Avec l’invasion de l’URSS lancée en juin 1941, le front de l'Est mobilise un nombre toujours croissant de troupes allemandes. Pour protéger le front de l’Ouest, Hitler va, selon la formule de Robert Paxton, « remplacer les hommes par le ciment ». Cela commence avec la construction de bases sous-marines à Lorient, Brest, Saint-Nazaire, La Pallice (La Rochelle) et Bordeaux, afin de stationner et ravitailler les U-Boote opérant dans l'océan Atlantique, ainsi que des fortifications sur les îles anglo-normandes.
Puis, à la fin de l'année 1941, le Führer décide de lancer la construction du mur de l'Atlantique (Atlantikwall) sur 4 000 kilomètres de côtes, de la Norvège à l'Espagne. Son édification débute en mai 1942.
Les vestiges militaires sont quasiment indestructibles. Mais la plupart des blockhaus ordinaires n’ont pas de fondations profondes. La nécessité de creuser dans un sous-sol rocheux aurait rendu la construction coûteuse et surtout plus longue. C'est ce qui explique que l'on retrouve sur les plages ou dans les dunes des blockhaus intacts, mais affaissés.
Une prouesse technique
Le mur de l'Atlantique est une zone fortifiée en bord de mer destinée à assurer sa défense sans angles morts. Les ouvrages sont donc variés. Un ensemble de batteries d'artillerie à longue portée vise à interdire l'accès au rivage à la flotte ennemie.
Des défenses rapprochées, les « nids de résistance » (Widerstandnester) sont placés pour stopper l'avancée des fantassins débarqués. Ce sont de petits bunkers enterrés, les Tobrouks, qui abritent des canons divers, des mitrailleuses, des mortiers... Deux cents antennes radars sont installées tout le long du Mur. On y trouve également des sites de lancement de fusées V1 et V2.
Au total, 16 à 17 millions de mètres cubes de béton ont été nécessaires pour mener à bien le chantier. Les matériaux sont, autant que possible, pris sur place. Un grand nombre de sites sont sollicités. Des flux importants se développent entre les sablières de l'intérieur et le littoral.
La demande est si forte qu'à Fécamp par exemple, la jetée sud du port s’effondre, fragilisée parce que trop de cailloux ont été prélevés sur la plage. La forêt landaise fournit des traverses de chemin de fer, des poteaux de mines, des bois de sciage, des madriers, des planches de coffrage…
Quantité de petites sociétés et entreprises artisanales sont appelées à la rescousse pour fournir la literie, réaliser des installations sanitaires et électriques, effectuer les travaux de peinture et de camouflage... Ainsi les industries lainières d'Elbeuf fournissent des draps à la fois aux travailleurs engagés par l’Organisation Todt, fondée par Fritz Todt, et aux soldats allemands.
La réalisation du mur est industrielle. Elle recourt à des éléments préfabriqués et normalisés (portes blindées, poutres en béton, installations électriques, etc.). Ces ouvrages font l’objet d’un camouflage plus ou moins sophistiqué, du simple traçage de stries et d'ondulations dans le béton pour éviter les surfaces planes reconnaissables d'avion, à de véritables décors en trompe l’œil : des blockhaus prennent l'apparence d'auberges, de châteaux et de chaumières.
Plusieurs dizaines de milliers d'obstacles sont posés pour gêner le débarquement d'hommes et de matériels sur la grève : des « portes belges », des tétraèdres, des fils de fer barbelés, des « hérissons tchèques » ou encore des « dents de dragon » ...
L'organisation des chantiers
Fritz Todt, ingénieur des Ponts et Chaussées, fonde en mai 1938 une structure paramilitaire à laquelle il donne son nom, « l'Organisation Todt » (OT). Elle construit, en 1939-1940, le Westwall, ou « ligne Siegfried », le long de la frontière sud-ouest de l'Allemagne avec la France, l'équivalent de la ligne Maginot.
Avec ce chantier, elle se rode à la construction des blockhaus. En février 1942, Todt meurt dans un accident d'avion. Le jeune architecte Albert Speer lui succède et délègue l’exécution au directeur général de l'OT, Xaver Dorsch.
L'OT combine une gestion étatique et une logique d'entreprise privée avec une discipline militaire. Elle devient l'organisation principale de construction du Reich. Son siège parisien sur les Champs-Élysées a pignon sur rue et contrôle 14 directions, les Oberbauleitungen (OBL), habilitées à signer des contrats et effectuer des réquisitions.
L'OT a ses propres commandos de protection pour les chantiers et ses réseaux d'approvisionnement. Elle a également une école de formation pour ses cadres, à Pontivy (Morbihan) puis à Saint-Cloud. Pour mettre un terme aux rivalités avec la Wehrmacht, Hitler lui accorde en 1943 une autonomie complète. C'est donc un véritable État dans l'État.
