L’Alsace, intégrée depuis 2016 dans la Région Grand Est, y est mal à l’aise comme l'a montré la consultation citoyenne organisée en décembre 2021-février 2022 par Frédéric Bierry, président de la Collectivité européenne d’Alsace.
Le désir d’une gouvernance régionale témoigne d’un sentiment d’identité alsacienne puissant. Cette identité puise ses racines dans une histoire très particulière : germanique du Moyen Âge au XVIIe siècle, l’Alsace fut ensuite française jusqu’en 1870, puis allemande jusqu’en 1918, et française depuis, à l’exception d’une parenthèse des quatre années d’annexion de fait au IIIe Reich.
On résume souvent l’histoire de l’Alsace à cette petite période, qui, par son caractère traumatique, a profondément marqué de son empreinte la conscience alsacienne contemporaine. C’est une facilité – parfois non dénuée d’arrière-pensées – qui nous prive d’une réelle compréhension de l’Alsace. L’histoire de l’Alsace a été marquée par des tragédies, mais elle n’est pas tragique. Cet article aimerait le démontrer et éveiller de l’intérêt pour la longue histoire de l’Alsace, bien au-delà des affrontements nationalistes…
L’Alsace est une région historique et géographique qui étire ses 190 km du nord au sud sur une étroite bande délimitée par les Vosges à l’ouest et par le Rhin à l’est. Elle constitue, de ce fait, une petite partie de la vallée rhénane, densément peuplée et urbanisée : Strasbourg en est la métropole incontestée. Si elle appartient aujourd’hui à la France, dont elle forme deux départements (le Bas-Rhin et le Haut-Rhin), non compris le territoire de Belfort, l’Alsace a derrière elle une longue histoire.
L’architecture mais aussi la langue alsacienne (un terme qui recouvre en réalité différents dialectes alémaniques) en témoignent de manière visible et audible. L’alsacien serait parlé par 600 000 personnes sur les presque 2 millions d’habitants que compte la région, mais, peu transmis, il est aujourd’hui menacé de disparition. Longtemps disputée entre France et Allemagne, l’Alsace, région frontalière (aussi avec la Suisse), apparaît aujourd’hui comme une « petite Europe ». Ce n’est pas un hasard si Strasbourg a été choisi comme capitale européenne et accueille tout à la fois le Parlement européen et le Conseil de l'Europe.
À l’origine de l’Alsace, les Alamans et les Francs (Ve-IXe siècles)
On trouve la première mention du nom « Alsace » dans la chronique dite de Frédégaire, rédigée par différents auteurs au milieu VIIe siècle, à savoir : « La quinzième année de son règne, Thierry qui, selon la volonté de son père Childebert, était en possession de l’Alsace, où il avait été élevé, fut entraîné par Théodebert dans une guerre sauvage » (traduction du latin).
Mais d’où vient le nom « Alsace » ? Il y a plusieurs hypothèses : l’une celte, Alisa, le pays au pied de la falaise ; les autres germaniques, Illsass, le pays traversé par la rivière Ill (qui se jette dans le Rhin un peu au nord de Strasbourg), ou Alisass, le pays étranger… mais étranger pour qui ? Il convient, pour le comprendre, de faire un petit retour en arrière.
Au début du Ve siècle, les Alamans, installés dans l’actuel Bade-Wurtemberg, mais aussi entre Vosges et Rhin, sous domination romaine, mettent définitivement fin à celle-ci et prennent possession du pays. Un siècle plus tard, ils sont vaincus par Clovis, roi des Francs, qui s’empare du territoire alaman de la rive gauche du Rhin. Dans l’hypothèse d’une Alsace signifiant « pays étranger », on peut imaginer les Alamans parlant de leurs terres perdues ou, au contraire, les Francs nommant le territoire passé sous leur contrôle.
Si les Francs étendent leur autorité aussi sur les Alamans d’outre-Rhin au début du VIe siècle, ces derniers restent remuants. Vers 640, face au duché ethnique d’Alémanie, les Francs créent un duché d’Alsace, confié à une dynastie franque, celle des Etichonides. Ses limites recouvrent plus ou moins celles de l’Alsace actuelle.
