Peint en 1739 par François Boucher (1703-1770), un des maîtres du style « Rocaille », le Déjeuner nous restitue un moment d’intimité et de confort, phénomène très moderne au XVIIIème siècle après la rigueur austère de l’habitat de l’époque classique. Par cette scène, nous captons l’atmosphère intime qui s’impose progressivement dans le mode de vie, aristocrate et bourgeois, sous le règne de Louis XV. Les temps sont encore cléments pour la royauté en cette fin de guerre de succession de Pologne même si, depuis quelques années, les parlements ont commencé à contester l’absolutisme royal.
Cette scène de genre, actuellement au Louvre, est représentative des décors en style rocaille, qualifié a posteriori de « Rococo » (1797), fait de lignes courbes, en rupture complète avec le style classique dominé par les colonnades et les angles droits. Le commanditaire de ce tableau n’est pas identifié mais il s’agit sans doute d’une œuvre destinée à l‘apparat d’un hôtel particulier de riches bourgeois, soucieux d’imiter le mode de vie de l’aristocratie et de mettre en scène les valeurs de la bourgeoisie.
La scène se passe dans un « boudoir ». Le jeune homme debout, en habit vert et cheveux naturels, porte un tablier malgré la prestance de son habit. Il s’agit certainement d’un serviteur qui offre le chocolat chaud du déjeuner à la maîtresse de maison encore en déshabillé.
La femme de dos, vêtue d’une modeste robe bleue, est sans doute une parente ou la préceptrice des enfants. La présence de ces jeunes enfants (trois et quatre ans environ), habituelle pour nous, est pourtant une nouveauté en ce début de XVIIIème siècle.
En effet, traditionnellement, les enfants étaient tenus à l’écart à leur retour chez leurs parents après deux années passées en nourrice, la plupart du temps à la campagne loin de leur famille.
L’attention qui leur est portée ici est l’indice significatif de ce nouveau regard envers l’enfant. Ce dernier est de moins en moins assimilé à un petit animal à dompter pour progressivement être reconnu comme un être humain à part entière. La notion de famille commence à se concrétiser en ce début de siècle.
François Boucher, un peintre décorateur au succès fulgurant
François Boucher a sans doute saisi dans cette scène un moment de sa propre intimité : la jolie femme à droite ressemble en effet à sa ravissante épouse, Marie-Jeanne, identifiable sur d’autres tableaux. Les deux enfants sont certainement les siens, quasiment de cet âge en 1739, Jeanne-Elisabeth Victoire et Juste-Nathan.
A trente-six ans, le peintre fait désormais parti de la bourgeoisie montante, son succès ayant été fulgurant. Il s’imposera d’ailleurs sous peu comme le favori de Madame de Pompadour pour devenir par la suite, reconnaissance absolue, le premier peintre officiel du roi en 1764.
Grand travailleur, artiste d’une ardeur et d’une facilité peu commune, son œuvre est immense et s’épanouit dans tous les genres : dessins, gravures, peintures religieuses et profanes, portraits de femmes à la mode, peintures mythologiques, poétiques et érotiques, décoration de monuments, de châteaux et de maisons bourgeoises, allégories souvent par paires ou séries, dessins de sujets pour des tapisseries ou des porcelaines, décors de théâtre… plus de 10 000 œuvres à son actif.
Son empreinte est visible partout dans les lieux où vivaient Madame de Pompadour et son royal amant. Artiste très reconnu, il intervenait à leur demande dans la décoration sous différentes formes (châteaux de Versailles, Rambouillet, Fontainebleau…)
Fils unique d’un peintre, François Boucher s’inscrit dans la lignée de ses maîtres Watteau et Tiepolo. Son œuvre est prolixe, foisonnante, colorée, la présence de la nature y est récurrente selon le goût du siècle. Le rêve et l’érotisme n’y sont pas absents par le biais de scènes mythologiques, prétextes à offrir, à ses contemporains aux mœurs légères, la vision de femmes lascivement nues sous le trait de nymphes ou de déesses.
Décorateur majeur, ses portraits restituent certes l’apparence avec fidélité mais ne révèlent cependant jamais la dimension psychologique des modèles, privilégiant en décorateur la lumière, le rendu des couleurs et des tissus (voir plusieurs portraits de Madame de Pompadour). Artiste à succès, François Boucher a été injustement rejeté par la postérité sous l’influence, en fin de siècle, des néo-classiques dont le mépris pour le mouvement baroque et rococo est avéré. Redécouvert par la suite, François Boucher est considéré de nos jours comme un artiste majeur du siècle de Louis XV.
Un art de vivre à la française devenu modèle européen
En 1739, quelques années après la Régence qui, autour du régent Philippe d’Orléans, a libéré les mœurs, s’instaure une société où le plaisir sous toutes ses formes domine l’esprit du temps ; le goût de l’intimité allant de pair avec le besoin de se réserver des moments personnels de bien-être.
