L'Inde

Premier atelier du monde

À la jonction du monde chinois et du monde méditerranéen, le sous-continent indien a joué un rôle stratégique tout au long du dernier millénaire, d’autant plus qu’il a toujours rassemblé un quart environ de la population mondiale.

Dès le XIIe siècle, l’Inde a rempli un rôle significatif dans l’économie mondiale en tant que productrice d’épices et aussi de textiles. Notre vocabulaire témoigne encore aujourd’hui de la passion des aristocrates de l’Ancien Régime pour les « indiennes », « calicots », « madras », « mousselines », « taffetas », « cachemire », etc (note).

Alain Bogé

Récolte du poivre de Malabar. Miniature dans le Devisement du monde de Marco Polo, XVe siècle, Paris, BnF, Gallica. Agrandissement : Couvre-lit matelassé. Coton teint par résistance et par mordant, Côte de Coromandel, sud-est de l'Inde, pour le marché occidental, vers 1725-50, Londres, Victoria and Albert Museum.

L’Inde dans la première mondialisation

De 1526 à 1707, la plus grande partie du sous-continent est soumise à la dynastie moghole dont le plus illustre représentant est l’empereur Akbar (1556-1605). Le sous-continent compte à cette époque-là environ 140 millions d’habitants, dont 100 millions dans l’empire moghol.

L'empereur moghol Akbar traversant le Gange, Ikhlas, v. 1600, Londres, Victoria and Albert Museum. Agrandissement : Akbar tient une assemblée dans l'Ibadat Khana (maison du culte) à Fatehpur Sikri ; les deux hommes vêtus de noir sont les missionnaires jésuites Rodolfo Acquaviva et Francisco Henriques, Nar Singh, 1605.Au nord-ouest, le Gujarat  exporte des cotonnades dans tout l'océan Indien depuis l’Antiquité, principalement à partir du port de Cambay, ou Khambhat, mentionné par Marco Polo en 1293.

Au nord-est de la péninsule, ce sont les Bengalais qui dominent le trafic maritime depuis leur port de Satgaon, ou Saptagram (Porto Pequeno en portugais). La région exporte surtout du coton, du gingembre, de la canne à sucre et des esclaves.

Plus bas, au sud-est, les marchands tamouls (localisés dans l’état actuel du Tamil Nadu), principalement hindous, joue un rôle important dans ces échanges. Ils assurent une présence continue dans la péninsule malaise et en Chine.

Au XVIe siècle, l’Inde devient une puissance manufacturière qui fait rêver les commerçants du monde entier.

Sous l’impulsion d’Henri le Navigateur, puis de Jean II, les Portugais sont les premiers Européens à tenter de se rendre directement aux Indes. Le 27 mai 1498, Vasco de Gama atteint la côte de Malabar et y établit les premiers comptoirs européens en Inde, faisant partie de l’« Estado da India ».

Un peu plus d’un siècle plus tard, les Portugais voyaient leur monopole menacé par les Compagnies des Indes orientales de Londres et Amsterdam. L’Inde va alors s’intégrer dans les circuits de la première mondialisation (note).

Palempore aux magnolias (détail). Coton peint teint par mordançage et réserve, Inde, Côte de Coromandel, XVIIIe s., Lorient, musée de la Compagnie des Indes. Agrandissement : Palempore aux paons (détail), Inde, Côte de Coromandel, XVIIIe s., musée de la Compagnie des Indes.

Les cotonnades indiennes

À l’époque des empereurs moghols, la principale production textile de l’Inde est constituée par les cotonnades.

Le rouet indien, Jaisalmer, Rajasthan, Photographie de Daniel Hardy, Le monde en images. Agrandissement : Mahatma Gandhi filant pour encourager les gens à porter des vêtements faits de fils tissés à la maison appelés khadi, Sabarmati, État du Gujarat.Un nouvel instrument, fabriqué en Perse, le rouet, est apparu au milieu du XIVe siècle en Inde comme en Europe : il améliore la productivité des opérations de filature. En revanche, les métiers à tisser n’évoluent guère : c’est par l’accroissement du nombre des tisserands que la production des tissus augmente.