Il est principalement peuplé d’Alamans, qui laissent un héritage majeur : leur langue. En effet, les dialectes alsaciens relèvent de différentes variantes d’alémanique, sauf dans la région au nord de Haguenau, qui appartient à l’espace linguistique du francique – la langue des Francs.
Le duché d’Alsace perdure pendant environ cent ans qui voient notamment la fondation du couvent de la Hohenburg, actuel Mont Sainte-Odile : la population alamane, païenne, passe progressivement au christianisme. Le duché disparaît vers le milieu du VIIIe siècle, à l’époque où les Francs soumettent définitivement les Alamans d’outre-Rhin. Il cède la place aux comtés du Nordgau, au nord, et du Sundgau, au sud.
L’Alsace, qui se trouvait sur les itinéraires des rois mérovingiens, accueille aussi leurs successeurs carolingiens. Ils y possèdent plusieurs palais, comme celui de Sélestat, où Charlemagne fête la Noël 775.
Au IXe siècle, l’Alsace est un des théâtres de la division de l’Empire franc : en 833, les fils rebelles de Louis le Pieux se saisissent de leur père au « Champ du Mensonge », près de Colmar ; en 842, Charles le Chauve et Louis le Germanique, fils de Louis le Pieux, se prêtent un serment d’assistance mutuelle à Strasbourg, célèbre pour avoir été prononcé et – surtout – rédigé en langues romane et tudesque.
Ce bilinguisme devait permettre la compréhension du serment par les troupes respectives des deux demi-frères et n’a aucun rapport avec la situation linguistique de l’Alsace, rattachée à l’espace linguistique germanique : en témoigne l’Evangelienbuch (Livre des Évangiles) composé à Wissembourg par le moine Otfrid, premier poète de langue alémanique.
En 843, au traité de Verdun, l’Alsace échoit au troisième frère, Lothaire. Mais son royaume, la Lotharingie, est bientôt dépecé par Charles le Chauve et Louis le Germanique, qui concluent un traité à Meerssen en 870 : Louis le Germanique, roi de Francie orientale, ajoute alors l’Alsace à ses possessions.
L’Alsace des Ottoniens aux Hohenstaufen (Xe-XIIIe siècles)
Le début du Xe siècle est marqué en Alsace par des raids de cavaliers hongrois, en 917 puis en 926. Un comte Liutfrid essaie de les arrêter, en vain. Au niveau du royaume de Francie orientale, les carolingiens se sont éteints et la couronne est revenue, en 919, au duc de Saxe, Henri l’Oiseleur. C’est le fondateur de la dynastie des Ottoniens, du nom de son fils, Otton Ier, qui se fait couronner empereur en 962. C’est l’acte de naissance du Saint-Empire romain germanique, auquel l’Alsace appartiendra jusqu’au XVIIe siècle.
En Alsace, les comtes de Nordgau prennent l’ascendant : ils ont acquis tant de biens dans le sud de l’Alsace qu’on parle d’eux comme des « comtes d’Alsace ». Parmi ces biens, il y a le château d’Eguisheim, où Hugues IV, comte du début du XIe siècle, réside habituellement : la famille adopte le nom de ce château.
Les comtes d’Eguisheim appuient leur pouvoir sur un réseau de châteaux et de monastères. Le plus illustre personnage de cette lignée est Bruno, un fils d’Hugues IV, pape de 1048 à 1054 sous le nom de Léon IX. Il s'illustre dans la mise en oeuvre de la « réforme grégorienne ». Vers la même époque est achevée la cathédrale romane de Strasbourg, dont la construction avait été commencée sous l’évêque Werner (1015), appartenant à une famille dont nous aurons à reparler : les Habsbourg.
À la fin du XIe siècle, le Saint-Empire romain germanique est secoué par la Querelle des Investitures, le pape disputant à l’empereur le pouvoir sur la chrétienté. L’Alsace n’est pas épargnée, où Hugues VII d’Eguisheim, partisan du pape, affronte les Hohenstaufen, des fidèles de l’empereur, à la tête du duché de Souabe et de l’évêché de Strasbourg. L’assassinat de Hugues VII, en 1080, met fin à la lignée des comtes d’Eguisheim.
