Le 25 mai 1871 dans la soirée, alors que la Commune de Paris est à l'agonie, un homme se dirige vers la barricade de la place du Château-d'Eau (aujourd’hui place de la République), « ravagée par un cyclone d’obus et de balles ». Il sait que la cause qu'il défend est perdue, que les Versaillais de Thiers sont sur le point d’écraser les fédérés sans pitié au terme de cette « Semaine sanglante » qui embrase la capitale. Ce n’est plus qu’une question d’heures.
Vains ont été ses efforts pour tenter de mettre fin au massacre en parlementant avec l'ennemi. Dès lors, pour lui, il n'est plus question de combattre, mais de mourir. Un peu plus tôt, il a écrit une lettre poignante à sa sœur : « Ma bonne sœur. Je ne puis ni ne veux servir de victime et de jouet à la réaction victorieuse... Mais je ne me sens pas le courage de subir une nouvelle défaite après tant d'autres. »
Haut-de-forme, redingote et pantalon noir, écharpe rouge autour de la ceinture, sans se soucier de savoir s’il est suivi par ses compagnons de lutte, Charles Delescluze s’avance seul sur la chaussée du boulevard Voltaire dans le soleil couchant. « Arrivé à la barricade, il obliqua à gauche et gravit les pavés. Pour la dernière fois, cette face austère, encadrée dans sa courte barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort. Subitement Delescluze disparut. Il venait de tomber, foudroyé sur la place du Château-d’Eau », raconte le journaliste Prosper-Olivier Lissagaray, témoin de la scène dans les rangs des Communards. Une mort volontaire, un noble suicide, comme une ultime offrande à ses frères d’armes, comme aussi une dernière bravade envers un pouvoir qui n'hésite pas à tirer sur le peuple.
Ainsi meurt, désespéré et héroïque, Charles Delescluze, à 61 ans. Il a choisi sa mort comme il a choisi sa vie. Car pendant quarante ans, il fut de tous les combats pour l'instauration de la République, de la démocratie, et se montra l'inlassable pourfendeur des injustices sociales.
Activisme politique, journalisme engagé, emprisonnements, vie clandestine, bannissements, exercice de quelques responsabilités électives ont alterné sans répit jusqu’à sa participation à la Commune. L’inflexibilité de ses convictions et sa résistance aux souffrances du régime carcéral lui ont valu le surnom de « barre de fer ».
Une insatiable soif de justice
Dès les années 1830, le jeune étudiant en droit, né à Dreux le 2 octobre 1809 dans une famille de la petite bourgeoisie, milite dans les sociétés secrètes. Il est blessé lors des manifestations liées au procès des ministres de Charles X, puis emprisonné, poursuivi pour complot avant de se réfugier en Belgique où il devient journaliste.
Il continue son combat politique la plume au poing à Valenciennes en tant que rédacteur à L'impartial du Nord, une feuille radicale dont il accentue la tendance démocratique et qui lui vaut un procès de presse avec à la clef un mois de prison.
Ami d’Alexandre Ledru-Rollin, il fait proclamer la Seconde République à Valenciennes le 25 février 1848, à la chute de Louis-Philippe, avant d'être nommé commissaire du gouvernement provisoire pour le département du Nord. Une fonction qu'il occupe brièvement avant d'être battu aux élections législatives. Mais qu'importe ! Delescluze n'en continue pas moins de servir ses idées.
En novembre 1848, il fonde un journal La Révolution démocratique et sociale avec comme ligne éditoriale le programme de la Montagne. Il crée également « la Solidarité républicaine », une organisation composée de socialistes et de radicaux. Ses combats sont appuyés par son frère, Henri, qui connaîtra également les geôles du Second Empire avant de s’exiler aux États-Unis.
En 1849, ses activités journalistiques valent à Charles Delescluze une peine de quatre ans de prison. Il s’enfonce alors dans la clandestinité avant de s’exiler à Londres de 1850 à 1853. De retour à Paris secrètement, il est arrêté par la police de Napoléon III.
