Les peuples de la steppe (3/4)

La turcisation du monde (IXe-XIIe siècles)

[Deuxième épisode : Des Huns aux Turcs (IVe-VIIIe siècles)]

Préparation pour la chasse, Peinture murale d'une tombe à Aohan, Dynastie Liao des Khitans. Agrandissement : Peinture murale d'une tombe de la dynastie Liao à Halahaichang, Taiwan, musée national du palais.Sous l’Antiquité tardive, tandis que se désagrègent l'empire romain à l'ouest et l'empire chinois des Hans à l'est, les peuples nomades de la région intermédiaire connaissent de profonds chamboulements après les phénomènes hunniques et rouranq, au Ve siècle, puis la formation, éphémère mais décisive, de l’empire Göktürk (ou turc).

C'est ainsi que les Göktürks et plus généralement les Turcs vont unifier les peuples de la steppe autour d’institution et de repères communs :
• Le khaganat ou khanat, un mode de gouvernement autoritaire avec un khan à sa tête qui va perdurer jusqu’au XXe siècle,
• La langue turque qui devient pour près de huit siècles la lingua franca de tous les cavaliers de la steppe. Cette langue, comme le mongol ou encore le coréen, appartient au groupe des langues altaïques, ainsi nommées parce qu'elles seraient originaires de l'Altaï, une haute chaîne de montagnes à la lisière de la Russie, de la Mongolie et du Xinjiang chinois. Rien à voir avec les langues indo-européennes, originaires de la région de l'Oural, et les langues finno-ougriennes (hongrois, finlandais, estonien).

Après les Turcs déferleront les Magyars et les Khitans, les premiers vers la chrétienté occidentale, les seconds vers l’espace chinois.

Simon Pierre

Cavaliers Khitans à la chasse, Taiwan, musée national du Palais.

Les Turcs entre Taïga et Dar al-Islam

Pour les chroniqueurs de l’époque abbasside (VIIIe-Xe siècles), tous les peuples de la steppe sont peu ou prou des « Turcs », unis par un même idiome, un même mode de vie, une même religion autour du culte de « l’unique Dieu-ciel (bir Tengri) ». Une bonne partie des stéréotypes du cavalier barbare, déjà présents chez les auteurs gréco-romains et Han, puis Byzantins et Tang, à propos, respectivement, des Scythes puis des Huns, ont été ainsi réactivés par ces encyclopédistes arabo-persans pour traiter des Turcs et des Khazars.

L’absence d’économie monétaire et le devoir d’hospitalité ritualisé s’associent à d’autres caractéristiques viriles jugées depuis l’Antiquité comme spécifiques de ces peuples étrangers à la civilisation de l’œkoumène (nord de l’Europe compris) : la (relative) nudité des femmes, l’intolérance à l’alcool, ou encore une hostilité marquée à l’égard de l’homosexualité. Ajoutons aussi leur prédilection pour la chasse et l'importance de l'élevage.

Faute de pouvoir pratiquer l'agriculture dans les étendues herbeuses et froides de la steppe, leurs habitants se vouent à l'élevage des chevaux, moutons, bovins, etc. Au fil des saisons et des aléas climatiques, ils nomadisent avec leurs troupeaux en quête de pâturages. Le cheval est leur compagnon indispensable. Il leur fournit sa viande et sert au transport et au déplacement. Encore aujourd'hui, les enfants mongols montent à cheval avant même de savoir marcher. La nourriture de prédilection des peuples de la steppe est le lait (jument, brebis, vache). Ils en consomment jusqu'à huit litres par jour, essentiellement sous forme fermentée, car à la différence de la plupart des Indo-Européens, les Turco-Mongols ne bénéficient pas de la mutation génétique qui permet aux adultes de tolérer le lactose. 

Pénétration et de l'islamisation des Turcs (XIe s.), carte Simon Pierre.

Tous ces peuples de la steppe, comme leurs lointains prédécesseurs scythes, sont des cavalies-nés qui tirent leur force d'une arme sans pareille, l'arc à double courbure. Aucune armée des empires sédentaires n'est en mesure de résister à leurs assauts tourbillonnants. Les royaumes et les principautés du monde islamisé, en contact direct avec les steppes, se protègent tant bien que mal de ces nomades derrière leurs fortifications et leurs remparts, à l'image de la Grande Muraille.