Les Hohenstaufen succèdent aux Eguisheim comme les hommes forts en Alsace, où ils sont bien implantés, notamment dans la région de Sélestat : Frédéric II de Souabe, dit le Borgne, grand bâtisseur de châteaux-forts, y fait édifier dans la première moitié du XIIe siècle le « Castrum Estufin », l’actuel Haut-Koenigsbourg.
Lorsque la dynastie des Saliens s’éteint en 1125, Frédéric ambitionne le titre impérial mais c’est un autre candidat, Lothaire de Supplinbourg, qui l’emporte. Frédéric et son frère Conrad lui mènent la vie dure. Ils prennent une revanche posthume en 1155, lorsque le fils aîné de Frédéric le Borgne devient empereur sous le nom de Frédéric Ier Barberousse.
Le nouvel empereur entretient des liens solides avec l’Alsace, dont il est peut-être natif. Barberousse apprécie tout particulièrement Haguenau, qu’il dote d’un palais impérial où il réside souvent, faisant de la ville alsacienne un des centres politiques de l’Empire. Henri VI, fils et successeur de Barberousse, éprouve la même inclination pour Haguenau, où il tient cour plus d’une douzaine de fois pendant ses sept années de règne.
En littérature, c’est l’époque des Minnesänger, troubadours de langue allemande parmi lesquels les Alsaciens Reinmar von Hagenau et Gottfried von Straßburg. Henri VI lui-même s’adonne à la poésie. Sa mort prématurée en Sicile, en 1197, fragilise momentanément les Hohenstaufen. Mais Frédéric II, fils d’Henri VI, réussit en 1215 à récupérer la couronne impériale. Empereur puissant, il séjourne à plusieurs reprises en Alsace. Sa mort dans le sud de l’Italie, en 1250, est un nouveau coup dur pour la dynastie. Cette fois-ci, elle ne s’en relève pas et s’éteint en 1268.
Les Hohenstaufen auront favorisé en Alsace l’essor des villes. Plusieurs d’entre elles deviennent des villes impériales, des Reichsstädte qui ne dépendent que de l’empereur : elles ont l’« immédiateté d’Empire ». Strasbourg, métropole alsacienne, s’émancipe par ses propres forces du pouvoir de l’évêque, à la bataille de Hausbergen en 1262. À cette époque, l’ancienne nef romane de la cathédrale est remplacée par une nef gothique.
L’Alsace des villes et des Habsbourg (XIVe-XVIIe siècles)
Au XIVe siècle, dans un contexte d’affaiblissement du pouvoir impérial, des alliances de seigneurs et de villes couvrent toute l’Alsace avec l’objectif d’y maintenir la paix (le même phénomène se rencontre dans la Suisse voisine). Les dix villes impériales, qui se sentent particulièrement menacées, concluent en 1354 une alliance particulière par laquelle elles se promettent assistance mutuelle.
Cette alliance alsacienne inclut du nord au sud : Wissembourg, Haguenau, Rosheim, Obernai, Sélestat, Kaysersberg, Turckheim, Colmar, Munster et Mulhouse. La ville la plus peuplée de cette « Décapole alsacienne » (gemeine Richstette) est Colmar, qui compte en 1300 un millier de maisons, d’après une chronique locale.
Strasbourg, une des plus grandes villes de la vallée rhénane (on estime sa population à 18 000 habitants en 1444), est suffisamment puissante pour se défendre seule. Au début du XIVe siècle, elle est le théâtre de conflits entre les familles nobles qui se déchirent au sein du conseil. En 1332, les artisans, organisés en corporations (dico), prennent le pouvoir. Les artisans des villes impériales suivent l’exemple strasbourgeois et luttent pour la conquête du pouvoir, qu’ils finissent par obtenir.
À côté des édifices religieux (le chantier de la cathédrale de Strasbourg ne s’achèvera qu’en 1439), des bâtiments publics sont construits. Les membres des corporations se retrouvent dans leurs poêles, lieux de convivialité par excellence. Les artisans et commerçants les plus riches se font bâtir de somptueuses demeures.
Ces villes mènent aussi, en 1349, une implacable persécution des juifs : rendus responsables de la peste qui frappe durement l’Alsace cette année-là, les juifs sont massacrés voire brûlés (à Strasbourg et Colmar). Les survivants quittent les villes et se replient dans les villages où, faute de pouvoir acquérir des terres, ils deviennent prêteurs, maquignons...