L'OT conçoit l'implantation des blockhaus et dirige les travaux. Elle fait d'abord appel aux entreprises allemandes du BTP. Près de 200 interviennent en France. Elles font appel à des entreprises françaises sous-traitantes, pour qui le chantier du mur est une aubaine.
Au début de l'année 1942, après la perte des marchés extérieurs et la fin de la politique des grands travaux de reconstruction par Vichy, l'occupant devient une clientèle essentielle. En fait elles se trouvent prises dans un engrenage, car ce sont les autorités d’occupation qui autorisent les chantiers et permettent de continuer à travailler.
Leur dépendance économique devient irréversible : 1 000 à 1 500 entreprises du BTP françaises, sur les 3 500 du secteur, ont travaillé pour la construction du mur. Les travaux allemands effectués en France sont passés de 16,6 millions de francs en 1941 à plus de 535 millions l'année suivante, puis à 671 millions en 1943 et à 342 millions dans le premier semestre de 1944.
La destruction intentionnelle des archives de l’OT, des grandes sociétés, des organismes patronaux du BTP ou du ministère des Travaux publics compliquent le travail des historiens. En revanche, les dossiers des juridictions chargées de l'épuration économique sont riches. Il existe également diverses sources indirectes. Les rapports des préfets de Vichy suivent de très près l'état de l'opinion et de l'emploi, notamment dans les départements atlantiques. Une autre mine de renseignements, les déclarations en mairie d'accidents du travail, permet de mesurer l'impact humain de la construction du mur de l'Atlantique. L'histoire du chantier du mur de l'Atlantique apparaît donc bien dans les archives, mais le plus souvent de manière indirecte, en négatif.
« Le plus grand projet de l'économie française » (Alan Steele Milward)
L'OT a les moyens financiers d'attirer les entreprises. Le coût pharaonique de la construction est en réalité supporté par la France au titre des « frais d'occupation ». La construction fait également appel au marché noir, avec des bureaux d'achat allemands, pour compenser les pénuries, tant les demandes sont énormes : 886 milliards de francs, soit 15 % des paiements versés par la France, ont servi à mettre la main sur les réserves clandestines.
Cette situation a d’ailleurs provoqué des effets contre productifs. Les bureaux d'achat en viennent à se livrer à une véritable concurrence, ce qui fait monter les prix. Pour mettre un terme à ces dérives, Hermann Goering, Ministre de l’aviation, opère un revirement. Le 2 avril 1943, il ordonne la fermeture des bureaux d’achat et interdit aux Allemands de se livrer à des opérations de marché noir dans l'ensemble des territoires occupés.
Dès lors, le prélèvement devient légal et relance la production des entreprises. Cette stratégie est officialisée en septembre 1943 avec la création d'entreprises protégées, les Speerbetriebe (ou « entreprises S »), dont 80 % de la production est destiné au Reich. La production française s'intègre davantage à l'effort de guerre dont le mur de l'Atlantique est l’un des objectifs prioritaires.
Les services de propagande de l’OT multiplient les reportages élogieux, diffusés pendant les actualités cinématographiques, pour montrer la puissance de l’occupant. Même du côté allemand, tout le monde n'était pas dupe de cette propagande : on compare outre-Rhin le mur de l'Atlantique, à « un requin sans dents ». Le maréchal von Rundstedt le qualifiera d’ailleurs après-guerre de « monstrueux bluff ».
Les travailleurs du mur
L'OT est le premier employeur civil dans l'Europe occupée par les nazis. En juin 1944, elle aurait employé, selon les sources, de 251 000 à 291 000 personnes de toute nationalité en France.
Avec l'intensification des travaux, plusieurs campagnes de propagande sont organisées par l’OT, en accord avec le gouvernement de Vichy, pour encourager les Français à rejoindre l'un des 300 bureaux d'embauche du pays. Les travailleurs affluent en direction du littoral : le nombre d'ouvriers français volontaires au service de l’OT, qui est de 60 000 en 1941, atteint 150 000 à la fin 1942, puis près de 200 000 au printemps 1943.
Les besoins sont tels que des « sociétés d’intérim » se créent pour trouver du personnel et touchent un pourcentage sur le salaire de chaque travailleur présent sur le chantier. Dans le seul département du Finistère, 5 910 ouvriers sont engagés de cette manière en 1943. Ces travailleurs touchent un salaire élevé : jusqu'à 3 000 francs, contre 1 000 à 1 500 francs, pour un ouvrier qualifié.