Commence alors une période de six ans au cours de laquelle, il est envoyé de prison en prison : Mazas, Sainte-Pélagie, Belle-île, Corte, enfin le terrible bagne de Cayenne. « Barre de fer » contre Badinguet, sobriquet de l’Empereur ! Le combat durera tout au long du Second Empire.
Delescluze profite de l’amnistie de 1859 pour rentrer à Paris. En dépit d’une santé altérée, il replonge dans la bataille politique en créant un nouveau journal, Le Réveil, qui a pour objectif de secouer le peuple apathique face au Second empire.
Il écope de nouvelles peines de prison, notamment pour s’être opposé à la guerre en 1870, avant que son journal ne soit suspendu. Pourtant il a fait preuve de patriotisme, y compris impérial, une fois le conflit engagé.
Élu maire du XIXeme arrondissement de Paris, il démissionne en janvier 1871 en protestation au manque de pouvoirs des municipalités. Après avoir demandé la démission du général Trochu, gouverneur militaire de Paris, il est incarcéré au donjon de Vincennes, puis à la Santé.
Les stigmates des épreuves endurées apparaissent sans fard : « Regard sévère ; figure maigre, air souffrant, menton pointu. Il rabat les faces de ses cheveux en avant ; œil vif, a au moins soixante ans ; paraît plus que son âge », indique un rapport de police.
Il est élu aux élections législatives du 8 février 1871 puis aux élections municipales qui donnent naissance à la Commune de Paris, dans le XIe arrondissement. Il démissionne alors de l’Assemblée nationale le 30 mars. À la Commune, Delescluze siège à la Commission exécutive puis à la Commission de la guerre. Une laryngite aiguë l’éloigne pendant quelques semaines des séances.
Mais lorsqu’il revient, le 9 mai, il n’a rien perdu de sa pugnacité pour s’élever contre l’inertie des pouvoirs.Deux jours plus tard, il est élu délégué à la Guerre. C’est encore lui qui tente de galvaniser le peuple de Paris lorsque les Versaillais entrent dans la capitale : « Place au peuple, aux combattants aux bras nus ! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné. »
Très rapidement, il a la lucidité de comprendre que la « réaction » l’emportera une fois de plus. Sa mort qui intervient deux jours avant la victoire totale des troupes versaillaises symbolise l’effondrement de la Commune dont il représentait une autorité morale pour la majorité de ses membres. Plus tard, Alexandre Millerand le qualifiera de « grand honnête homme ».
Delescluze a vécu dans le mythe des grands révolutionnaires de 1789, empreint de jacobinisme, persuadé de prolonger leur combat. Il définissait le socialisme de manière nuancée comme un « ensemble de recherches préparant l’émancipation intégrale des travailleurs. Ce n’est pas, au surplus, l’épouvantail redouté par les privilégiés ni d’ailleurs la panacée à laquelle croient les misérables. La réforme politique est le préalable à la réforme sociale. »
Si Delescluze a fait preuve d’une inlassable ardeur, il prônait une mise en place pacifique de réformes : « Le bien n’est possible que par l’alliance du peuple et de la bourgeoisie. »
Il fut poursuivi par tous les régimes, de la Monarchie de Juillet jusqu’à la République conservatrice de Thiers. Tous le redoutaient, y compris jusqu’à l’absurde. En 1874, le premier conseil de guerre ne le condamna-t-il pas à mort par contumace tout en reconnaissant : « Sa mort est de notoriété publique » ? Comme si on craignait qu’il eût survécu au mitraillage de la place du Château-d’Eau…
Moins célèbre que Blanqui, Raspail ou Barbès, figures républicaines à la pointe des combats de leur siècle pour une démocratie sociale, Delescluze est de cette même trempe, celle des combattants inoxydables qui ont voué leur vie à leur idéal.
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