L'engouement pour le jeu d'échecs devenu jeu des Rois au Moyen-Âge va se perpétuer à la Renaissance en prenant une tonalité nationaliste. L’Italie du Risorgimento et l’Espagne fournissent alors les joueurs les plus brillants mais à ce premier duel va en succéder un autre. Il mettra aux prises les nouvelles grandes puissances de l’Europe du XIXe siècle : la France et l’Angleterre. Cette époque voit aussi le jeu d’échecs, jusqu’alors réservé aux nobles, se répandre dans les autres strates de la société.
La bourgeoisie s’en empare et fait primer l’efficacité sur toute autre considération. Les tournois se multiplient à travers le monde et des champions construisent ainsi des carrières, certaines fugaces, d’autres plus durables. Acquérant une dimension symbolique toujours plus puissante, ce jeu finit par devenir un instrument politique qui verra s’affronter les deux « blocs » de la Guerre froide, les USA et l’URSS, par champions interposés.
Depuis, le succès du jeu ne se dément pas mais les joueurs ont dû s’incliner à plusieurs reprises devant les ordinateurs. Pour autant, rien ne semble pouvoir atténuer la passion que suscite cet échiquier de 64 cases sur lequel se déplacent rois, dames, fous, cavaliers… au gré de la fantaisie humaine.
Le jeu arrive en Europe et s’épanouit en Méditerranée
Il faut attendre le Xe siècle pour que les Européens adoptent le jeu d’échecs. Peut-être ne correspondait-il pas encore aux valeurs de la société du haut Moyen Âge. Peut-être la féodalité ne s’était-elle pas encore épanouie en Occident et n’avait-elle pas imposé ses codes moraux et sociaux. Mais, dès lors qu’elle se répand et s’impose, le jeu prend tout son sens aux yeux des Européens.
Pour l’adopter, ils vont l’adapter. Le jeu change tout d’abord de nom. De shatranj, il devient scaci ou « échecs », reprenant le cri de victoire des Perses : « Shah Mat » (« Le Roi est mort »). Pour l’homme médiéval, les échecs deviennent le jeu des Rois. Qui dit roi, dit reine. Le Firzan arabe devient ainsi la Dame. Les éléphants sont remplacés par les alphins, les conseillers, les messagers, les juges ou les évêques, suivant les pays d’Europe.
Les chevaux deviennent des cavaliers, bras armés du Roi et symbole du lien vassalique qui se construit alors en Occident. Enfin, les tours protègent cet édifice social comme elles protègent les premiers châteaux forts. Quant aux pions, ils sont naturellement le petit peuple des paysans inféodés, attachés à leur seigneur.
Le jeu d’échecs est à ce point une image de l’ordre social et moral que les élites veulent projeter sur la société médiévale qu’un moine dominicain de Lombardie, Jacques de Cessoles, rédige en 1270 un Livre des mœurs des hommes et devoirs des nobles, plus connu sous le nom de Jeu des échecs moralisé.
Cet ouvrage reprend la célèbre division d’Adalbéron de Laon entre ceux qui prient, ceux qui travaillent et ceux qui combattent. Il établit aussi un parallèle entre les vertus chevaleresques de la noblesse – qui cherche alors à se définir en tant que groupe social – et les qualités du joueur d’échecs : loyauté, esprit de sacrifice, courage et goût du combat.
Le succès est immédiat, tant et si bien qu’il devient rapidement le livre le plus répandu en Occident après la Bible. Le jeu d’échecs devient ainsi le jeu des Rois. Ils se l’approprient pour une raison bien simple : sur l’échiquier politique les échecs symbolisent le triomphe et le pouvoir de l’intelligence, de la prévoyance et de la clairvoyance, autant de qualités souveraines pour un monarque.
Richard Cœur de Lion, Louis VI, Otton II, Louis X, Charles VII ou Charles d’Orléans jouaient aux échecs… mais ils furent de piètres joueurs. À telle enseigne qu’on peut se demander si cette mention du jeu d’échecs par leurs biographes ne relève pas plus d’un cliché illustrant le roi idéal que d’une réalité.
L’édifice théorique arabe reste alors supérieur aux affrontements échevelés entre nobles, où l’esprit chevaleresque l’emporte souvent sur toute considération stratégique.
