La France a aboli deux fois l’esclavage dans ses « vieilles colonies » héritées du premier empire colonial. La première fois, ce fut le 4 février 1794, de façon partielle et éphémère, et la seconde, de façon générale et définitive, le 27 avril 1848. À la suite de cette dernière, un patronyme a été attribué à tous les esclaves sur des bases généralement arbitraires.
Ce patronyme s’est perpétué ensuite, de génération en génération, et aujourd’hui encore, plus d’un siècle et demi après, les descendants des anciens esclaves se demandent quoi penser de ces noms de famille chargés de lourds souvenirs (le mot « patronyme » est délaissé depuis la loi Gouzes du 4 mars 2002).
Le 27 avril 2018, lors du 170e anniversaire de l'abolition de l'esclavage, le président de la République française a envisagé un mémorial destiné à rappeler l'identité des deux cent mille esclaves qui obtinrent ce jour-là la liberté et la citoyenneté. Il devrait être érigé dans le jardin des Tuileries, à Paris, près de l'Hôtel de la Marine, où fut signée l'abolition.
Un prénom pour la vie
Avant l'abolition, les esclaves étaient seulement désignés par leur prénom, tout comme d’ailleurs les habitants de la métropole et de l’Europe en général aux premiers siècles du Moyen Âge.
En France, les noms de famille ou patronymes, légués de génération en génération, sont apparus seulement au XIIe siècle. Comme tout un chacun, les esclaves recevaient donc un prénom au moment du baptême. Ces prénoms étaient simples et courts. Les diminutifs comme Annette, Toinette, Mariette, Thérésine étaient couramment utilisés.
En Guadeloupe, avant 1848, les prénoms les plus répandus étaient les mêmes que ceux employés par exemple dans le Beauvaisis au XVlIIe siècle : Pierre, Marie, Joseph, Françoise, Jean-Baptiste, Catherine, Jacques, Marguerite, Louis, etc.
Cependant, nous constatons une bien plus grande variété des prénoms en Guadeloupe que dans la province citée. En Guadeloupe, les dix prénoms les plus répandus concernaient au total 19,5% des hommes et 14,7% pour les femmes, contre pas moins de 73,6% des hommes et 69,7% des femmes dans le Beauvaisis.
Les prénoms étaient incomparablement plus variés aux Antilles qu’en France. Cela peut s'expliquer par l'absence de patronyme qui obligeait les maîtres à puiser dans un stock de prénoms plus large pour mieux identifier leurs esclaves.
Lorsque plusieurs esclaves portaient le même prénom sur une « habitation » (plantation), une précision d'ordre physique (petit, grand, gros), d'âge (jeune, vieux) ou d’origine (ibo, congo) leur était ajoutée : « Jeune Pierre », « Vieux Pierre », « Pierre Ibo », « Pierre Congo ». C’est, notons-le encore, un principe similaire qui a présidé à l’attribution des patronymes au Moyen Âge.
Le choix du prénom différait selon que les esclaves sont nés en Guadeloupe ou en Afrique, avec plus d'originalité pour les nègres nouveaux que pour les créoles ou natifs. Certains baptisés venus d'Afrique s'appelaient ainsi Passiphique, Ustache, Tranquille, Charlaude, Adeleson ou encore Sarprise.
Cette plus grande variété peut s'expliquer par le fait que, baptisés à l'âge adulte, ces esclaves présentaient des traits de caractère ou physiques à l'origine de leur dénomination comme Abandonnée, Africain, Bagatelle, Balaou, Bijou, Bonnaventure, Bon prix, Carnaval, Ébène, Égyptienne, Jolicœur, Laconstance, Ladouceur, Lafortune, Manioc, Musique, Soleil, Sosie, Tardive ou Trahison.
Ces sobriquets n’étaient pas forcément leur prénom de baptême et d'ailleurs, l'utilisation de surnoms est très répandue. L'origine de certains prénoms ou surnoms semble proprement africaine ou musulmane comme Acoye, Calamba, Fara, Fatime, Fouloubangou, Kouachi, Macoya, Malik, Mahomet, Maquimbé, Mansinga, Ouanoua, Quinola, Sambas, etc. La possibilité de conserver son prénom d'origine pouvait résulter de la magnanimité du maître ou de la volonté de l'esclave de conserver son identité.
