auteur de quatre traités sur les vierges et la virginité, « la chasteté fait monter les vierges au ciel ».

Le troisième concile d’Orléans, en 538, compare la vierge qui prononce des vœux à la fiancée du Christ et celle qui reçoit le voile à son épouse. La nécessité de préserver la chasteté des religieuses conduit, à la fin du VIe siècle, à leur enfermement à l’intérieur des monastères. Les femmes y vivent en communauté, sous une règle et sous l’autorité d’une abbesse. Les récits de vie des saintes mérovingiennes décrivent volontiers comment la conversion de la noble vierge suscite l’opposition de son père, car elle contrevient aux projets paternels d’alliances matrimoniales et politiques.

Crypte de l'ancienne abbatiale de Remiremont, aujourd'hui paroissiale.En réalité, la fondation du monastère procède toujours de la volonté conjointe des fondatrices et de leurs pères. Les saintes, qui prennent la tête de la communauté, sont en charge du salut et de la mémoire familiale, ce dont témoignent les nécrologes (listes des morts), comme à Remiremont, où sont inscrits les noms des parents et des bienfaiteurs à qui les religieuses consacrent leurs prières.

Espace sacré et lieu d’intercession entre l’ici-bas et l’au-delà, le monastère est également un lieu de pouvoir. Il est fréquent que se succèdent à sa tête des femmes de la même famille. À l’instar de Radegonde (v. 519-587), femme du roi Clotaire Ier qui fonde le monastère de Sainte-Croix à Poitiers, les abbesses exercent leur pouvoir à l’intérieur comme à l’extérieur du monastère. Tout en menant une vie très ascétique, Radegonde intervient régulièrement pour empêcher les conflits entre les fils de Clotaire.

Radegonde souhaite se retirer dans un monastère. Agrandissement :  Radegonde se retire, accompagnée du peuple, dans le monastère dédié à la Vierge qu’elle fonda à Poitiers, Vie de sainte Radegonde, XIe siècle, Bibliothèque municipale de Poitiers.

À l’époque carolingienne, le pouvoir impérial entend réorganiser le monachisme. Les décrets d’Aix-la-Chapelle en 816 réaffirment le rôle de la chasteté, de la clôture, de la prière et du service aux souverains, et proposent aux moniales deux modèles de vie.

Saint Benoît donnant sa règle à un moine, Tropaire, prosaire et graduel de Saint-Sauveur de Prüm, vers 984, Paris, BnF.Le premier, fondé sur la règle bénédictine (du nom de Benoît de Nursie, qui l’a rédigée après 550), insiste sur la pauvreté individuelle et la vie commune ; le second est un mode de vie moins strict, celui des chanoinesses, autorisées à posséder des biens en propre.

Le renforcement du pouvoir des clercs conduit également à écarter les femmes des lieux et des objets consacrés (vases, vêtements sacrés, hostie). Cette réforme a souvent été interprétée comme un facteur de marginalisation des religieuses, qui auraient perdu dès le IXe siècle leur influence spirituelle et sociale.

En réalité, les décrets carolingiens ont été diversement appliqués et ont fait l’objet d’adaptations de la part des abbesses comme des patrons et des évêques.

Si de nombreux monastères féminins disparaissent vers l’An Mil, dans un contexte de guerres et d’invasions normandes, d’autres prospèrent en se réinventant comme des lieux de la spiritualité et de mémoire dynastique pour les familles aristocratiques.

Abbaye de Saint Benoît-sur-Loire ou abbaye de Fleury, détail du portail nord. Agrandissement : Vue de l'abbaye. Premier monastère fondé au haut Moyen Âge en 651 à vivre selon la règle de saint Benoît. Au début du XIe siècle, l'abbaye est un des centres culturels de l'Occident.

Variété des expériences religieuses féminines (XIe s.-XVe s.)

À partir du XIe siècle, le mouvement de réforme appelé réforme grégorienne – du nom du pape Grégoire VII – entend purifier le corps ecclésial, en le distinguant nettement des autres fidèles, les laïcs. Cette exigence conduit à imposer le célibat aux clercs et à exclure expressément les femmes de toute fonction sacerdotale.

Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Décret de Gratien, XIIIe siècle, Paris, BnF.Le Décret de Gratien (vers 1140) leur interdit de prêcher, de conférer le baptême et d’entrer en contact avec les objets sacrés. Les couvents féminins dépendent désormais des prêtres, chapelains et chanoines affectés à leur service. Par ailleurs, les réformateurs fustigent volontiers le déclin économique et moral des monastères féminins, qu’ils jugent corrompus, pour justifier leur mise sous tutelle.

Évêques et supérieurs des nouveaux ordres religieux (cisterciens, gilbertins, prémontrés, puis, à partir des années 1220, les ordres mendiants tels que les franciscains ou les dominicains) sont chargés d’encadrer, avec plus ou moins de succès, les nombreuses femmes qui souhaitent se vouer à Dieu.

Basilique Sainte-Claire, détail de la fresque de la vie de la sainte, XIIIe siècle, Assise, Italie.On assiste en effet à cette période à une effervescence religieuse qui conduit de nombreuses femmes à rechercher de nouvelles voies de perfection et à multiplier les expérimentations. Pénitentes, humiliées ou béguines refusent tout à la fois le mariage et le cloître ; elles se consacrent au service de Dieu, tout en jouissant d’une relative liberté de mouvement.

À Prémontré et à Fontevraud, des communautés mixtes sont fondées où moines et moniales cohabitent, dans deux cloîtres séparés, mais avec une église commune. Les femmes investissent le champ religieux avec le développement de la mystique et la fondation d’ordres religieux féminins comme les clarisses fondées par Claire d’Assise en 1212.

Sainte Claire et les sœurs de son ordre, San Damiano, Assise. Agrandissement : Sainte Claire priant dans le chœur de San Damiano, XIXe siècle, José Benlliure y Gil.

Certaines religieuses, comme Élisabeth de Schönau († 1164), Hildegarde de Bingen († 1179) ou encore Catherine de Sienne (1347-1380) imposent leur autorité spirituelle par l’intermédiaire de leurs visions. Au-delà de ces figures charismatiques, de nombreuses religieuses, comme Béatrice de Nazareth († 1264), béguine (dico) puis moniale cistercienne, autrice des Sept manières d’amour, lisent, traduisent les textes sacrés en langue vulgaire et rédigent des ouvrages spirituels.

Cornelis van Haarlem, Une béguine et un moine, 1591, Haarlem (Pays-Bas), Frans Hals Museum.Ces femmes suscitent la méfiance de l’Église, qui peut parfois se muer en condamnation. Ainsi, Marguerite Porete, béguine à Valenciennes et autrice du Miroir des simples âmes, est jugée hérétique et brûlée en 1310 à Paris.

En 1298, en réaction à la multiplication, jugée dangereuse, des femmes religieuses non cloîtrées, le pape Boniface VIII publie la décrétale Periculoso, qui entend imposer la clôture aux « religieuses de toutes les communautés et de tous les ordres, partout dans le monde, aussi bien collectivement qu’individuellement ».

La décrétale entend distinguer les « bonnes » religieuses – les religieuses cloîtrées – des autres femmes. Il faut se garder néanmoins d’opposer femmes libres et clercs oppresseurs. Beaucoup de femmes choisissent délibérément l’enfermement, car il est perçu comme le meilleur moyen d’atteindre la perfection. C’est le cas des recluses, qui s’enferment dans une pièce, dont l’ensemble des ouvertures ont été murées, à l’exception d’une petite fenêtre.

Perceval à la Recluserie, manuscrit de Poitiers, XVe siècle, Paris, BnF. Agrandissement : Reclusoir de l'abbatiale de Mouzon (Ardennes).Cette forme de consécration, très majoritairement féminine et jamais approuvée officiellement par l’Église, s’explique par l’attrait du mode de vie érémitique. Les recluses choisissent la solitude procurée par le reclusoir, accolé à une église urbaine, et reçoivent des aumônes alimentaires des habitants, convaincus de leur sainteté.