Sous la domination des Moghols, l’artisanat textile se développe dans la province du Cachemire, avec des produits en laine réputés pour leur douceur, au Bengale et dans le Gujarat, l’Orissa, le Bihar, l’Uttar Pradesh pour le coton et la soie.

L’empereur Akbar ordonne, par décret, la suppression des importations des produits cités ci-dessus, ce qui élargit le marché domestique, mais aussi permet une autosuffisance dans l’offre desdits produits. L’empereur moghol s’efforça de sécuriser les routes pour améliorer le transport des marchandises et la sécurité des négociants.

Les circuits de fabrication des cotonnades débutent dans les villages, ce qui ne facilite pas la circulation des innovations techniques. En amont, l’activité de filature est effectuée par des enfants et des femmes des basses castes qui vivent près des champs de coton, récoltent les fibres et en tirent le fil.

Femme indienne tissant avec un métier à tisser manuel. Agrandissement : Un gamosa, morceau de tissu rectangulaire blanc avec principalement une bordure en couleur sur trois côtés et des motifs tissés sur le quatrième. En fil de coton ou en fil de soie (nord-est de l'Inde).

La préparation du fil pour le tissage (au moyen d’un rouet) prend 10 à 30 jours. Elle est effectuée par des femmes âgées de moins de 30 ans à cause de la dextérité requise. Le fil est ensuite vendu aux tisserands qui fabriquent le tissu avant teinture et impression. Ils utilisent des métiers à tisser en bois, « à bras » (handlooms). Le tissage d’une pièce prend 10 à 15 jours et le blanchiment environ 10 jours.

Les teintureries sont localisées au bord de fleuves, rivières et lacs dont l’eau limpide garantit la qualité de brillance et de teinture inaltérable. La teinture relève de techniques relativement simples mais dont la qualité fait la réputation des tissus indiens. Le processus est long : après trempage du tissu dans de l’huile et de l’alcali pour adoucir et enlever les impuretés, on met ce tissu dans une infusion de colorants et une solution de mordant.

Coton tissé (côte de Coromandel) pour le marché sri lankais, XVIIIe s. New York, Metropolitan Museum of Art. Agrandissement : Palampore en chintz (coton robuste) avec des motifs d'étangs et d'oiseaux réalisé pour le marché hollandais, XVIIIe s. Pièce prêtée lors du Festival Gion Matsuri (Toky0 2012) pour commémorer le 60e anniversaire des relations diplomatiques indo-japonaises. Le résultat dépend des plantes utilisées, principalement l’indigo (bleu), la garance (rouge), le curcuma et le carthame ou safran (jaune). Ces plantes colorantes font elles-mêmes l’objet d’un commerce important. La garance est plutôt vendue dans l’empire ottoman et, de là, expédiée vers les pays danubiens.

L’indigo indien surpasse en qualité les indigos français et espagnols cultivés dans les Antilles. Il est principalement cultivé au Bihar par une paysannerie travaillant pour des planteurs européens, principalement anglais. Après la teinture, les agents intermédiaires envoient les tissus aux maisons de commerce localisées dans les principaux ports.

Cette forme d’industrie « départie » (cottage ou (remote industry), basée sur une transmission héréditaire des techniques, avec une connaissance empirique et une technologie minimale, exigeante en travail humain, va perdurer jusqu’à l’arrivée des Anglais, au début du XVIIe siècle. En 1612, l’East India Company (EIC) établit deux comptoirs à Surat et à Masulipatam.

