Thémistocle (vers -524 à -460 av. J.-C.)

Le génie politique d'Athènes

Portrait de Thémistocle au musée archéologique d'Ostie (Italie).Qui est Thémistocle ? C’est bien sûr le commandant vainqueur des Perses à la bataille de Salamine (480 av. J.C.). Ce combat va sceller le sort de la deuxième guerre médique ainsi que les conditions du refoulement de la puissance du Grand Roi hors du bassin de l’Égée, ce qui mènera à la fondation de la Ligue de Délos (478), l’ensemble des événements formant le terreau fertile duquel Eschyle va tirer l’un des chefs-d’œuvre du théâtre tragique grec.

Thémistocle est cependant bien plus qu’un stratège heureux ; c’est l’un des artisans majeurs – après Clisthène, avant Éphialte et Périclès – de la construction de la démocratie athénienne. Politique de premier plan, il fut l’homme public plus influent de la cité durant les années qui précèdent Salamine, et sans doute durant la décennie suivante. Il fut aussi l’un des plus respectés du monde grec : lors de son arrivée aux Jeux Olympiques de 476, le stade tout entier se leva pour l’acclamer.

Thémistocle sut faire partager au peuple athénien les choix qui donnèrent à Athènes les armes qui feraient sa richesse, son rayonnement et sa puissance jusqu’à sa défaite face à Sparte en 404.

Olivier Delorme
Thémistocle raconté par Questions d'Histoire

Cynique, parjure, sacrilège...

Thémistocle suscite des avis contrastés. Parmi les sources littéraires dont nous disposons, Hérodote, qui naît peu avant ou après Salamine, ne lui est guère favorable. Proche de l’illustre et controversée famille des Alcméonides (note) (celle de Clisthène dont Xanthippe, allié politique mais aussi rival de Thémistocle, épousa la nièce, union dont naquit Périclès), l’historien originaire d’Halicarnasse estompe le rôle de Thémistocle avant Salamine et dessine un portrait du stratège dont les traits négatifs sont volontiers soulignés.

Miltiade IVe siècle avant J.-C., copie d'un buste conservé au musée national de Ravenne (Italie). En agrandissement, statue moderne de l'ancien général athénien Miltiade à Marathon sur le site de la bataille.Dans les Vies qu’il consacre à Thémistocle ainsi qu’à ses deux principaux ennemis politiques – Aristide et Cimon, fils de Miltiade, lequel avait commandé en chef à Marathon, dix ans avant Salamine (note) –, Plutarque, qui écrit environ six siècles plus tard, se fait l’écho d’une tradition plus favorable à Thémistocle, mais aussi d’accusations parfois contradictoires – cynique, parjure, sacrilège ; fieffé avare ici, ou orgueilleux d’une scandaleuse prodigalité plus loin –, qui trouvent leur origine dans la haine des eupatrides (ceux qui ont de bons pères), ces biens nés considérant les affaires de la cité comme leur chose et qui n’épargnèrent aucune calomnie ni aucune dépense pour nourrir la propagande afin de faire ostraciser le vainqueur de la flotte de Xerxès neuf ans après Salamine.

Entre Hérodote et Plutarque, Thucydide consacre à Thémistocle un passage qui traduit une « admiration exceptionnelle » à l’égard d’un homme qui « excellait à la fois pour se faire, dans les problèmes immédiats, l’avis le meilleur, grâce à la réflexion la plus brève et, relativement à l’avenir, la plus juste idée sur les perspectives les plus étendues », qui « savait au mieux prévoir » dans les situations où « les avantages ou les inconvénients pouvaient être encore indistincts » et qui « fut sans pareil pour improviser ce qu’il fallait (note). »

Enfin, l’adversaire de la démocratie que fut Platon (note) cerna avec pénétration les conséquences de la politique de Thémistocle, les condamnant, l’une et les autres, à plusieurs reprises dans son œuvre (Ménéxène, Gorgias, Les Lois).

Les hoplites partent au combat au son de la musique, vase, VIIe s. av. J.-C. En agrandissement, hoplites sur la face d'une amphore tyrrhénienne attique à figures noires, v. 560 av. J.-C., musée des Collections d'antiquités de l'État à Munich.

Une extraction modeste

Dans Les Lois (706b) notamment, il relève qu’un « régime convenable » ne peut subsister s’il accorde les honneurs et remet la défense, donc le destin de la cité, non plus entre les mains des cavaliers et des hoplites – ces biens nés suffisamment nantis pour financer l’équipement d’un fantassin ou entretenir des chevaux – mais aux « gens de toute sorte, peu recommandables » que sont les pilotes de navires, les maîtres d’équipages et les rameurs.