Dans l'ensemble, beaucoup de fantaisie présidait au choix des prénoms. L'Antiquité était une source d'inspiration avec des prénoms comme Achille, Amon, Anibal, Bacchus, Apollon, Caton, César, Electre, Hercule, Homère, Jupiter, Maximin, Midas, Minerve, Phébus, Pompée, Scipion, Socrate, Sylla, Télémaque, Thétis, Ulysse, Valentinien, Vénus.
D'autres sont d'origine biblique : Aaron, Abel, Abraham, Isaac, Ismaël, Jacob, Joachim, Jude, Moïse, Rachel, Rébecca, Salomon, Samuel ou Zacharie. Certains prénoms anglophones rappellent peut-être la présence anglaise de 1759 à 1763 : Barrington, Betsy, Jenny, Jimmy, Marlborough, Nelson, Rodney, etc.
L’octroi d’un nom de famille : une gageure !
Avant l'abolition de l'esclavage, les autorités coloniales se sont déjà confrontées au fait de devoir donner des noms de familles aux esclaves affranchis.
L’ordonnance du 29 avril 1836, sous le règne de Louis-Philippe, a prévu qu'aucune déclaration ne contiendrait des noms patronymiques connus pour appartenir à une famille existante, à moins du consentement de tous les membres de cette famille.
Le texte rappelle également que les seuls prénoms acceptés seront les prénoms en usage dans le calendrier grégorien et ceux des personnages connus dans l’histoire ancienne, conformément à la loi du 11 Germinal An XI applicable à tous les Français. Cette législation et cette jurisprudence vont avoir une influence certaine sur les modalités d'attribution des patronymes des nouveaux libres, après l’abolition de 1848.
L’ordonnance du 11 juin 1839 a instauré les registres matricules. Ce texte oblige les propriétaires d’esclaves à déclarer « les noms de ses esclaves, leur sexe, leur âge et les signes particuliers propres à constater leur identité […]. Les noirs qui porteraient le même nom devront être distingués par des numéros ou par un surnom ».
Cette déclaration est faite en trois exemplaires : un pour la municipalité, un pour le greffe du tribunal et le troisième pour le maître. Chaque esclave est inscrit dans un registre communal sous un numéro de matricule. Quand l'esclave change de commune, il est inscrit sur le registre matricule de la nouvelle commune.
La commission présidée par Victor Schœlcher, qui prépare l’abolition de l’esclavage, décida de nommer les anciens esclaves « avec un système de noms variés à l’infini, par interversion des lettres de mots pris au hasard » (procès-verbaux de la commission, BNF).
Le 5 mars 1848, l’arrêté qui précise les modalités du suffrage universel sous la Seconde République, énonce que dans les colonies, « des registres […] devront immédiatement être établis pour la population actuellement esclave et sur lesquels tous les individus aujourd’hui portés aux registres matricules des esclaves seront inscrits sous les noms patronymiques qui leur seront attribués ».
Le 7 mai 1848, une circulaire du ministre de la Marine et des Colonies François Arago est adressée aux Commissaires généraux de la République de Martinique, Guadeloupe, Réunion et Guyane. Elle dispose : « Il sera indispensable de faire procéder par les officiers d’état civil à un enregistrement général de la population émancipée, en prenant pour point de départ les registres matricules actuellement existants et en conférant des noms aux individus et aux familles comme on l’a fait jusqu’à ce jour dans le système de l’affranchissement partiel, conformément à une ordonnance du 29 avril 1836. Cette opération devra avoir lieu dans les deux mois ».
Dans leur démarche, les autorités publiques visent à « favoriser la constitution des familles ». Ceci est très net dans la pratique d'attribution du même nom patronymique à l'homme et à la femme non mariés, mais s'étant présentés ensembles à l'inscription pour reconnaître leurs enfants.