La mise sous tutelle des religieuses par la hiérarchie ecclésiastique masculine ne va pas sans provoquer des conflits, notamment avec les monastères féminins qui jouissaient d’une relative autonomie dans la gestion de leurs ressources et dans l’organisation de leur vie monastique. En 1210, dans une lettre adressée aux évêques de Burgos et Palencia, le pape Innocent III interdit aux abbesses de prêcher publiquement, d’entendre les confessions, de consacrer les espèces et de recevoir les religieuses à la profession.

Alphonse VIII de Castille et son épouse la reine Aliénor d'Angleterre, Miniature de la fin du XIIe ou du XIIIe siècle, Madrid, Bibliothèque nationale d'Espagne. Agrandissement : le monastère royal de las Huelgas de Burgos (Espagne).« S’il n’y avait aucun doute – écrit-il – que la Vierge Marie était plus digne et excellente que les apôtres, ce furent cependant ces derniers, et non la Vierge, qui furent investis de la mission divine ». Cette lettre vise en particulier l’abbesse de la puissante abbaye cistercienne de Las Huelgas, fondée en 1187 à Burgos par Alphonse VIII de Castille et sa femme Aliénor d’Angleterre, fille d’Aliénor d’Aquitaine et d'Henri II Plantagenêt. Forte du soutien royal, l’abbesse résiste à l’évêque de Burgos, au chapitre général de l’ordre de Cîteaux et aux monastères cisterciens masculins proches de la ville.

En Angleterre, les religieuses contestent elles aussi l’imposition de la stricte clôture. En 1300, lorsque l’évêque de Lincoln, John Dalderby, entend visiter le prieuré bénédictin de Markyate, les moniales lui jettent un exemplaire de Periculoso à la figure. D’autres religieuses, comme les cisterciennes de Meaux dans le Yorkshire, contestent l’application de la décrétale d’un point de vue juridique, « refusant d’être liées par des règlements plus stricts que ceux qu’elles s’étaient engagées à observer au moment de leur profession » (Chronica monasterii de Melsa).

Enfin, certains monastères arguent que la stricte clôture met en péril leur survie économique : les religieuses ne sont pas en mesure de superviser la collecte de leurs loyers, de demander l’aumône ou de collecter des fonds. L’interdiction faite aux laïcs d’entrer dans le cloître les privent aussi des revenus liés à l’accueil des nobles femmes, notamment pour des retraites spirituelles.

Jörg Breu the Elder, Cisterciennes travaillant aux champs, 1500. Agrandissement : Vue générale de l'abbaye Notre-Dame de Sénanque, monastère cistercien situé sur la commune de Gordes (Vaucluse).

L’âge d’or de la réclusion féminine (fin du XIVe-XVIIIe siècle)

Face à ces religieuses jalouses de leur indépendance, d’autres communautés réformées de clarisses, de dominicaines ou de brigittines revendiquent au contraire leur idéal spirituel de stricte clôture. Cette norme leur permet de se distinguer des autres religieuses, en proclamant qu’elles ont choisi une voie de perfection sans concession et que leurs cloîtres sont des enclaves de vertu.

Fragment d'un Speculum Viriginum, XIVe siècle, Rheinisches Landesmuseum, illustrant les Trois conditions de la femme : les vierges, les veuves et les épouses mariées, dans une allégorie de la moisson ; les vierges récoltent cent fois, les veuves soixante fois, les femmes trente fois. Agrandissement : Nonnes dînant en silence, tout en écoutant la lecture de la Bible, détail du polyptyque Humilité de Pietro Lorenzetti, 1341, Florence, Galleria degli Uffizi.Les premières observantes dominicaines, dans les années 1380-1420, sont des femmes d’expérience, qui ont été mariées et mères de famille et qui considèrent le couvent strictement cloîtré comme un lieu d’épanouissement personnel. Ces femmes, qui jouissent d’une autorité spirituelle très forte, sont, au moins en partie, à l’origine du durcissement des normes de clôture.

À l’aube de l’époque moderne, l’idéal de réclusion ne vaut pas seulement pour les religieuses, mais aussi pour les femmes mariées, à qui on rappelle le modèle de Marie qui, sa vie durant, aurait mené une existence recluse.