Les citoyens-soldats au service de la cité, Cleimachos,  Hydrie (vase) à figures noires, vers 550 av. J.-C.Paris, musée du Louvre.Sans oublier de minimiser le rôle de Salamine (707c), victoire de ces gens peu recommandables mis à l’honneur par Thémistocle, pour mieux valoriser les hoplites bien nés de Marathon (en 490) commandés par Miltiade ou ceux du contingent qu’Aristide dirigeait à Platées (en 479) sous le commandement suprême du Spartiate Pausanias.

Les origines de Thémistocle restent peu documentées. Il ne compte aucun ancêtre illustre et son père n’a joué aucun rôle politique.

À l’évidence, il n’appartient à aucune de ces grandes familles qui considèrent que la conduite de la cité leur revient, même si, après les réformes de Solon (594-593), la fin de la tyrannie de Pisistrate et de ses fils (Hippias est renversé en 510), l’échec de l’établissement par l’archonte Isagoras d’un régime oligarchique appuyé par Sparte (510-508), puis la réorganisation par Clisthène du corps civique et des institutions de la cité (508), ces grandes familles doivent tenir compte de l’Ekklésia (l’Assemblée du peuple) et d’une Boulê de 500 membres qui, parce qu’ils sont tirés au sort, échappent en partie à leur contrôle.

L'ekklesia et la Boulè se rassemblaient sur la colline de la Pnyx, dominant Athènes.

Il ne peut pour autant faire figure de premier homme issu du peuple à diriger la cité. Originaire du dème de Phréarrioi, au sud-est de l’Attique, il appartient comme tout Athénien, en fonction du lieu d’origine de sa famille, à l’une des dix tribus créées par Clisthène. Pour Thémistocle, c’est la Léontis qui occupait à Marathon, avec l’Antiochis, le centre du dispositif athénien, lequel contint le principal choc de l’armée perse.

Fragment d'une pierre tombale, trouvée à Chalandri (nord-est de l'agglomération d'Athènes), avec une représentation d'un combat de chevaux, vers 400 av. JC. Berlin, Altes Museum.D’après Plutarque, Thémistocle se retrouva ainsi à combattre côte à côte avec celui qui serait son plus constant ennemi politique, Aristide, alors stratège de la tribu Antiochis. Ce qui nous indique que la famille de Thémistocle était assez riche pour payer le coûteux équipement d’hoplite, comme l’amour de Thémistocle pour les chevaux nous révèle qu’il avait la fortune nécessaire pour en élever (son fils aîné serait mort de la morsure de l’un d’entre eux).

Il semble aussi que cette fortune se serait accrue par le commerce du grain avec la Grande Grèce (il aurait nommé deux de ses filles Italia et Sybaris) à l’heure où le pouvoir perse fermait aux Grecs l’accès aux céréales de la mer Noire et de l’Égypte. Enfin, on sait que la famille de Thémistocle appartenait au génos (groupement cultuel) des Lykomidès desservant le sanctuaire de Phlya, où se déroulait un culte à mystère probablement en l’honneur de Déméter et Korê, que Thémistocle fit reconstruire et décorer de fresques après sa destruction par les Perses.

Si Thémistocle n’était pas un membre de ces puissants clans d’eupatrides, il appartenait cependant à une famille qui disposait d’une honnête fortune, sans doute ancrée dans la propriété foncière de sa région d’origine, dont venait également Mnésiphilos (que Plutarque nous décrit comme un sage, alliant « l’intelligence active à l’adresse politique ») qui assura la formation intellectuelle du jeune Thémistocle.

La déesse Déméter (à gauche) sous la forme d'une vielle femme brandissant des épis de blé demande l'hospitalité à Métanire, reine d'Eleusis et mère de Triptolème l'introducteur légendaire de la culture du blé en Grèce. vase provenant d'Apulie (Italie du sud),  IVe siècle av. J.-C. En agrandissement, Triptolème et Coré, coupe attique du Peintre d'Aberdeen, v. 470-460 av. J.-C., Paris, musée du Louvre.