Dans l’hémisphère occidental, citons les Khazars entre mer Noire et Caucase, les Petchenègues et les Bulgares de la haute Volga à l’ouest de l’Oural, les Bashkirs et les Sabirs de l’autre côté, puis les « Neuf Oghuz » et les Oghuz proprement dit, sur la rive septentrionale de la mer d’Aral, en face à la brillante principauté islamique du Kharezm.

 Les Petchénègues poursuivent l'armée de Sviatoslav, Chronique de Skylitzès, XIIe siècle. Agrandissement : Bachkirs au bazar de Troitsk. Photo prise par Mikhail Antonovich Krukovsky.

En Orient, les Qarluq se tiennent aux portes de l’oasis de Tashkent et dans les montagnes du Tian Shan. Enfin les Ouïghours et les Khitans prennent leurs marques aux frontières emmurées de la Chine des Tang. Selon les géographes antiques et médiévaux, au cœur de la taïga, au-delà du pays des Turcs déjà frustes vivent alors les hommes sauvages qui, depuis la Bible et les auteurs de l'Antiquité tardive, sont appelés Gog et Magog.

Ces chasseurs, ancêtres des peuples sibériens actuels, approvisionnent le monde entier en fourrures.

Détail du Beatus de Facundus, manuscrit du XIe s., Gog et Magog entourent le prophète, Madrid, bibliothèque nationale d'Espagne. Agrandissement : L’enfermement des peuples de Gog et Magog, Jean Wauquelin, Les faits et conquêtes d'Alexandre le Grand Flandre, XVe s., Paris, BnF.

Les nomades au service des empires

Le « pays des Turcs », au  haut Moyen-Âge, donne lieu à d'importants échanges commerciaux, de Tashkent et du Ferghana à la principauté des Qarluq et à leurs bourgs des « Sept Rivières (Yeti Su) » et de là aux cols de l’actuel Kirghizstan, puis aux oasis du Tarim et du Gansu, à la périphérie de la Chine. De l’autre côté, à travers le domaine des Oghuz, on rejoint le bassin de la Volga puis du Dniepr, où s'activent les guerriers et commerçants venus de Scandinavie. Cette route se matérialise par les abondantes trouvailles de monnaies arabo-persanes en Europe du nord.

Gardes varègues, chronique de John Skylitzes, XIe siècle.Côté Scandinaves, tandis que les Danois et Norvégiens connus sous le nom de Vikings ravagent le pays des Francs et al-Andalus, les Suédois ou Varègues commercent directement avec les mondes byzantin et islamique. Aux confins de la Volga et du Dniepr, leurs marchands font le lien entre ces empires et les khaganats des Avars, des Khazars.

Des Varègues fondent ainsi la « nouvelle ville » de Novgorod, un comptoir destiné à alimenter le commerce entre les peuples de la Baltique et les commerçants grecs et arabo-persans, khorassaniens et transoxiens ainsi que les Bulgares de la Volga. D'aucuns y voient l'acte de naissance de la future Russie.

Parmi les produits qui s'échangent avec le plus de succès figurent les esclaves, fruits de rapines et de razzias parmi les populations encore païennes. Ces esclaves sont employés dans le monde islamique à des travaux agricoles ou domestiques. Ils sont aussi affectés

À Bagdad, l'empire arabo-musulman fondé deux siècles plus tôt par les nomades venus de la péninsule arabique se voit de plus en plus menacé par des rébellions internes.

Au IXe siècle, selon un processus bien identifié par l'historien Ibn Khaldoun, les califes recourent alors au service des nomades de la pérpiphérie. Il s'agit de Turcs qu'ils recrutent comme mercenaires afin d'assurer leur protection et réprimer les rébellions de leurs sujets. Les chefs de ces mercenaires deviennent à partir des années 860 les véritables détenteurs du pouvoir.

Le prince Árpád, premier chef des tribus magyares, tenant une corne à boire dans la chronique de Képes, XIVe siècle. Agrandissement : Le roi de Dongdan (dynastie Liao) va de l'avant, rouleau, attribué à Li Zanhua, Taipei, musée national du palais, Taipei.

Des Hongrois aux Khitans

Comme Bagdad, Byzance a aussi  recours à des mercenaires. Ce sont des Francs mais aussi des Russes et des Bulgares, lesquels en viennent à se slaviser et se christianiser.