Dans son sermon De laudibus virginitatis, le prédicateur Bernardin de Sienne (1380-1444) écrit : « lorsque [l’Ange Gabriel] vint chez [Marie], elle n’était pas habituée à errer et à se promener sur les places et dans les rues, ni à se rendre chez les uns les autres, elle restait dans sa propre maison, toujours enfermée et en paix. En cela l’Esprit saint nous enseigne que les vierges et les femmes, surtout si elles sont spirituelles, ne doivent pas aller se promener dans d’autres maisons que la leur, ni vagabonder de ci de là devant les spectacles du monde, mais demeurer dans des chambres secrètes et dans des monastères, afin de conserver leur virginité »

Philippe Lippi, Confirmation de la règle carmélitaine (détail), vers 1432, Florence, Santa Maria del Carmine.

À partir du concile de Trente, en 1563 (5e décret de la 25e session), dans un contexte de remise en cause du monachisme par la Réforme protestante, la stricte clôture s’impose aux religieuses de manière généralisée. Elle a une triple fonction aux yeux des réformateurs : elle doit dissuader les religieuses de sortir, empêcher l’entrée de personnes extérieures, mais aussi cacher les religieuses, qui représentent une occasion de péché. Le salut des femmes dépend de leur strict enfermement.

Dans son Traité de la clôture des religieuses (1681), Jean-Baptiste Thiers écrit que la religieuse hors de son cloître est « comme un arbre hors de terre, [...] un poisson hors de l’eau, [...] une brebis hors de sa bergerie, [...] un oiseau hors de son nid ». Les communautés féminines s’installent ou sont transférées au sein des villes. À la protection de l’enceinte urbaine s’ajoute une succession de dispositifs, censés les protéger du monde et sauvegarder leur vertu.

Moniales derrière une grille, Livre d’heures du XVe siècle, Montbrison, musée d’Allard.Règles et constitutions détaillent avec minutie la hauteur et l’épaisseur des murs, l’aspect des grilles du parloir, le fonctionnement des serrures et des portes, l’opacité des rideaux et des voiles sur les fenêtres et les grillages ainsi que le voile et l’habit destinés à cacher le visage et le corps des religieuses.

Pour garantir leur clôture, les couvents se dotent de dispositifs complexes d’ouverture-fermeture. À côté de la porte, l’entrée est dotée d’un « tour », cylindre en bois de la taille d’une petite fenêtre, qui pivote dans le mur afin que des objets puissent passer de part et d’autre de la clôture, sans que les religieuses soient vues. Le chœur de l’église, point faible de la clôture, fait également l’objet de toutes les attentions pour éviter tout contact visuel entre les religieuses et les fidèles.

Un coutumier des Visitandines du XVIIe siècle précise qu’« on rend le chœur obscur en sorte néanmoins que le prédicateur puisse voir que l’on est présent, que, si on ne peut ôter le jour, les sœurs [...] baissent leur voile si elles sont exposées à la vue des séculiers ». Seules leurs voix traversent la clôture lors des conversations au parloir ou des offices. Invisibles, les religieuses se rapprochent ainsi des anges.

Pierre Paul Rubens, La vision de la colombe de Sainte Teresa d'Avila, 1614, université de Cambridge, Fitzwilliam Museum. Agrandissement : Pierre Paul Rubens, Sainte Teresa d'Avila en habit de carmélite, vers 1615, Vienne, Kunsthistorisches Museum.Élisabeth Vigée-Lebrun décrit, dans ses Souvenirs (1835), les « voix si belles et si fraîches, [qui] semblaient vraiment célestes ». L’ordre du Carmel, fondé au XIIIe siècle et réformé par Thérèse d’Avila (1515-1582), qui promeut un idéal de vie rigoriste, hermétique au monde, séduit la noblesse française : entre 1604 et 1660, 62 carmels sont fondés dans le royaume.

Partout dans l’Europe moderne, le taux de profession chez les femmes des élites augmente. À Florence en 1427, 6,5 % des femmes âgées de plus de 14 ans sont religieuses ; au début du XVIIe siècle, 16 % de la population féminine florentine est cloîtrée et plus de la moitié des femmes sont issues des familles patriciennes. Cet essor sans précédent est lié aux transformations économiques et sociales.