Pour les nouveaux libres qui se déclarent père ou mère d’un ou de plusieurs enfants, il leur est demandé de les reconnaître dans l’acte contenant inscription du père ou de la mère sur le registre, avec le même nom patronymique. Il arrive que le mariage des père et mère concernés intervienne seulement quelques années après, et dans ce cas la mention du mariage est faite en marge de l'acte.
L’historien Raymond Boutin, qui a étudié les registres des nouveaux citoyens, souligne l’ampleur de la tâche. Il s’est agi de donner des patronymes à plus de 80 000 personnes et donc d'en créer 30 à 40 000, pour toute la Guadeloupe, autant pour la Martinique et presque autant pour la Réunion et la Guyane réunies, soit en tout environ 100 000 patronymes. Le processus s'est échelonné de 1848 à 1855.
On observe le même processus sur toutes les habitations, avec un déplacement de l'officier d'état civil sur la plantation. L’ancien maître présentait la liste des esclaves à l’officier qui ensuite attribuait les patronymes. Il semblerait donc que les attributions de patronymes aient été souvent effectuées par l'officier d'état-civil et le propriétaire, en-dehors de la présence des esclaves. Ceci expliquerait pourquoi certains esclaves absents de l'habitation auraient tout de même reçus un patronyme.
Dans les échanges entre l'officier et le propriétaire, ce dernier a peut-être aussi eu son mot à dire dans le choix du patronyme attribué à ses anciens esclaves, ce qui expliquerait les noms de famille injurieux ou humoristiques accordés à certains nouveaux libres.
Les officiers d’état-civil donnent libre cours à leur imagination
Les officiers d'état-civil ont procédé de très diverses manières, selon leur culture, leur origine, voire leur humeur, mais plusieurs lignes de force se dégagent.
D’après les registres étudiés par Raymond Boutin, il apparaît que la géographie et l'histoire, avec 11,8 %, ont été les principales pourvoyeuses de patronymes, les anagrammes ont été utilisées à 9 % tandis que la nature l'a été à 7 %. Sans être insignifiants, les prénoms, les surnoms et le latin viennent assez loin derrière.
Dans le registre des nouveaux libres d'Anse-Bertrand (Guadeloupe) que j’ai moi-même étudié, sur 1 212 patronymes attribués dans cette commune, 755 sont construits à partir du prénom, 53 à partir du surnom et 6 à partir du prénom et du surnom. Ainsi, Sylvestre dit Dubois reçoit comme patronyme Sylvesbois ; Petite Rosette, celui de Petrose ; Jules dit Laguerre, celui de Juguerre.
Généralement, les patronymes sont construits à partir d'anagrammes du prénom, inversions des lettres ou des syllabes sont utilisées. Marie devient Marie Ermar ; Marie-Claire, Marie-Claire Marclaie ; Marie-Julienne, Marie-Julienne Jumarie, etc.
À partir du même prénom, les anagrammes donnent des noms différents. Figaro donne Oragif à Anse-Bertrand et Garofil à Saint-Claude. Avec Ursule, on fait ici Surule tandis que là-bas on obtient Elusur. Edouard, pour sa part, donne Douared dans une commune et Drouode dans l'autre.
Nous pouvons nous amuser à deviner à travers les exemples suivants les associations d'idée qui ont inspiré les patronymes : Bertrand donne Anse ; Boniface, Bonifacius ; Clément, Néméclius ; Vigilan, Lucida ; Cinq-Sous, Navard, etc.
M. de Saint-Cyr, l’officier d’état-civil qui inscrivit les nouveaux libres de Morne-à-l'Eau, fit en grande partie appel à l'Antiquité en donnant des noms comme Alcibiade, Romulus, Pline, Tacite, Amon, Archimède. D'autres donnèrent plutôt des noms de lieux et de personnages bibliques comme Josué, Ismaël, Juda, Judée. D'autres encore des noms de ville ou de région, comme, à Bouillante, Madère, Laponie, Lausanne, Liban, Bairout.
