L’expression « Grand Jeu » (the Great Game) a été forgée en 1840 par l’officier britannique Arthur Conolly. Dans la mémoire britannique, elle figure la grandeur épique du British Raj.
De façon plus prosaïque, elle se rapporte aux rivalités russes et anglaises en Asie centrale, aux confins de leurs empires respectifs, de la Perse au Tibet en passant par l'Afghanistan et le Turkestan.
À part la Perse et le Tibet, tous ces territoires sont le domaine de tribus sédentaires ou nomades constituées en émirats ou khanats combatifs. Musulmans pour l'essentiel, ils ont perdu le souvenir d'une antique grandeur liée au commerce caravanier de la Route de la Soie entre la Chine et le monde méditerranéen.
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L'Asie centrale, aujourd'hui très largement islamisée et turcophone, longtemps appelée Turkestan, est en 2021 partagée en cinq États plus ou moins inféodés à Moscou :
• Kazakhstan (2,7 millions de km2 et 19 millions d'habitants), capitale : Noursoultan (ex-Astana),
• Ouzbékistan (450 000 km2, 31 millions d'habitants), capitale : Tachkent,
• Turkménistan (490 000 km2, 5,5 millions d'habitants), capitale : Achgabat,
• Kirghizistan (200 000 km2, 6 millions d'habitants), capitale : Bichkek,
• Tadjikistan (143 000 km2, 9 millions d'habitants), capitale : Douchanbé,.
Préludes russes
Dès le XVIe siècle, les Russes se lancèrent à la conquête de leur hinterland oriental.
Des cavaliers cosaques aux ordres du tsar Ivan le Terrible poussèrent leurs montures jusqu’à l’océan Pacifique, à travers la taïga ou forêt sibérienne, seulement peuplée de tribus nomades. Ainsi l’océan Pacifique devint-il la première mer atteinte par les Russes, plus d’un siècle avant la mer Baltique et la mer Noire !
Plus au sud, les Russes établirent des contacts commerciaux avec l'émir de Boukhara. Mais au XVIIIe siècle, les enjeux européens reprirent le dessus jusqu’à l’invasion de la Russie elle-même par Napoléon 1er.
Au XIXe siècle, enfin débarrassés de la menace napoléonienne, les tsars renouent avec la vocation eurasiatique de leur empire et tournent leurs ambitions vers l'Asie centrale et la Sibérie, au-delà de l'Oural.
Tout au long du XIXe siècle, les Russes vont donc lentement mais sûrement s'assurer des immenses espaces sibériens jusqu'au Pacifique et même au-delà. Ils vont guerroyer durement dans les montagnes du Caucase.
Ils vont enfin vassaliser avec plus de succès les khanats ou royaumes turco-mongols d’Asie centrale.
Mauvaise pioche pour les Anglais
Alors s'engage le « Grand Jeu »
Quand le général Bonaparte s'aventura en Égypte avec l'intention de couper la route des Indes, les Britanniques prirent conscience de la vulnérabilité de celle-ci. Soucieux de défendre ce joyau colonial, ils se préoccupèrent d'en protéger les accès : occupation du Cap à la pointe de l'Afrique (1815), occupation d'Aden à l'entrée de la mer Rouge (1838)... et soumission des régions limitrophes d'Asie centrale.
La puissante poussée de la Russie ne manque pas de les inquiéter. L'affrontement entre les deux impérialismes va prendre la forme d'interventions surtout diplomatiques auprès des khans, rois et émirs locaux.
C'est ainsi que dès 1809, Londres remporte un premier succès en concluant un traité d'amitié avec le roi d'Afghanistan Soudjah chah. Pas de chance. Quelques jours après, il est déposé par son frère Mahmoud et celui-ci est renversé en 1826 par un rival, Dost Mohamed, qui prend le titre d'émir. Sa dynastie va régner pendant un siècle sur le pays.
Quelques années plus tard, Londres dépêche une ambassade auprès du chah de Perse et cette ambassade conduite par le major Henry Rwalinson croise sur sa route une ambassade russe qui, elle, revient d'une visite à Dost Mohamed !
Ainsi va le « Grand Jeu ». Il débouche dans l'immédiat, en 1841, sur une tragique défaite de l'armée indo-britannique en Afghanistan face à la guerilla locale (il n'est pas encore question de talibans mais c'est tout comme).
Les Russes à la manœuvre
À la fin du règne de Nicolas Ier, en 1855, les steppes kazakhes ont été annexées à l’empire tsariste. La Russie entreprend de soumettre alors les trois khanats ouzbeks du sud : le khanat de Kokand et Tachkent, celui de Boukhara et Samarcande, enfin celui de Khiva.
Pour la Russie, leur annexion répond à une double nécessité. Priver les Kazakhs d’alliés potentiels au sud et dissuader les Anglais, maîtres du Cachemire depuis 1846, de faire main basse sur cette région.
Elle est menée à bien sous les ordres du général Constantin von Kaufmann, qui pénètre à Samarcande le 1er mai 1868. Tous ces territoires sont intégrés dans une nouvelle province impériale, le Turkestan, placée sous son autorité et dont la capitale est fixée à Tachkent.
L’empire russe et les Indes britanniques sont désormais séparés par deux États indépendants : l’Afghanistan, que les Anglais ont échoué à conquérir et dont ils souhaitent maintenir la neutralité, et le Turkménistan, dont les Russes vont engager la conquête, non sans mal.
Le tsar Alexandre II redoute que les difficultés russes au Turkménistan n’incitent les autres peuples d’Asie centrale à se révolter. Il enjoint le général Skobelev, héros de la conquête de Khiva, à préparer une nouvelle expédition.
En janvier 1881, les Russes s'empare au prix d'un gros effort de la forteresse de Gökdepe.
En 1884, devant faire face à une insurrection turkmène, ils annexent aussi l’oasis de Merv, afin de pacifier la région.
Mais Merv étant la clé de l’Afghanistan, cet acte ravive aussitôt l’hostilité de Londres...
La fin du « Grand Jeu »
Alors qu’une guerre entre les deux empires semble inéluctable, le nouveau tsar Alexandre III ordonne l’arrêt de l’expansion russe en Asie centrale. À l’été 1887, un traité est conclu établissant la frontière nord de l’Afghanistan.
Enfin, le 31 août 1907, la Russie et le Royaume Uni signent à Saint-Pétersbourg une convention définissant leurs sphères d’influence respectives. Les Russes reconnaissent l'Afghanistan comme un semi protectorat britannique. L'Angleterre renonce à ses vues sur le Tibet. Par ailleurs, la Perse (plus tard appelée Iran) est divisée en trois zones : le nord sous influence russe, le sud (et ses champs pétroliers) sous influence anglaise, le centre neutre.
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