Si l’Alsace est morcelée entre de nombreuses seigneuries, une puissance territoriale se constitue au sud en 1324, lorsque les Habsbourg, qui possèdent le titre de landgrave de Haute-Alsace depuis le XIIe siècle, héritent du comté de Ferrette. Depuis Rodolphe Ier, qui avait régné sur le Saint-Empire entre 1273 et 1291, les Habsbourg sont à la tête de nombreuses et vastes possessions, parmi lesquelles l’Autriche.
En 1438, avec Albert II, ils remontent sur le trône impérial, pour ne plus le quitter. Leurs possessions alsaciennes sont attaquées par les cantons suisses, puis cédées en gage à Charles le Téméraire (1469), avant d’être récupérées. Elles feront partie des possessions de Charles Quint et seront conservées jusqu’en 1648.
L’Alsace participe aux grands bouleversements des XIVe et XVe siècles. L’imprimerie, inventée vers 1453 à Mayence par Johannes Gutenberg se développe rapidement à Strasbourg – où Gutenberg a vécu pendant une dizaine d’années – et ailleurs dans la région. L’engouement pour l’étude des textes antiques – qu’on appellera l’humanisme (dico) – est puissant, notamment à Sélestat, dont l’école latine acquiert au XVe siècle une grande renommée.
En est issu, entre autres, Jakob Wimpfeling, célèbre pour son histoire de l’Allemagne. Sur le plan social, le monde rural gronde. En 1493, une révolte paysanne appelée Bundschuh (nom du soulier à lacets des paysans) secoue l’Alsace centrale.
En 1525, ce sont toutes les campagnes qui passent momentanément sous le contrôle de bandes paysannes : cet épisode alsacien d’une guerre des paysans qui toucha plusieurs régions du Saint-Empire terminera dans le sang d’une terrible répression menée par le duc de Lorraine. Malgré cela, Sebastian Münster décrira l’Alsace deux décennies plus tard, dans sa célèbre Cosmographie, comme « une des plus heureuses contrées de l'Allemagne » : « Elle ne le cède à aucun autre pays pour la richesse des productions alimentaires ; le blé, les vins, les fruits délicieux y croissent abondamment ».
La guerre des paysans était intimement liée aux nouveaux discours religieux. En 1517, le théologien Martin Luther avait publié à Wittenberg ses 95 thèses dénonçant les abus et la corruption de l’Église, notamment le commerce des indulgences.
En Alsace, Strasbourg passe au protestantisme sous l’égide de Martin Bucer. Plusieurs villes et seigneurs font de même. Le principe du prince choisissant la religion de ses sujets, institué pour le Saint-Empire par la paix d’Augsbourg de 1555, superpose à la mosaïque territoriale alsacienne une mosaïque confessionnelle dont on observe l’héritage encore aujourd’hui.
La relative paix religieuse au sein du Saint-Empire prend fin en 1618, lorsqu’éclate en Bohême ce qu’on appellera la guerre de Trente Ans. L’Alsace est touchée à partir de 1621, lorsque fond sur elle une armée de mercenaires conduite par un chef de guerre au service de l’Union protestante.
En 1632, les Suédois, entrés dans le conflit l’année précédente en soutien des princes protestants allemands, prennent le contrôle d’une grande partie de l’Alsace, qui sera ravagée par différentes armées jusqu’à la fin des années 1630, une décennie qui voit aussi la France occuper certaines villes et seigneuries.
En 1648, par le traité de Munster, les Habsbourg et l’Empire cèdent à la France tous leurs biens et droits en Alsace. Face aux prétentions de la monarchie française, les villes impériales résistent. Louis XIV les soumet pendant la guerre de Hollande. En 1681, c’est au tour de Strasbourg, encerclée par 35 000 hommes, de se rendre : la France contrôle non seulement la ville, mais aussi son pont stratégique sur le Rhin, ce que proclame la médaille commémorative que fait frapper Louis XIV : « Gallia Germanis clausa » (la Gaule est fermée aux Germains).