L’OT détourne le blocage des salaires ? en allongeant la durée du travail sur ses chantiers : jusqu'à 72 heures par semaine, avec un système de primes : pour le travail du dimanche, le logement, la nourriture, le déménagement et même des primes de séparation pour attirer des hommes mariés qui habitent loin, et un régime spécial de protection sociale, notamment en cas d’accident.
Une main d’œuvre forcée
En décembre 1941, le plan de concentration industrielle qui conduit à la fermeture d'entreprises jugées non stratégiques puis la loi du 4 septembre 1942 qui institue le Service du Travail Obligatoire dégagent de la main-d’œuvre pour les chantiers du mur de l'Atlantique. Il y a également des volontaires en provenance d'autres pays : plusieurs milliers de Hollandais et de réfugiés belges, des Tchèques, des ouvriers polonais.
La captation de la main-d’œuvre s'exerce aussi par la contrainte. Entre 1941 et 1944, plus de 30 000 républicains espagnols de la zone libre sont livrés par les gendarmes et la police de l'État français à l’OT. Ils sont près de 3 000 à Bordeaux (sur 5 000 ouvriers) et 4 000 à Lorient début 1942. Les soldats de l'empire colonial faits prisonniers en 1940 sont également amenés sur les chantiers, ainsi que 10 000 Juifs venus des camps d'internement de Vichy.
L'ampleur des travaux est telle qu'elle consomme l'ensemble des indemnités d'occupation versées par Vichy. À partir de 1943, l'occupant se montre donc moins généreux sur les salaires et avantages offerts aux ouvriers. D’où l’échec de la dernière grande campagne de recrutement lancée par l'OT fin 1943 : 24 000 enrôlés au lieu des 80 000 escomptés, tandis que les désertions se multiplient et alimentent les maquis. L’OT enrôle alors massivement des travailleurs forcés mis à sa disposition et même de prisonniers de droit commun.
Un grand nombre de travailleurs vivent dans l’un des 400 camps installés dans des écoles vides, des forts ou casernes militaires, des constructions provisoires en bois... Des rapports d'inspection indiquent que certains sont dans un état désastreux.
D’autres sont des camps disciplinaires. Le pire des camps du mur de l'Atlantique est situé sur les îles anglo-normandes, dirigé conjointement par l'OT et par la SS, où sont déportés à partir de 1941 des prisonniers de guerre soviétiques.
Une forteresse habitée
Les 300 000 soldats chargés de la surveillance du mur de l’Atlantique vivent un quotidien difficile. Dans un bunker à personnel, 10 soldats doivent vivre dans un espace de 20 m². La promiscuité permanente et le confort spartiate permettent néanmoins un logement prolongé de type militaire.
En temps normal, portes blindées et créneaux sont ouverts, permettant une aération naturelle de l'ouvrage. En position de combat, tout est verrouillé et le bunker devient étanche aux gaz de combat. Chaque abri est pourvu d'une pompe de détection d'oxyde de carbone (CO) et les soldats ont un masque à gaz et une cartouche filtrante destinée à les protéger du CO. Des appareils de chauffage contribuent au bien-être des soldats en hiver.
Les artilleurs sont astreints à différentes corvées, gardes, patrouilles et exercices. La proximité du sable et l'air marin contraignent à une maintenance quotidienne des pièces d'artillerie. En se relayant, les soldats scrutent en permanence le large afin de déceler une éventuelle tentative de débarquement. La relève a lieu toutes les six semaines.
Les soldats ont réalisé sur les murs des dessins dans lesquels ils font état de leur vie quotidienne : les corvées, les exercices, le repos du guerrier, avec par exemple des scènes de beuverie où la bière coule à flots.
On trouve également des dessins plus artistiques. Des trompe-l’œil, sous la forme d'un paysage vu à travers une fenêtre, une cheminée où crépite un feu de bois, des fleurs ou des personnages apportent un peu de chaleur dans cet univers de béton. Le soldat se laisse aller également quelquefois à peindre ses fantasmes, avec des pin-up « à la germanique ».
Le dispositif défensif allemand du mur de l'Atlantique n'a pas beaucoup de secret pour les Alliés. En dépit du camouflage des blockhaus, ils disposent de milliers de photographies aériennes prises au cours de multiples missions de reconnaissance. De plus, des commandos spéciaux, des gendarmes ou des ouvriers du mur collectent des informations et ramènent mesures et échantillons de sol. En novembre 1943, l'attaché militaire du Japon à Berlin, invité par Rommel sur les plages de l'Atlantique, transmet à son gouvernement un rapport détaillé expliquant la manière dont les Allemands y organisent la défense. Les Alliés l'interceptent et le déchiffrent. Les plans du Mur en Normandie sont dérobés par un peintre, René Duchez, et remis aux Alliés. Il inspire en 1970 le film Le mur de l’Atlantique dans lequel Bourvil joue son rôle. Ainsi, à la veille du débarquement, les Alliés ont une connaissance précise du dispositif défensif, qui leur permet de reconstituer sur les côtes anglaises des maquettes grandeur nature des fortifications qu'ils auront à neutraliser.