Cette société privée, soutenue par la monarchie, a pour objet de faire fructifier les capitaux des financiers de la City par la triade indigo-opium-coton. Pour favoriser son développement commercial en Inde et damer le pion à la Vereenigde Oostindische Compagnie (VOC) hollandaise, très active dans l’océan Indien, elle ne craint pas de lever des armées et traiter avec les princes indiens d’égal à égal.

Philippus Baldaeus, ministre de la VOC à Ceylan (Sri Lanka) de 1654 à 1665. Ilporte une robe moghole comprenant un turban à carreaux, tandis que l'homme cinghalais porte un lungi (sarong), Johan de la Rocquette, 1668, Amsterdam, Rijksmuseum. Agrandissement : Châle du Cachemire,XIXe siècle, toison de chèvre, tapisserie en sergé, Honolulu Museum of Art.

Le pavot

La culture du pavot était ancienne en Perse et en Turquie. Elle avait été introduite au Bengale au XVIIIe siècle par l’ East India Company qui avait obtenu un monopole commercial dans le sous-continent indien. Il faut attendre la deuxième moitié du XVIIIe siècle pour que l’Inde, sous domination anglaise, devienne un puissant producteur d’opium, et la première moitié du XIXe siècle pour que le commerce anglais en généralise l’usage en Chine. Confrontés à l'explosion de la demande de thé en Angleterre, les marchands anglais en achètent de grandes quantités en Chine. Ne trouvant aucun produit qui puisse intéresser les Chinois en échange de ce thé, ils sont contraints de les payer en argent, qui vient du Nouveau Monde. Le seul produit pour lequel la demande chinoise peut s’avérer intéressante est finalement l'opium. Les Anglais créent ainsi une demande d'opium parmi les élites chinoises afin de rendre leurs opérations commerciales plus rentables avec un circuit économique qui par la vente opium du Bengale en Chine sert à compenser les achats de thé et de soie supprimant ainsi le transfert de métal précieux. Ce commerce amènera deux conflits dits « guerre de l’opium », 1839-1842 et 1856-1860. (Fourniau Charles, Paul Butel, L'opium, histoire d'une fascination, in Annales. Histoire, Sciences Sociales. 54ᵉ année, N. 3, 1999. pp. 763-766).

Dès la fin du XVIIème siècle, les « calicots », ainsi nommés d’après Calicut, principal port d’exportation, et bientôt les « indiennes » vont de la sorte envahir les marchés européens. Au XVIIIe siècle, l’Inde va produire plus de textiles pour l’exportation que pour le marché intérieur (note).

Elle va même bénéficier d’un quasi-monopole sur le marché mondial des cotonnades jusque vers 1770. C’est plus de cent mille pièces que les trois centres principaux, sis au Bengale, à Madras et à Bombay, vont année après année exporter vers l’Angleterre via l’EIC, et tout autant vers l’Europe continentale via la VOC (5).

Broderie sur une soie de Santiniketan (Bengale-Occidental). Agrandissement : Châle Himroo (tissu en soie et coton) cultivé localement à Aurangabad (État du Maharashtra).

La soie

En marge du coton, dont la culture et la transformation ont fait la richesse de l’Inde, la soie fut aussi une source de revenus importante.

Au XVIIème siècle, les principaux centres de sériculture se situent à Murshidabad et Malda, au Bengale. Cette activité artisanale est en majorité supervisée par la caste des Punda. Le village de Qasimbazar est un centre très important, à l’époque, spécialisé dans la fabrication de fils et tissus en soie brute.

À partir du XVIIème siècle, de nombreuses qualités de soie sont exportées principalement en Angleterre mais aussi vers les Provinces-Unies et la France : Punjah (ou punjam), lustrine, arindi, moga, rasta, atlas (avec des fils d’or ou d’argent), taftas (qui donnera « taffetas »), alacha (ou ilacha), patolas décoré de fleurs peintes (et importé par les Hollandais de la VOC, concurrents des Anglais), nihali (pour le linge de maison), tabby (soie très légère, encore produite de nos jours) (10).