L'officier d'état-civil de Pointe-à-Pitre employa pour sa part une technique très particulière : il forgea des dérivés de noms en ajoutant des suffixes (-court, -al, -val, -ir...) aux syllabes. Raymond Boutin a reconstitué quelques-unes de ces familles de noms : Alcourt, Celcourt, Obal, Boval, Bévir, etc. À Anse-Bertrand, l'officier d'état-civil use et abuse des suffixes en -us : Africius, Laurentius, Cabius, etc.
Dans la commune des Abymes, différents types de noms sont empruntés à l'Afrique : noms individuels (Séri, Yaau, Koali, Tapé, Haïa, Moussa, Baba, Ali), noms de peuples (Moko, Mindé, Fanty, Ibo, Naïo, Bété, Caplaou,), noms de lieux (Congo, Niger, Mali, Dahomet, Gamby, Africius, Ethiopien, Calaba).
Un grand nombre de ces dénominations sont le fruit de la représentation de l'Afrique de l'officier d'état-civil, plus qu'un choix délibéré de l'ancien esclave. En effet, à Anse-Bertrand, on note que des esclaves nés en Afrique mentionnent des prénoms européens, bien qu’ayant gardé le souvenir du nom de leurs parents.
S’agit-il d’enfants transportés avec leurs parents sur un navire négrier ? Cela semble assez peu vraisemblable. En tout cas, cela témoigne d'une « créolisation » déjà importante de ces nouveaux libres nés en Afrique.
L’attribution de noms de famille aux nouveaux libres rappelle quelque peu celle de prénoms chrétiens aux captifs à bord des négriers. La variété des patronymes se situe dans la filiation de la variété des prénoms donnés aux esclaves et ne laisse guère le choix aux intéressés.
Heureusement, même s'ils sont choquants, les patronymes ridicules ou difficiles à porter furent rares. Les nouveaux libres se sont appropriés leur patronyme et c'est avec eux qu'ils sont entrés dans la citoyenneté, en participant pour certains, dès août 1848, à l’élection de l’Assemblée nationale.
Bibliographie
Philippe Chanson, La blessure du nom : Une anthropologie d'une séquelle de l'esclavage aux Antilles-Guyane, Academia-Bruylant, 2008,
Vincent Cousseau, Prendre nom aux Antilles, CTHS, 2012,
Guillaume Durand, Les noms de famille de la population martiniquaise d’ascendance servile – Origine et signification des patronymes portés par les affranchis avant 1848 et par les « nouveaux libres » après 1848 en Martinique, L’Harmattan, 2011,
Emmanuel Gordien, « Les patronymes attribués aux anciens esclaves des colonies françaises », In Situ [En ligne], 20 | 2013,
Frédéric Régent, La France et ses esclaves, de la colonisation aux abolitions, 1620-1848, Paris, Grasset, 2007, 360 p., édition poche, Paris, Hachette-Littératures, 2009, rééd Paris, Fayard-Pluriel, 2012, 357 p.
En Guadeloupe, en Guyane, en Martinique et à la Réunion, des personnes issues du mouvement associatif, des chercheurs indépendants, des généalogistes et des enseignants se sont intéressés aux registres contenant les noms attribués aux nouveaux libres. Le travail de saisie a été effectué par l’APHG (association des professeurs d’histoire-Géographie de la Guyane) sous l’égide de Jacqueline zonzon et par Kristen Sarge, chercheur indépendant. Le CM98 a effectué la saisie pour la Guadeloupe et la Martinique. La saisie de la Martinique a également été opérée par l’AMARHISFA (Association martiniquaise de recherche sur l’histoire des familles). À la Réunion le travail a été effectué par Gilles Gérard, docteur en anthropologie, Pierrette et Bernard Nourigat et Martine Grimaud.
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Gramoune (07-03-2023 08:04:46)
Pourquoi vos articles se focalisent à 100% sur les Antilles? La Réunion est souvent oubliée, alors qu'elle est le département le plus peuplé ayant connu, comme les Antilles, la traite négrière.
Herodote.net répond :
Les recherches de notre auteur, l'historien Frédéric Régent, se sont concentrées sur les Antilles ; cela dit, les enseignements de ses travaux sont sans doute pour l'essentiel valables aussi pour la Réunion. Peut-être aura-t-il un jour prochain l'occasion de le vérifier?