Louis XV, alors trentenaire, participe à ce courant raffiné et léger quand la décoration rococo s’impose avec ses rocailles, ses scènes champêtres où s’égaient bergères et bergers en grandes tenues dans une atmosphère bucolique. Par goût personnel, le roi, très différent de son arrière-grand-père Louis XIV, privilégie les rencontres en petit comité au détriment du faste d’autrefois.
Depuis 1733, la comtesse de Mailly a inauguré l’ère des grandes favorites dont Madame de Pompadour en sera le fleuron à partir de 1745. Par l’influence de son mécénat, elle portera au sommet la carrière de François Boucher, son artiste de prédilection. Le style rococo rayonnera alors de la France sur toute l’Europe.
Des habitats chaleureux pour des moments privilégiés
Les couloirs, autrefois réservés aux étages des domestiques ou aux monastères, deviennent un nouveau moyen pour créer des espaces plus réduits, où il fait bon se retirer, comme dans ce tableau pour ce moment intime autour d’une maîtresse de maison, encore en négligé, attentive à ses enfants. Les boudoirs, inventés à cette époque, sont associés aux dames.
Pièce intermédiaire entre chambre et salon, ils rivalisent avec les « cabinets » des messieurs qui, eux, reçoivent souvent leurs visiteurs en peignoirs. Espaces de l’intimité, on s’y prépare, déjeune, bavarde, joue de la musique… Il s’agit d’y vivre des moments pour soi. À cette date, le boudoir n’est pas encore devenu le lieu à la réputation sulfureuse qu’il deviendra par la suite sous la plume du marquis de Sade.
La grande fenêtre, à gauche du tableau, fait largement entrer la lumière. La sensation de confort est accentuée par la présence de la cheminée fermée mais aussi du miroir qui ne reflète personne : on est bien là entre soi. Le décor rococo autour de la cheminée est complété par quelques « chinoiseries » posées sur l’étagère, en l’occurrence un « poussah » (figure de bouddha).
Se dévoiler ainsi au travers de quelques objets est en accord avec le goût de l’époque pour les collections auquel n’a pas échappé le peintre, lui-même réputé pour avoir été un grand collectionneur d’art asiatique.
Chocolat, thé, café et porcelaines
Le boudoir est ici bourgeoisement un lieu de rencontre entre une mère et ses enfants autour d’un épais chocolat (originaire d’Amérique du Sud), composé de cacao, de sucre, de cannelle et de vanille. Boisson de l’aristocratie, elle est de plus en plus à la mode dans la bourgeoisie montante, boisson concurrencée par le café (Afrique) et le thé (Chine).
Le chocolat est alors servi comme ici dans des chocolatières, généralement en argent ou en étain, de forme allongée, assorties d’une poignée droite perpendiculaire. La théière est placée en décoration sur l’étagère prouvant qu’il s’agit bien là de chocolat chaud (le tissu posé sur la cheminée en témoigne). Autre signe de raffinement, le service de porcelaine utilisé par l’hôtesse du tableau.
Les établissements délivrant ces boissons, issues de trois continents, sont en vogue depuis la Régence sur le modèle anglais sorte de symbole de cette nouvelle ouverture au monde dans un temps où fleurissent les cabinets de curiosité.
Le premier de ces grands « cafés » a été le Procope, toujours en activité de nos jours.
Par ce rituel autour de boissons prisées sont suggérées en filigrane les intenses activités commerciales de ce siècle. Le commerce triangulaire, basé sur l’esclavage, bâtit les immenses fortunes de la grande bourgeoisie qui se fait ériger de somptueuses demeures et accroît son prestige en unissant ses enfants à des nobles désargentés.
Les détails à décrypter
Dans les milieux aristocratiques, la journée était autrefois scandée entre le déjeuner (étymologie : rompre le jeûne) pris dans la matinée selon une plage horaire large, puis le dîner dans l’après-midi parfois consommé jusqu’à 17 heures, et ensuite un souper dans la soirée parfois tardive, de 22 heures à minuit. Les paysans et ouvriers déjeunaient quant à eux très tôt et dînaient ensuite tard en fin d’après-midi, au retour du travail.
Ce n’est qu’au XIXème siècle qu’est apparu le terme petit déjeuner pour le premier repas plus léger pris en début de matinée, le déjeuner est alors resté le repas de la mi-journée entre 12 et 14 heures et le dîner est alors devenu le repas du soir (le terme souper étant conservé pour un repas tardif). Ici, il est 12 h 10 à l’horloge, il semble que la journée débute pour la mère de famille du tableau qui vit selon une pratique aristocratique, montrant par-là même l’élévation de son statut social.
La jeune femme du tableau est identifiée comme l’épouse du peintre, Marie-Jeanne Boucher, alors âgée de vingt-trois ans. Très jolie, elle lui a souvent servi de modèle ainsi qu’à d’autres peintres (c’est sans doute elle également qui a prêté son dos pour représenter la préceptrice, leur allure étant très similaire).