Puis, brusquement, au cours des années 890, les Magyars venus de la taïga sibérienne déferlent sur l’Europe orientale jusque vers le coeur de l'empire carolingien. Il s’allient aux Onughur, tribus turques du sud de l’Ukraine actuelle, qui leur donnent le nom sous lequel nous les connaissons aujourd'hui : les Hongrois. Après une décennie de pillages, ils quittent le bassin du Dniepr pour celui du Danube. C'est ainsi qu'ils supplantent les Avars dans l'ancienne province romaine de Pannonie, qui deviendra la Hongrie moderne.

À l’est, d'autres Turcs, les Petchenègues, commencent à fédérer les tribus turcophones des bords de la mer Noire et de la Caspienne. Ils mènent des raids sur la Crimée et la Thrace byzantine avant de s'assagir et se christianiser, de même que les Onughurs.

Miniature de sept chefs hongrois, vers 1360. Agrandissement : Homme Khitan, détail de la peinture murale du tombeau d'Aohan, dynastie Liao, Mongolie intérieure.À l’autre extrêmité de l'Eurasie, les Khitans, cousins des Mongols, dévastent le nord de la Chine et précipitent l'effondrement de la vieille dynastie Tang.

En 1006, la Chine se voit une nouvelle fois divisée en deux comme à l'époque des Wei et des Jin, six siècles plus tôt. Le nord et le bassin du Fleuve Jaune reviennent à la dynastie Liao fondée par les barbares Khitan. Le sud revient à  la dynastie chinoise des Song. Dans les récits latins et slaves médiévaux, c'est sous le nom de Cathay, dérivé de Khitan, que sera dès lors connue la Chine ! 

Il faut dire que la sinisation culturelle et institutionnelle de la dynastie Liao fut aussi rapide et intense que le fut la christianisation des Magyars en Europe ou l’islamisation de leurs exacts contemporains, les Turcs qarakhanides et seljoukides qui commençaient alors à déferler le long du principal corridor des migrations : l’Asie centrale.

Mausolée des Samanides, ou tombeau d'Ismāʿīl Sāmānī à Boukhara (Ouzbékistan). Agrandissement : statue d'Ismāʿīl Sāmānī à Douchanbé (Tadjikistan).En Asie centrale, un prince de Boukhara, Ismāʿīl Sāmānī, était devenu le principal sous-traitant en esclaves militaires turcs pour l’empire abbasside de Bagdad à la toute fin du IXe siècle. Lui-même avait réussi à soumettre à son autorité l’ensemble du Khorassan et de la Transoxiane grâce à ses mercenaires turcs. Mais peu à peu, ceux-ci s’émancipèrent et prirent l'ascendant sur les émirs de Boukhara.

En 977, l’esclave Sebuk-Tekin  envahit le royaume bouddhiste de Kaboul et établit sa capitale à Ghazni, établissant l'empire ghaznévide. Son fils et successeur Maḥmoud allait ensuite pénétrer en Inde du nord et conquérir la plaine du Penjab, y introduisant pour la première fois la religion musulmane.

Combat entre Mahmud de Ghazni et Abu 'Ali Simjuri, vers 1318. Agrandissement : le souverain ghaznévide Mahmud assiégeant une forteresse à Gharcistan, Rashīd al-Dīn Faḍlullāh Hamadānī.

Comme à l’époque des États indo-scythes et indo-hunniques, le centre de gravité de cet État indo-islamique à l’origine du futur sultanat de Delhi se déplaça peu à peu vers l’est. C'est ainsi par l'intermédiaire de ces mercenaires turcs pour la plupart superficiellement islamisés et incapables de parler arabe ou persan que la civilisation arabo-persane en vint à dominer l'Inde pendant les sept siècles suivants.

L’empire ghaznévide constitua un des plus puissants royaume de son temps, son souverain s’appropriant le titre de sulṭan, avec le pouvoir exécutif jusqu’alors réservé au calife, le « remplaçant » du prophète Mahomet. Si les armées sont turques, l’élite intellectuelle est iranienne et arabophone, et c’est en son sein qu’émerge la littérature en « nouveau persan ». Cette nouvelle langue iranienne profondément arabisée commença au Xe siècle sa remarquable ascension jusqu’à devenir la langue internationale du commerce et des lettres le long des routes de la soie.

