La foule accourue était immense. Composée de nobles pimpants et de vilains pieds-nus, la cohue était en liesse. Tous buvaient et mangeaient en attendant le spectacle. Qu’attendaient-ils ? Suivant un arrêt du Parlement de Paris, et en accord avec la volonté expresse du jeune roi de France Charles le Bien-Aimé (qui deviendra Charles VI le Fou !) la foule attendait un combat judiciaire sans merci entre le chevalier normand Jean de Carrouges et un écuyer normand nommé Jacques Le Gris. C’était un samedi, le 29 décembre 1386, à Paris.
Quelques milliers de spectateurs assistaient à ce duel, y compris le roi de France, la reine Isabeau de Bavière et toute la cour. Après les plaidoiries, les rites religieux, les cris des hérauts, les sons aigus des trompettes luisantes, les inspections du maréchal et du connétable et l’entrée en lice des deux combattants, le combat commença. Les deux combattants apparurent, couverts d’armures en fer et montés sur des destriers caparaçonnés. Un seul allait survivre à cette épreuve. Ce fut le dernier duel judiciaire autorisé par le Parlement de Paris…
Ce combat entre Jean de Carrouges et Jacques Le Gris a inspiré un livre (The Last Duel, Eric Jager, Random House, 2004) et un film à grand spectacle (Le Dernier Duel, Ridley Scott , 2021). Bien que conforme au droit de l’époque, ce combat reste malgré tout de nature exceptionnelle étant donné les spécificités de l’affaire Carrouges-Le Gris et l’époque à laquelle il a eu lieu.
Le « Jugement de Dieu » (ou ordalie)
La longue tradition du duel judiciaire du Moyen Âge nous apprend beaucoup sur la diversité et l’évolution du droit féodal. Elle nous renseigne également sur le caractère humain et son intense besoin de conserver l’honneur et la réputation.
Le combat judiciaire a des origines très anciennes. On en trouve des traces explicites dès 502, dans la Gombette, célèbre recueil de lois du roi de Bourgogne Gondebaud (ou Gundobad). C'est une forme parmi d'autres du Judicium Dei, ou « Jugement de Dieu », aussi appelé ordalie, d'après un vieux mot du latin médiéval qui désigne une épreuve.
Dans le cas d'un différend entre deux personnes, l'ordalie prend la forme d'un duel. Dans le cas d'une accusation portée contre une personne, c'est une épreuve comme de porter un fer rouge sur plusieurs pas, de plonger pieds et poings liés dans une rivière ou encore de se gaver à outrance de pain et fromage ! Dans tous les cas, c'est Dieu qui est censé guider la main de l'accusé, voire de l'accusateur.
Si le fer rouge laisse seulement une jolie cicatrice, il paraît évident que l'impétrant est innocent (d'où l'expression : « J'en mettrais ma main au feu ! »). Si l'accusé(e) coule au fond de la rivière, au risque de mourir, c'est aussi qu'elle est innocente car l'eau l'a accepté en son sein ; innocente aussi si elle survit au gavage !
Ce n’est pas à dire que tout le monde croyait au rôle central de Dieu dans ces ordalies. Après Charlemagne, au IXe siècle, on tendit progressivement à restreindre leur usage. Les ecclésiastiques, y compris le pape Nicolas I en 867, ne se privaient pas de railler les injustices auxquelles elles pouvaient donner lieu. Malgré cela, elles ont perduré en Europe pendant près de mille ans.