Fabrication à la main par des hommes de châles en cachemire, lithographie extraite de l'ouvrage de William Simpson : India: Ancient and Modern, 1867. Agrandissement : Châle du Cachemire, XIXe siècle, toison de chèvre, tapisserie en sergé et construction en patchwork, Honolulu Museum of Art.

Le cachemire

Ce panorama de l’industrie textile indienne ne serait pas complet sans la laine. L’industrie lainière prospère avant tout dans les région d’élevage du nord de Inde.

Sur les hauts plateaux himalayens du Ladakh et du Tibet, à une altitude moyenne de 4000 mètres vit la capra hircus, une chèvre aujourd'hui domestiquée, à l’origine de l'authentique laine de cachemire, du nom de la région où s'est développé le tissage de cette précieuse laine.

Le châle en cachemire rencontre un grand succès aux XVIIIème et XIXème siècles chez les coquettes européennes. En réponse à cet engouement, une industrie artisanale va se développer à Paisley, un village écossais qui donna son nom à un motif décoratif foliacé appelé « motif cachemire ».

Spectateurs regardant l'aéronaute française Jeanne Geneviève Garnerin monter dans un ballon le 28 mars 1802, lithographie publiée dans les années 1870 dans un magazine de mode parisien, Washington, Library of Congress. Agrandissement : Différentes manières de porter le châle en France sous l'Empire, lithographie, 1888, Le costume historique d'Albert Racinet.

Apogée et déclin de « l’atelier du monde »

En se basant sur les deux piliers que sont l’abondance de la matière première et la mise au point à partir du XIIIe siècle de techniques de teinture sans équivalent ailleurs, l’Inde avait pu approvisionner en tissus, dans un premier temps, l’ensemble des riverains de l’océan Indien ainsi que l’archipel indonésien.

Julie Philipault, Portrait de jeune femme dessinant, 1817. Agrandissement : William Holman Hunt, Portrait de Fanny Holman Hunt, 1866, collection privée.À la fin du XVe siècle, son marché s’était élargi à l’Europe avec la découverte des cotonnades par les navigateurs portugais. Après une première tentative portugaise, qui fut victime des « lois somptuaires » édictées par Philippe II à la fin du XVIe siècle, les Hollandais, suivis par les Anglais et les Français, en importèrent des quantités croissantes en Europe.

Incapables de concurrencer les producteurs indiens en termes de rapport qualité/prix sur les produits de luxe, les fabricants européens et surtout anglais concentrèrent leurs efforts sur les tissus plus ordinaires en imitant les techniques indiennes d’impression sur tissus et en regroupant les activités de filage et de tissage dans de grands sites industriels proches des ports d’approvisionnement de la matière première comme Liverpool.

À partir de 1760, ils tirèrent profit aussi de l’invention de la « spinning jenny » (note) puis du métier d’Arkwright (note), appropriés à une production de masse à bas coût. La tâche leur sera facilitée par les mesures outrageusement protectionnistes du gouvernement anglais. Par des droits de douane prohibitifs, Londres ferme le marché anglais aux tissus indiens et promeut ses propres productions jusques et y compris en Inde.

Les artisans indiens furent vite dépassés, de même que les intermédiaires à l’expertise trop exclusivement commerciale ou financière. C'est au point que dès 1843, l'Inde devint le premier acheteur de cotonnades britanniques et entre 1857 et 1914, celles-ci furent multipliées par dix.

En 1853, Karl Marx put  ainsi écrire que les importations britanniques en Inde, « inondant de cotonnades la mère patrie des cotonnades », ont aussi « déraciné, sur toute la surface de l'Hindoustan, l’union qui régnait entre l'agriculture et l'industrie ». C’est au point que l’industrie textile s’effondra complètement au XIXe siècle, jusqu’à faire oublier que le sous-continent fut à l’époque de la Renaissance « l’atelier du monde ».

Publié ou mis à jour le : 2021-11-28 00:49:45

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