Un bâtard qui n’aurait pas dû être citoyen

Faut-il croire que Thémistocle était le fils d’une concubine de son père, ou ne s’agit-il que d’un écho des calomnies de ses ennemis politiques ? Si c’est vrai, le bâtard Thémistocle ne dut probablement sa citoyenneté qu’à Clisthène, qui rappela les sept cents familles expulsées par Isagoras et procéda à un élargissement du corps civique – sans doute aussi aux bâtards puisqu’il y intégra des métèques et des affranchis.

Thémistocle à Magnésie du Méandre (Asie mineure), vers 460 av. J.-C. Monnaie : Apollon debout s'appuyant à une branche de laurier. Autour, légende grecque QEMISTOKLEOS, Paris, BnF. En agrandissement, l'aigle d'Apollon ailes ouvertes ; de part et d'autre, les initiales grecques M A (pour Magnésie), Paris, BnF.Plutarque rapporte en outre que le jeune Thémistocle aurait dû fréquenter un gymnase hors les murs, en raison de cette bâtardise, et qu’un de ses premiers succès d’orateur en herbe aurait consisté à y attirer des jeunes gens issus des meilleures familles athéniennes. En tout cas, il semble que sa mère n’était pas athénienne, mais originaire d’Halicarnasse en Carie – de Thrace ou d’Acarnanie, selon les sources.

Quoi qu’il en soit, il naquit vers 524 dans une Athènes gouvernée par Hippias et Hipparque, fils du tyran Pisistrate. Plutarque nous décrit le jeune homme peu intéressé par l’étude, la musique ou la danse – deux disciplines de distinction des eupatrides.

Et l’on peut imaginer ce que furent l’enthousiasme et peut-être l’engagement du jeune homme qui, entre 14 et 17 ans, assista au renversement de la tyrannie par une intervention militaire spartiate, puis au soulèvement du peuple athénien, à l’appel de la Boulê établie par Solon, assiégeant puis chassant les Spartiates et les partisans du régime oligarchique qu’ils soutenaient, au retour triomphal de Clisthène, au remodelage de la cité et de ses institutions par les réformes que ce dernier initia. C’est dans cet héritage qu’il inscrira son action.

étradrachme athénien représentant Athéna coiffée du casque attique à cimier. Le revers : Chouette derrière, une branche d'olivier et un croissant vers 410 Aav. J.-C. En agrandissement, l'Acropole vue de l'Aeropage.

Un port à Athènes

Il semble que Thémistocle ait été élu archonte en 493, dès l’âge minimum de 31 ans pour accéder à cette magistrature. Sans doute en a-t-il exercé auparavant d’autres, en tout cas au moins une consacrée à la gestion des eaux. Depuis Clisthène, le collège des trois archontes et six thesmothètes s’est vu ajouter un secrétaire, afin que chaque tribu y ait un représentant. Ces dix-là sont alors les magistrats les plus puissants de la cité. D’autant qu’à leur sortie de charge ils intègrent le tribunal de l’Aréopage, l’institution la plus vénérable de la cité qui, pour les Athéniens, fut fondé par Athéna afin de juger Oreste. Qui plus est, ce tribunal, à l’origine chargé de punir les crimes de sang, s’est acquis au fil des ans de nombreuses compétences d’ordre politique.
À cette époque, Athènes est dépourvue de port. C’est la baie de Phalère qui lui sert de mouillage, mais celle-ci est largement ouverte sur le large et très vulnérable à des raids, notamment en provenance de l’île d’Égine avec laquelle Athènes est en permanente rivalité et périodiquement en guerre.
La grande idée du jeune archonte fut de lancer l’aménagement de la presqu’île du Pirée, qui compte trois anses bien abritées et fortifiables. Même si c’est probablement après Salamine qu’il en confia (d’après Aristote) la reconstruction à Hippodamos de Milet, selon un plan en damier (attesté dès le VIIIe siècle avant notre ère dans des colonies grecques) par lequel la cité impose son ordre, géométrique, aux caprices des propriétaires.

Victoires politiques

Après Marathon, nous dit Plutarque, le trophée de Miltiade empêcha Thémistocle de dormir. Mais le politique a appris la patience et laisse à Xanthippe le soin de porter l’accusation contre Miltiade après son échec à punir Paros d’avoir médisé (note). Blessé et condamné à une lourde amende, Miltiade meurt. Le kairos (le moment favorable, la chance qu’il faut saisir) de Thémistocle est arrivé.