Les monastères féminins acquièrent une vocation sociale de première importance dans un contexte où les familles aisées marient de moins en moins leurs filles afin d’éviter une trop grande division de leur patrimoine entre les héritiers. La figure de la religieuse se superpose à celle de la femme que l’on ne veut et/ou que l’on ne peut marier.

Avec la restriction du marché matrimonial et l’exclusion de nombreuses jeunes filles de la vie d’épouse et de mère, la virginité est mise en valeur, non seulement comme une vertu religieuse, mais comme une norme sociale : en entrant au couvent, les jeunes filles que leurs pères ne souhaitent pas marier acquièrent une situation que la société reconnaît comme honorable.

Bien que les constitutions insistent sur la rupture radicale que constituent les vœux religieux, les moniales sont en contact régulier avec leurs familles, parfois à leur corps défendant. Les familles constituent en effet le principal soutien financier des monastères et entendent exercer un droit de regard sur l’administration des établissements. Elles n’hésitent pas à imposer leur présence à l’intérieur de l’enceinte, transformant certains cloîtres en hauts lieux de sociabilité, comme en attestent certaines peintures (Francesco Guardi, Il parlatorio delle monache di San Zaccaria, 1745-1750).

Francesco Guardi, Le parloir du couvent de San Zaccaria, entre 1745 et 1750, Palais Rezzonico, Venise.

La porosité du cloître est aussi rendue nécessaire par les missions d’enseignement ou de soins que les religieuses entendent endosser. Durant le XVIIe et le XVIIIe siècles, même les religieuses dites contemplatives accueillent des pensionnaires – des femmes seules aux veuves, en passant par les filles à éduquer. Les clercs eux-mêmes se pressent aux portes des couvents.

La plus cloîtrée des communautés féminines ne peut se passer de la médiation du prêtre, ni de l’autorité d’un supérieur masculin. Sous réserve d’en demander l’autorisation aux autorités masculines de tutelle, les moniales peuvent occasionnellement franchir l’enclos, pour le compte de leur communauté (consultation d’hommes de loi, transactions financières...) ou pour elles-mêmes (affaires familiales, soins de santé, etc.).

Comment ces femmes vivaient-elles l’enfermement monastique ? Les motifs qui les poussent à s’enfermer volontairement sont nombreux. Le cloître offre tout d’abord une protection aux femmes seules, en les éloignant définitivement des agressions de la vie extérieure et/ou des violences familiales et maritales. L’entrée au couvent peut apparaître comme un moyen d’échapper à une vie conjugale que beaucoup de femmes ne souhaitent pas mener.

Laurent Guillot, les carmélites assemblées au chauffoir, XVIIIe siècle, Saint-denis, Musée d'art et d'histoire Paul Eluard.

Au XVe siècle, en raison des risques liés aux grossesses, l’espérance de vie des femmes mariées est très inférieure à celle des moniales, qui bénéficient, en outre, d’un accès privilégié à l’éducation et à la culture. Il faut également souligner la valeur religieuse des moniales : dans les villes de l’Europe catholique, en particulier dans la péninsule Ibérique et en Italie, les couvents féminins sont considérés comme des lieux privilégiés de l’intercession entre la cité et Dieu.

La société moderne valorise le sacrifice des religieuses qui, par leur « mort au monde », deviennent des êtres sacrés. Les cérémonies qui ponctuent l’entrée au couvent, du noviciat à la profession définitive, s’apparentent à la fois à un mariage et à un enterrement et soulignent la sainteté des femmes consacrées.

L'exécution des carmélites le 29 messidor an II (17 juillet 1794) par le Tribunal révolutionnaire, vitrail de l'église Notre-Dame du Mont-Carmel, Quidenham (Angleterre).Le faste de ces rituels ainsi que l’élitisme de certains couvents flattent sans doute l’amour-propre de certaines postulantes, favorisant ainsi l’acceptation de leur condition. Enfin, dès leur plus tendre enfance, les jeunes filles destinées au cloître reçoivent une éducation orientée vers leur future « vocation ».