La France en Alsace (1681-1871)
À la mort de Louis XIV, presque toute l’Alsace appartient au royaume de France, dont elle constitue une province : seule la petite ville de Mulhouse, qui avait quitté la ligue des dix villes impériales pour l’alliance suisse en 1515, forme une enclave au cœur de la Haute-Alsace. La Lorraine n’étant française qu’à partir de 1766, l’Alsace n’est auparavant reliée au reste du royaume que par un « corridor » traversant la Lorraine et par le nord-est de la Franche-Comté.
Sur le plan économique, l’Alsace est une province « à l’instar de l’étranger effectif », ce qui signifie qu’elle se trouve à l’extérieur des barrières douanières du royaume. Repeuplées après la guerre de Trente Ans (surtout par des Suisses allemands et des Allemands du sud du Saint-Empire), les campagnes bénéficient d’une longue période de paix favorable à l’agriculture.
Les Lumières font leur chemin en Alsace, même si Voltaire, séjournant quelques mois à Colmar en 1753/54, décoche quelques critiques contre cette ville « mi-française, mi-allemande et tout à fait iroquoise ». La prise de la Bastille inspire des émeutes et des pillages dans toute la province. En 1790, celle-ci est divisée en deux départements, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin, soumis aux mêmes lois que le reste du pays : ainsi, la frontière douanière est désormais établie sur le Rhin.
La Révolution est d’abord bien accueillie en Alsace, et lorsque la France déclare la guerre à l’Autriche en avril 1792, les patriotes sont enthousiastes ; Rouget de Lisle, officier du génie en garnison à Strasbourg depuis un an, compose le Chant de guerre pour l’Armée du Rhin, qui deviendra la Marseillaise : il est interprété par le maire de Strasbourg, le baron de Dietrich. Cependant, l’atmosphère générale est loin d’être aussi exaltée, dans une région qui prend des allures d’immense camp militaire. Alertée, la République envoie trois commissaires dans le Bas-Rhin en décembre 1792.
La Terreur fait grossir le mécontentement naissant, d’autant plus que les révolutionnaires jacobins portent un projet d’uniformisation culturelle : l’objectif est de franciser tous les provinciaux, y compris donc les Alsaciens, dont l’immense majorité ne parle que des dialectes alémaniques. Cela va jusqu’aux vêtements, puisque le 25 brumaire de l’an II, Saint-Just et Lebas, Représentants du Peuple, invitent les Strasbourgeoises à « quitter les modes allemandes puisque leurs cœurs sont français ».
Paradoxalement, cette proclamation a aussi été publiée en allemand, afin que la population la comprenne ! Aussi, dans ce contexte de tension extrême, n’est-il pas étonnant de voir les troupes autrichiennes, qui prennent en 1793 le nord de l’Alsace, accueillies en libératrices. 40 000 Alsaciens les suivront dans leur retraite.
Napoléon Bonaparte instaure bientôt un régime d’ordre garantissant les acquis de la Révolution. Les Alsaciens en sont satisfaits. Plusieurs d’entre eux font de belles carrières militaires à l’image du général Jean-Baptiste Kléber.
La Révolution a fait bouger les limites des départements alsaciens : le Bas-Rhin s’agrandit au nord-ouest par le rattachement du comté de Sarrewerden en 1793 ; le Haut-Rhin absorbe l’enclave mulhousienne en 1798 et s’agrandit au sud, en 1800, d’une partie de la Suisse actuelle. Après la chute de Napoléon Ier, le Haut-Rhin perd son extension méridionale, tandis que le Bas-Rhin est amputé des territoires situés au nord de la Lauter, français depuis Louis XIV.
Le retour de toute l’Alsace sous souveraineté germanique est discuté au Congrès de Vienne, mais la région reste finalement française. L’avocat et poète alsacien Ehrenfried Stoeber avait publié un texte pour défendre cette option. Il affirmait par ailleurs, dans un poème devenu célèbre :
« Ma lyre est allemande, elle résonne de chants allemands.
Aimant le coq gaulois, mon épée est fidèle à la France.
Puisse ce cri retentir par-delà le Rhin et les Vosges :
Alsace, s’appelle mon pays ! Alsace, mon cœur bat pour toi ! » (traduction de l’allemand).