Allié à Xanthippe, il gagne un premier combat politique d’une portée considérable : vers 487, ils obtiennent que les dix membres du collège des archontes ne soient plus élus mais tirés au sort. Ainsi la désignation de ces magistrats (qui influera également sur la composition de l’Aréopage) échappe-t-elle en partie aux eupatrides qui mobilisaient parentèle et clientèle pour s’en assurer un quasi-monopole par le vote, même si l’accès à ce collège reste réservé aux citoyens les plus riches appartenant aux deux premières classes censitaires (sur quatre créées par Solon) jusqu’à la réforme de 457, portée par Périclès, qui l’ouvrira à la troisième classe.

Sculpture d'Aristide dans les musées du Vatican (Rome).Dans cette bataille-là comme dans les autres, Thémistocle trouvera face à lui Aristide, le champion des eupatrides, admirateurs de Sparte et de son régime, opposés à l’accroissement des pouvoirs du peuple – faute de pouvoir imposer un régime oligarchique.

Plutarque, qui ne cache pas sa préférence pour Aristide, précise même, dans la Vie qu’il lui consacre, que celui-ci pensait nécessaire de s’opposer à toutes les propositions de Thémistocle, même celles qu’il jugeait utiles au bien de la cité, plutôt que de permettre à son adversaire de conforter son ascendant sur le peuple. Et il ajoute ailleurs que l’opposition politique des deux hommes trouvait sa source dans une rivalité amoureuse, l’un et l’autre ayant courtisé le jeune et beau métèque Stisiléos, originaire de l’île de Kéos (actuelle Kéa).

La principale bataille que se livrèrent les deux hommes durant cette période se déroula en 483, autour de l’utilisation de l’argent tiré d’un nouveau filon dans les mines du Laurion. Aristide défendait la distribution du pactole entre les citoyens ; Thémistocle convainquit le peuple de l’utiliser à la construction d’une flotte de deux cents trières (note) : c’est au moment où l’Assemblée du peuple lui donna raison qu’il disposa des moyens de gagner la bataille de Salamine.

L'éperon en bronze d'une trière, musée archéologique du Pirée (Photo : O. Delorme). En agrandissement, fragment d'un bas-relief représentant une trière athénienne avec 9 rameurs, vers 410-400 av. J.-C., musée de l'Acropole d'Athènes.Cette décision permit en effet de doter Athènes de son escadre qui était, et de loin, la plus importante de la flotte des Grecs coalisés, ce qui permit à Thémistocle d’imposer aux alliés péloponnésiens sa stratégie – et aux Grecs de vaincre les Perses à Salamine.

Dans la foulée, Thémistocle obtint du peuple l’ostracisme d’Aristide. Probablement instituée par Clisthène pour empêcher le retour de la tyrannie, cette procédure permettait chaque année au peuple d’exiler l’un des siens pour dix ans. L’ostracisme n’est pas une condamnation prononcée à l’issue d’un débat contradictoire ; c’est une mesure préventive visant un citoyen censé représenter un danger potentiel pour la cité.

Chaque année, le peuple vote d’abord, à mains levées et sans débat préalable, pour savoir s’il y a matière à ostraciser quelqu’un. Puis environ un mois plus tard, les Athéniens sont invités à inscrire sur un tesson (ostrakon), sans non plus aucun débat préalable, le nom de celui qu’ils souhaitent voir ostraciser. Le scrutin est secret et celui dont le nom figure sur le plus grand nombre d’ostraka (si ce nombre est supérieur au minimum requis) dispose de quelques jours pour quitter le territoire de la cité où il ne doit pas reparaître avant dix ans.

Ostrakon portant le nom d'Aristide, musée de l'Agora antique d'Athènes.

Jusqu’en 484, l’ostracisme n’avait visé que des parents ou présumés amis de l’ancien tyran Hippias, lequel avait espéré sa restauration par les Perses lors de l’expédition qui tourna court à Marathon. En 484, c’est Xanthippe qui avait été écarté du jeu politique, peut-être par la convergence survenue entre les partisans d’Aristide, qui se débarrassaient ainsi d’un adversaire, et ceux de Thémistocle, qui éliminaient un rival dans la faveur du peuple. Un jeu dont, après l’ostracisme d’Aristide, Thémistocle est le maître.

Aussi le destin d’Athènes repose-t-il largement sur Thémistocle lorsque le danger perse se précise ; un homme dont les événements vont révéler quelques traits saillants de caractère.

[Suite du portrait de Thémistocle : De la victoire de Salamine à l’exil en… Perse]

Bibliographie

Olivier Delorme, Thémistocle, Éditions H&O, 2021.

Publié ou mis à jour le : 2021-09-15 19:02:01

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