Marie-Jeanne Boucher est encore reconnue de nos jours comme artiste dans le domaine de la miniature et de la gravure. Fait peu banal pour l’époque, elle a en effet eu l’opportunité, par son talent, de travailler avec son mari, de graver certains de ses dessins et de reproduire sous forme de miniatures quelques-uns de ses tableaux. Elle a donc laissé, en femme déjà moderne, une œuvre concrète à la postérité.
À partir du XVIIIème siècle, le vêtement perd sa rigueur d’uniforme social.
Une rupture certaine s’effectue dans la présentation de soi à la société ; finie désormais l’image de soi constamment contrôlée.
La maîtresse de maison porte encore un bonnet de nuit, elle ne sera coiffée que plus tard dans la journée. Ce relâchement dans la présentation de l’apparence est relayé également par des peintres comme Watteau ou Chardin.
Être ainsi immortalisée en négligé est un phénomène très nouveau. Il s’agit d’un lâcher prise social par l’absence volontaire de décorum, le costume renonçant désormais à être la présentation figée d’un statut social officiel. Il s’agit plutôt d’exposer et d’imposer sans complexes son propre art de vivre.
Le jeune homme est certainement un de ces garçons limonadiers qui courent les rues et les étages parisiens.
Les membres de cette corporation proposent en effet à cette époque leurs services et apportent à domicile les nouvelles boissons chaudes en vogue, chocolat, thé, café.
Le Paris de l’époque est animé ainsi par un grand nombre de petits métiers qui participent au confort comme les porteurs d’eau froide ou d’eau chaude qui montent à chaque étage ou encore les perruquiers qui coiffent à domicile, en un temps où va se répandre la mode plus exigeante des cheveux poudrés.
La maîtresse de maison, encore en bonnet de dentelles, va sans doute être coiffée après son déjeuner.
Les enfants, auparavant péjorativement appelés « poupards », sont de plus en plus l’objet de tendres sollicitudes comme ici dans les milieux éclairés du XVIIIème, même si 80 % d’entre eux sont encore déposés en nourrice à la campagne jusqu’à l’âge de deux ans. On ne s’encombre pas de bébés car l’allaitement est mal vu par les mères dans les milieux aisés.
Par manque d’hygiène et de connaissances médicales, par éloignement affectif, la mortalité des enfants était très élevée : un enfant sur quatre mourait alors. Auparavant les parents ne s’attachaient pas, par protection personnelle, aux tout-petits en raison de leur mort fréquente, ce manque d’attention renforçant par répercussion la hausse de leur mortalité.
A contrario, de beaux jouets prouvent ici la sollicitude dont ils sont désormais entourés. A remarquer la lisière (sorte de laisse) esquissée par le peintre dans le dos du petit garçon, à droite. Cette fine corde servait à éviter que l’enfant rampe comme un animal sur le sol, vestige des temps où il était perçu comme un petit animal sauvage.
Un tissu protège d’ailleurs ici par prévention sa tête de chocs possibles. La petite fille est quant à elle tendrement nourrie à la cuillère. L’environnement des enfants semble déjà devenu bienveillant dans certains milieux en ce début du siècle qui verra naître l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau.
Importée de Chine depuis la fin du XIIIème siècle, la technique de la porcelaine est désormais reproductible et industrialisée en Saxe au début du XVIIIème siècle, mais elle reste encore un bien de luxe extrêmement coûteux. Pour cette raison, elle est surnommée « l’or blanc ». Soucieuse d’exercer un mécénat dans plusieurs domaines, Madame de Pompadour participe à la fondation, dès 1740, d’un premier atelier à Vincennes puis créera la manufacture de porcelaine de Sèvres en 1756.
François Boucher sera alors chargé de proposer des motifs et des modèles au goût de la favorite. Madame de Pompadour lancera ce nouvel art de la table centré jusqu’à la fin du XVIIème, dans les milieux aristocratiques, sur la vaisselle en argent et en or puis de faïence, quand les guerres de Louis XIV ont nécessité de les fondre pour financer les armées. En 1739, posséder de la porcelaine est donc un bien rare et coûteux, beaucoup plus élégant que la faïence.
Le style rococo, rejeté par la suite, restitue bien l’esprit du siècle fait d’élégance et d’attirance pour le mystère et la rêverie. Les tentures de la fenêtre participent à cette impression chaleureuse. Bien dans le style rococo sont les formes arrondies de l’horloge, des candélabres et du médaillon champêtre au-dessus du grand miroir. Ces lignes douces, incurvées, renforcent l’impression de douceur associées aux couleurs tendres où dominent les teintes pastel.
Fonctionnelle et légère, la table au centre du tableau peut se replier pour passer dans ce boudoir à d’autres activités et profiter pleinement de l’espace désormais plus exigu. Laquée de rouge, la table pliante démontre encore l’influence de l’art chinois. Le tapis renforce cette ambiance de confort feutré. L’ensemble du mobilier et de la décoration respire la prospérité, comme la France à cette date, qui bénéficie d’une période de bonnes récoltes et d’essor du commerce et de l’industrie.
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