Vue du ciel de Boukhara (Ouzbékistan), capitale de l'empire des Samanides aux IXe et Xe siècles. Agrandissement : Mosquée Po-i-Kalân ((Ouzbékistan).

Des envahisseurs vaincus : l’islamisation des Seldjoukides et des Qarakhanides

Les Turcs commencent au Xe siècle à s’imprégnerdes coutumes islamiques. Parmi eux, les Qarakhanides ou « khans noirs » du Nord-Est de l'Eurasie se convertissent au milieu du Xe siècle. Il s'ensuit une rapide islamisation du bassin du Tarim.

Tuğrul Bey à la chasse, miniature de 'Ali Yazdi's Zafarname. Agrandissement : Tombeau de Tuğrul Bey à Ray au sud de Téhéran (Iran).Les Qarakhanides étendent là-dessus leur emprise sur la Sogdiane jusqu’à annexer Boukhara en 992. Il s'ensuit une turcisation de la région,  au détriment du persan et à l’origine de la langue parlée par les Ouzbeks et les Ouïghours modernes.

Plus à l'ouest, le delta de l’Amou-Daria et les bords de la mer d'Aral voient l'établissement d'une autre entité turque, les Oghouz, sous l'égide d'un khan nommé Seldjouk.

Son fils et successeur Toghrul-beg se convertit à l’islam en optant spécifiquement pour le sunnisme. Il prend délibérément le contre-pied de la plupart des puissances musulmanes de l’époque, qui, du Maroc au Khorassan avaient promu le chiisme (dico) afin de s’affranchir du califat abbasside.

Repoussant les Ghaznévides du Khorassan, le nouveau khan seldjoukide établit sa capitale dans la grande cité cosmopolite de Rayy, près de l’actuelle Téhéran, se proclamant à son tour sultane. En 1055, ses troupes entrent dans Bagdad et délivrent le calife de la tutelle chiite locale. En échange, l'imam abbasside légitime le pouvoir politico-militaire du sultan. Son neveu Alp Arlsan commence peu après la conquête de l’Irak et de la Syrie fatimide, puis en 1071, écrase l’armée byzantine à Malazgerd, en Arménie. Ce désastre va susciter une vague d'émotion dans la chrétienté médiévale et déboucher sur la première croisade à la génération suivante.

Ce jour constitue le point de départ de la turcisation de l’Anatolie, ouverte aux nomades turkmènes, néologisme iranien signifiant « comme les Turcs » et désignant en général les pasteurs oghouzes et les élites seldjoukides. Ces éleveurs d'Asie centrale vont essaimer leur langue de la Caspienne à la mer Égée.

Couronnement de Barkiyaruq, cinquième sultan de l'empire seljoukide, miniature extraite du livre Jami' al-Tawarikh souvent appelé L'histoire universelle ou l'histoire du monde de Rashid al-Din Hamadani, publié à Tabriz en 1307.

Wanyan Aguda (1115-1123), premier empereur des Jürchen Jin et conquérant des Khitan Liao.Désormais, au même titre que les Khitans incarnèrent longtemps la Chine pour le reste du monde, les « Turcs » commencent à représenter l’Islam.

Les Seldjoukides repoussèrent les Qarakhanides d’Asie centrale au cours du XIe siècle et finirent  au milieu du XIIe siècle par passer sous la tutelle d’un nouveau khanat venu du nord-est : les « petits Khitans ».

En Chine du nord, la dynastie Liao, elle-même fondée par des envahisseurs venus des contrées boréales, subit à son tour l’agression d’un autre peuple de Manchourie, les Jurchen. Ces derniers s’approprient en quelques mois l’ensemble de leurs possessions et fondent une nouvelle dynastie, les Jin. Ils établlissent leur capitale sur le site de la future Pékin.

Cette catastrophe contraignit donc les Liao à se replier vers l’Asie centrale et s’établir dans le Yeti Su, au nord du Kirghizstan actuel.

Un des effets de cette pénétration chinoise se ressentit rapidement sur l’iconographie arabo-persane, où les personnages furent désormais conçus avec des yeux en amande et des paysages d’inspiration asiatique.

[Quatrième épisode : Du fer à l'acier, des Mongols à l'URSS (XIIIe-XXe siècles)]

Publié ou mis à jour le : 2021-11-21 15:11:51

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