Après 1815, l’Alsace entérine, à l’instar du reste de la France, les changements de régime qui s’opèrent à Paris, passant de la Restauration à la Monarchie de Juillet, puis à la Deuxième République et finalement au Second Empire. L’industrialisation, débutée au XVIIIe siècle, prend de l’ampleur. Mulhouse, à la pointe du mouvement, multiplie sa population par dix entre le début du siècle et les années 1860, passant de 6 000 à 60 000 habitants.
Sur le plan culturel, l’Alsace reste majoritairement germanophone. L’allemand domine notamment à l’école primaire jusqu’au milieu du siècle, après quoi une politique de francisation est menée, non sans créer de fortes résistances : une identité régionale s’était éveillée. Néanmoins, la population est fidèle à la France lors de la guerre de 1870 déclarée par Napoléon III à la Prusse et qui se déroule en partie dans la région.
Victorieux, la Prusse et ses alliés allemands constitués en Empire réclament l’Alsace. Malgré la protestation des députés alsaciens, celle-ci est cédée par le traité de Francfort du 10 mai 1871, avec Metz et une partie de la Lorraine, francophone mais convoitée par le chancelier Bismarck du fait de ses gisements de fer. Au sud de l'Alsace, Belfort, qui a courageusement résisté à l'invasion sous le commandement du colonel Denfert-Rochereau, reste à la France. Les territoires annexés au Reich forment ensemble le Reichsland Elsaß-Lothringen, le « Pays d’Empire d’Alsace-Lorraine ».
Le traité de Francfort ayant laissé aux habitants le libre choix de leur nationalité, 539 000 personnes optent pour la nationalité française. Parmi elles, 378 000 résident déjà en France ou à l'étranger et seulement 160 000 dans les territoires annexées. En définitive, sur une population totale d’un million et demi d’habitants, cinquante mille choisissent de fait l'exil vers la France, dont 28 000 Alsaciens et 22 000 Lorrains : aux motivations patriotiques se mêlent les raisons économiques ou encore le refus d’un service militaire plus contraignant du côté allemand.
L'Alsace, pomme de discorde entre la France et l'Allemagne (1871-1945)
La nouvelle entité Elsaß-Lothringen, placée sous la tutelle directe de l’Empereur, est dotée en 1874 d’une assemblée régionale, qui, à partir de 1877, exerce une partie du pouvoir législatif et budgétaire. Les Alsaciens-Lorrains envoient aussi des députés au Reichstag, le Parlement allemand : la protestation contre le traité de Francfort domine durant les deux premières décennies, avant de laisser place aux revendications du même statut d’autonomie que les autres composantes de l’Empire.
Socialement, économiquement, culturellement, l’Alsace-Lorraine progresse néanmoins. Sa population change aussi : les villes voient s’installer un grand nombre d’Allemands du reste de l’Empire, les « Vieux-Allemands », et beaucoup d’unions « mixtes » se forment.
Tandis que le gouvernement français de la IIIe République élude les réformes sociales et leur préfère la lutte contre l'Église, le gouvernement allemand dirigé par Bismarck met en oeuvre d'audacieuses réformes destinées à contenir la pression des syndicats et de la gauche socialiste. Ces réformes bénéficient bien évidemment aux Alsaciens-Lorrains.
Par une loi constitutionnelle datée du 31 mai 1911, l’Alsace-Lorraine obtient de Guillaume II un véritable parlement constitué de deux chambres, le Landtag, mais son autonomie demeure limitée par le fait que l'Empereur conserve un droit de veto sur les lois.
Le ralliement des habitants au Reich allemand reste fragile comme l'illustre l'« incident de Saverne » : le 28 octobre 1913, un jeune officier prussien, le sous-lieutenant et baron Gunter von Forstner (20 ans) injurie devant ses hommes les habitants de la région en les qualifiant de Wackes (« voyous »). L'incident, largement repris par la presse, va raviver les dissensions au sein de l'Empire et la méfiance à l'égard de la caste militaire. Mauvaise passe à dix mois de la Grande Guerre...
Dès les premiers jours de la Première Guerre mondiale, en août 1914, des troupes françaises pénètrent en Alsace-Lorraine mais doivent très vite reculer et ne pourront se maintenir que dans quelques vallées vosgiennes.