L’ultime action de Rommel
En 1944, la fortification du littoral comporte de fortes disparités. Seule la moitié des 15 000 ouvrages prévus a été terminée. De plus, ils sont équipés avec un armement hétéroclite, avec 4 000 pièces d'artillerie d'origine étrangère contre un millier de fabrication allemande. Certaines proviennent de la ligne Maginot et d’autres ont été prises à l'ennemi dans toute l'Europe.
Le maréchal Rommel est nommé le 5 novembre 1943 inspecteur des fortifications à l'Ouest, puis le 15 janvier 1944 chef du groupe d'armée B. Il a donc en charge une grande partie de la défense de l'Europe occidentale.
Dans le schéma stratégique de Rommel, il faut impérativement rejeter les Alliés à la mer dès leur débarquement, sinon les Allemands seront poussés à s'enfermer dans une guerre de positions interminable à l'intérieur des bocages. Il souhaite donc rapprocher les chars de la côte alors que l'état-major avec von Rundstedt mise sur leur mobilité et va préférer les garder en réserve dans l'arrière-où ils pourront se déplacer plus facilement jusqu'à l’endroit du débarquement. C’est la « controverse des chars ».
Alors même que la perspective d'un débarquement anglo-américain devient une menace tangible, Rommel prend la mesure des déficiences du mur. Il reprend la construction des batteries à longue portée et renforce considérablement les défenses rapprochées des plages pour piéger la mer à marée haute.
Certaines « asperges de Rommel » (pieux pointus dressés vers le ciel) sont surmontées de mines explosives qui interdisent l'atterrissage des planeurs ou des parachutistes et entravent la progression des troupes d'infanterie. Cinq millions de mines sont posées entre janvier et juin 1944.
Les constructions ne sont pas achevées à la veille du débarquement. Malgré tout, le mur de l'Atlantique fait peur : les Alliés choisissent la Normandie comme zone de débarquement plutôt que le Pas-de-Calais, plus proche des côtes françaises mais mieux défendu.
Le 6 juin 1944, le Mur montre sa faible efficacité. Ses défenses, restées intactes à 85% malgré les bombardements, sont brisées grâce à l'action des fantassins débarqués sur les plages.
À l’heure de rendre des comptes, l’impression générale est que la Libération fut indulgente pour les profiteurs du mur.
L'épuration judiciaire a été limitée. Seuls les accusés d’« intelligence avec l'ennemi » sont condamnés à des peines d'« indignité nationale » et à des sanctions pénales. L'épuration économique vise à déterminer si les entreprises qui ont travaillé pour les Allemands ont été forcées de le faire, ou si elles volontairement collaboré pour obtenir des commandes. Sur 457 affaires concernant le BTP, une centaine de sanctions seront prononcées.
Enfin, une juridiction fiscale s’attaque aux bénéfices réalisés du fait de l'Occupation. Les entreprises doivent restituer une partie de leurs « profits illicites », avec une amende en cas de collaboration active. Un dilemme se pose alors : si on épure trop sévèrement les entreprises qui ont travaillé pour l’OT, on prend le risque qu’elles ne soient plus aptes à mener à bien la reconstruction.
Bibliographie
Fabrice Grenard, Florent Le Bot, Cédric Perrin, Histoire économique de Vichy. L’État, les hommes, les entreprises, Perrin, 2017,
Patrick Andersen Bö, Le Mur de l'Atlantique en Bretagne, Ouest-France, 2011,
Laurent Moënard, Histoire secrète du mur de l'Atlantique, Ouest-France, 2016,
Jérôme Prieur, Le Mur de l'Atlantique : monument de la Collaboration, Denoël, 2010,
Benoît Rondeau, Rommel, Editeur : Perrin, 2018,
Paul Virilio, Bunker archéologie, 1975, Éditions du Demi-Cercle, 1991 (Éditions Galilée pour la nouvelle édition en 2008).
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C.M. (22-08-2021 11:30:48)
Un dessinateur/tireur de plans que je connais travaillait pour l'une de ces entreprises en son Bureau d'études parisien. Pour un plan tiré pour l'occupant, un second partait vers la Grande-Bretagne via une filière ainsi,...pas de jaloux : chacun des belligérants était servi!