Si l’accord des postulantes est nécessaire, leur âge précoce lorsqu’elles prononcent leurs vœux définitifs facilite leur consentement. La vocation religieuse est aussi encouragée par l’existence dans leur entourage de nombreuses tantes ou cousines devenues religieuses. Il n’est pas rare que plusieurs femmes d’une même famille soient envoyées dans le même établissement.

À Ciudad Rodrigo, près de Salamanque, à la fin du XVIe siècle, les tantes et nièces logent dans des cellules dites familiales, dans lesquelles vivent également les jeunes filles qui, parvenues à l’âge adulte, se marieront ou entreront en religion. L’origine sociale des postulantes et le montant de la dot déterminent les hiérarchies au sein de la communauté et les conditions de vie.

Dans l’abbaye féminine de La Trinité de Poitiers au XVIIIe siècle, les religieuses disposent de cellules confortables de 12 m², tandis que les sœurs converses, de plus basse extraction et responsables des tâches domestiques, dorment en dortoir dans des lits collectifs.

Arcangela Tarabotti, XVIIe siècle, Dictionnaire universel des Créatrices, Antoinette Fouque, 2013.À partir du XVIIe siècle, dans un contexte de renforcement des décrets tridentins, des voix dissidentes s’élèvent. Arcangela Tarabotti (1604-1652), boiteuse, entrée au couvent de Sant’Anna del Castello de Venise à 19 ans par la volonté de son père, dénonce la cruauté des mécanismes sociaux (et notamment l’inflation des dots matrimoniales) qui condamnent de nombreuses jeunes filles au couvent.

Elle présente la clôture comme l’outil de pouvoir des hommes, contre leurs filles et leurs sœurs : « Être enfermée dans un monastère est en tout point semblable à être damnée en enfer [...] car le vert de l’espoir ne peut germer entre les murs des cloîtres » (La tyrannie paternelle, publié en 1654, deux ans après sa mort, sous le titre La simplicité trompée).

Au XVIIIe siècle, alors que l’utilité sociale du monachisme contemplatif est de plus en plus contestée, la « vocation forcée » des religieuses devient une mode littéraire. Le roman le plus célèbre est La Religieuse de Diderot, composé entre 1760 et 1780-1782 et publié de manière posthume en 1796.

« Effrayante satire des couvent », selon les propres mots de l’encyclopédiste, il prend la forme de mémoires prétendument rédigés par Suzanne Simonin, fille illégitime forcée d’entrer au couvent pour expier l’adultère maternel et dénonce le caractère absurde et nocif d’une institution coercitive.

Giuseppe Molteni, La moniale de Monza, dite La Dame, 1847, musées Civiques de Pavie.Le thème de la claustration forcée est ensuite repris par la littérature romantique. S’appuyant sur le cas avéré de Virgina María de Leyva, une religieuse milanaise du XVIIe siècle, Alessandro Manzoni, pourtant fervent catholique, dépeint le destin de Gertrude, la « moniale de Monza », poussée au crime par la réclusion forcée dans Les Fiancés (1821-1842).

Si les couvents sont tantôt présentés comme des refuges, lieux de liberté et de libération, tantôt comme des enfers, il faut souligner la très grande variété de situation des religieuses, en fonction de leur statut social, de leur richesse et du type d’établissement dans lesquels elles font leurs vœux. Cette diversité est d’ailleurs soulignée par Diderot, lui-même athée, dans son roman : rien à voir, en effet, entre la vie des clarisses de Longchamp, celle au couvent de Sainte-Eutrope près d’Arpajon et celle à Sainte-Marie !

En novembre 1789, lorsque les révolutionnaires suspendent les vœux de religion puis expulsent les religieuses à partir de 1791, on recense, dans le royaume de France, 55 000 religieuses, réparties dans environ 600 monastères sur une population globale de 29 millions d’habitants.

Après la Révolution, Napoléon va favoriser le retour des congrégations féminines apostoliques, considérées comme utiles, car engagées dans le monde, comme par exemple, les Filles de la Charité dans les hôpitaux. Les communautés régulières contemplatives, quant à elles, ne se réinstalleront en France qu’à la Restauration (1815-1830).

Publié ou mis à jour le : 2023-03-09 11:36:52

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