Les Alsaciens se battent loyalement dans l’armée allemande. Néanmoins, c'est avec un enthousiasme non feint que la plupart des habitants accueillent l'entrée des troupes françaises à la fin du conflit, en novembre 1918.
Le 9 décembre 1918, au terme d'une visite soigneusement préparée, le président de la République Raymond Poincaré peut lancer du balcon de l'Hôtel de ville de Strasbourg : « Le plébiscite est fait ; l’Alsace s’est jetée en pleurant de joie au cou de sa mère retrouvée ». C'est une façon de répondre aux alliés américains qui souhaiteraient que la reprise de l'Alsace-Lorraine soit validée par un référendum.
Les deux départements alsaciens sont reconstitués à peu de chose près (Belfort) et la région de Metz devient le nouveau département de la Moselle.
Pourtant, la population reste méfiante et des mesures comme l’introduction de cartes d’identité « ethniques » (un Alsacien n’aura pas la même carte selon qu’il est né de deux parents alsaciens, de deux parents vieux-allemands ou d’un couple mixte) ou l’expulsion manu militari d’une centaine de milliers de Vieux-Allemands créent un profond malaise.
Le mécontentement de nombreux Alsaciens face à la gouvernance française et à la politique d’assimilation, notamment linguistique, ne tarde pas à faire naître, au milieu des années 1920, un mouvement politique revendiquant l’autonomie perdue.
Les autonomistes, répartis en différentes tendances, conquièrent des circonscriptions et gagnent des mairies malgré la répression judiciaire. S’ils connaissent quelques revers dans les années 1930, leur courant reste puissant.
Toutefois, à partir de 1936, la montée de la menace nazie incite le gouvernement français à la modération. Il n'est plus question de revenir sur les acquis sociaux et culturels du Reichsland Elsaß-Lothringen.
Aujourd'hui encore, les Alsaciens demeurent très attachés à ce régime d'exception. Ainsi, la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905 ne s'appliquant pas à l'Alsace-Moselle, ce territoire demeure sous le « régime concordataire », conforme au Concordat signé en 1801 par Bonaparte et le pape Pie VII. Le régime d'assurance sociale hérité de Bismarck demeure aussi en vigueur dans la région. Le 26 décembre et le Vendredi Saint sont toujours scrupuleusement chômés. Et plus curieusement, les trains alsaciens-mosellans continuent de rouler à droite, soit « à l'allemande » et non pas à gauche, soit « à l'anglaise » comme dans le reste de la France. Des « sauts-de-mouton » permettent la jonction entre les deux réseaux...
Survient un nouveau drame avec la Seconde Guerre mondiale. Entre la déclaration de guerre du 1er septembre 1939 et l'invasion allemande du 10 mai 1940, les autorités françaises entreprennent d'évacuer la population des villes d'Alsace et de Moselle proches de la frontière allemande ! Des centaines de milliers de personnes sont convoyées vers les villes et les villages du Sud-Ouest, où elles sont généralement accueillies avec une grande bienveillance. Sur 696 000 Mosellans, 303 000 sont ainsi évacués. La préfecture du Bas-Rhin est elle-même délocalisée à Périgueux, chef-lieu de la Dordogne.
Mais sitôt après l'armistice du 22 juin 1940, l’Allemagne nazie prend possession de l’Alsace sans qu’aucun traité ne ratifie ce changement de souveraineté. Les exilés sont invités à revenir dans leurs foyers, sauf les « indésirables » et en premier lieu les Juifs.
L’Alsace est unie au Bade pour former le Gau Oberrhein, tenu par le Gauleiter Robert Wagner. La Moselle, de son côté, est unie à la Sarre-Palatinat au sein du Gau Westmark, sous la férule du Gauleiter Josef Bürckel. Les deux territoires sont soumis à une brutale politique de défrancisation mais aussi de nazification : le parti nazi encadre la population et ceux qui ne respectent pas les nouvelles règles sont internés.
En 1941 ouvre le camp de concentration du Struthof, dans la vallée de la Bruche, à l'ouest de Strasbourg. Dans la même vallée, dans la cité industrielle de Schirmeck, un camp d'internement accueille les mauvaises têtes alsaciennes rebelles au Reich nazi. Un Mémorial Alsace-Moselle honore aujourd'hui, au-dessus du camp, la mémoire de toutes les victimes de l'occupation allemande.
En 1942 est décidée l’incorporation des Alsaciens et des Mosellans dans les armées du IIIe Reich. Au total, 100 000 Alsaciens et 30 000 Mosellans (les « malgré-nous ») sont incorporés de force dans la Wehrmacht sous peine de graves sanctions. Ces sanctions sont durcies par l'ordonnance du 1er octobre 1943 par laquelle Wagner et Bürckel établissent la responsabilité collective de la famille (Sippenhaftung) en cas de défaillance d'un appelé : déportation en Pologne, confiscation des biens... !
L'espoir enfin ! La Libération de l’Alsace s’opère entre novembre 1944 et mars 1945. C'est à la IIe DB du général Leclerc que revient l'honneur de libérer Strasbourg le 23 novembre 1944, accomplissant ainsi le « serment de Koufra » !
Mais comme dans le reste de la France, et comme après la réannexion de 1918, il va s'ensuivre dans toute l'Alsace-Moselle de douloureux règlements de compte. Les cicatrices de la guerre seront encore ravivées le 12 janvier 1953 par l'ouverture à Bordeaux d'un procès qui verra la mise en accusation des auteurs du massacre d'Oradour-sur-Glane, parmi lesquels 14 SS Alsaciens.
Épilogue
Réduite aux deux départements du Haut-Rhin (chef-lieu : Colmar) et du Bas-Rhin (Strasbourg), l’Alsace renaît après la Libération comme région administrative dans le cadre de la décentralisation.
L’allemand, mis au ban de l’école primaire en 1945, y fait progressivement son retour depuis les années 1970. Mais, parallèlement, la transmission du dialecte au sein des familles a fortement décliné pour ne plus concerner aujourd’hui que de rares foyers. Par conséquent, l’allemand, langue régionale présente de manière renforcée dans la filière d’enseignement bilingue, apparaît désormais, pour la majorité des élèves, comme une langue étrangère.
L’Alsace du XXIe siècle n’est pas en-dehors du monde. Elle est intégrée à la mondialisation, même si Strasbourg, pourtant siège du Conseil de l’Europe depuis 1949 et du Parlement européen depuis 1979, peine à apparaître comme une « ville-monde ». La population alsacienne est d’origine diverse et de nombreuses cultures s’y croisent désormais, en plus de l’allemande et de la française. L’Alsace, dont la culture traditionnelle est largement victime de « disneylandisation », est placée face au défi linguistique : les Alsaciens du XXIe siècle sont condamnés à le relever s’ils veulent concilier identité et modernité.
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Neiss (08-01-2023 21:44:02)
cet utile récapitulatif événementiel surprend par la confusion regrettable entre les qualificatifs "allemand" et "germanique". L'Alsace faisait partie de l'Empire germanique jusqu'au XVIIe siècle et n'a été intégrée de force à l'empire allemand qu'en 1870. Quand à la langue, il ne s'agit pas d'une langue régionale allemande mais d'un dialecte alémanique !
Charlie (28-11-2022 14:11:55)
Merci pour ce bel article sur mon pays quitté depuis longtemps; mais à chaque téléphone à ma famille, je parle alsacien et ne fais aucun effort pour changer mon accent remarqué par les "Français de l'intérieur" et 'd'Elsässer sin wie s Unkrut ,si wachse eberall"
Rauscher (01-05-2022 15:48:25)
Synthèse remarquable sans langue de bois, objective, sobre mais sans concessions.
A recommander aux français d'outre-Vosges mais également aux alsaciens de sou che qui ont perdu leur identité
Diogènes (01-05-2022 11:56:36)
Remarquable rappel, de qualité, aux Jacobins de Paris , qu'ils ont perdu la Partie depuis longtemps et que leurs prétentions et toupet sont mortels pour eux-mêmes... et que l'Avenir est aux ethnies (qui se mettent d'accord--!) et pas à l'Impérialisme des
Faiseurs d'Hommes Nouveaux!-sic
Un peuple sans son idiome est mort à très brève échéance.