En dépit du danger, on avance alors fréquemment son Roi dans la mêlée des pièces pour faire valoir ses qualités de combattant !
Jeu d’échecs et amour courtois
Au Moyen Âge, le jeu d’échecs n’est pas un jeu de compétition. C’est avant tout une distraction de cour et le prétexte idéal à des rencontres amoureuses.
Pour une raison simple : à cette époque, le jeu d’échecs est la seule activité qui permette à un homme et à une femme non mariés de se retrouver seuls dans la même pièce. Trouvères et troubadours chantent alors ce jeu courtois où le duel devient duo.
Evrart de Conty écrit ainsi, en 1370, Les Eschez amoureux, conte pétri de pétrarquisme où deux jouvenceaux se livrent à une bataille amoureuse dans un jardin d’Eden mythologique. Des représentations de Tristan et Yseult les mettent en scène lors d’une partie d’échecs. Ce thème est très classique et se retrouve dans des tableaux et des vitraux de cette époque.
Plus largement, la littérature courtoise des XIIIe-XIVe siècles utilise le jeu d’échecs à des fins idéologiques et politiques : la légende arthurienne met ainsi en scène Palamède, le chevalier « échiqueté d’argent et de sable ».
Compagnon d’Arthur, fils du sultan de Babylone, Palamède est l’inventeur idéal du jeu d’échecs, conciliant la vérité historique d’une naissance du jeu en Orient, le mythe des origines troyennes du jeu et la dimension symbolique du jeu comme quête initiatique au même titre que la quête du Graal.
Le jeu d’échecs n’échappe pas à son environnement. Ainsi, à l’époque où Copernic, Vésale, Léonard de Vinci engagent chacun dans son domaine de véritables révolutions, à l’époque où l’Empire byzantin, dernier vestige du monde romain, s’effondre et où l’on découvre l’Amérique, le jeu d’échecs connaît aussi une formidable mutation.
En 1495, un manuscrit catalan évoque de nouvelles règles du jeu d’échecs. En 1497, Lucéna, un courtisan espagnol, distingue la nouvelle manière de jouer de l’ancienne. Bientôt, l’invention de l’imprimerie permet de diffuser ces nouvelles règles dans toute l’Europe. Des règles à l’image de ce monde nouveau.
On accélère le jeu en donnant aux pions la possibilité de bouger de deux cases dès leur premier coup ; on autorise le roque, une manœuvre permettant à la fois de protéger son roi et d’accélérer le jeu en mettant une tour en action ; on accepte que le fou et surtout la dame se déplacent d’autant de cases qu’ils le veulent.
La Dame devient la pièce la plus puissante et de nouvelles perspectives s’ouvrent. On parle même des « eschés de la Dame enragée » (a la rabiosa, en Italien), tant la puissance neuve de la souveraine effraie.
Un pharmacien portugais du nom de Damiano est le premier à systématiser les principes du jeu d’échecs moderne. Un prêtre espagnol, Ruy Lopez, défie et bat les maîtres italiens dans leur fief de Rome. Philippe II organise même le premier tournoi d’échecs de tous les temps, en 1574, pour faire savoir au monde qu’il ne domine pas que sur les mers, mais aussi sur les échiquiers.
À la surprise générale, les Italiens Boï et Leonardo l’emportent. L’école italienne domine les arts de la Renaissance et va dominer aussi les échecs. Au XVIIe siècle, Giochino Greco, dit « Le Calabrais », devient le premier professionnel du jeu d’échecs, qui monnaie son talent en vendant des compilations de ses parties les plus célèbres à des courtisans persuadés d’y trouver le secret de sa force.
La domination franco-anglaise des XVIIIe et XIXe siècles
L’outrageuse domination italienne dura tant que le système-monde méditerranéen domina la planète. Au XVIIIe siècle, avec le développement du grand commerce atlantique, l’épicentre de l’économie mondiale se déplace vers le nord.
Désormais, l’Angleterre et la France dominent l’Europe. Les livres d’échecs italiens sont traduits et critiqués. On envisage une façon plus rationnelle de jouer. On crée de nouveaux lieux pour jouer, comme le Café de la Régence à Paris où se croisent amateurs et champions, grands esprits et hommes politiques.
Vers 1740, les joueurs d’échecs quittent le Procope pour le Café de la Régence, proche du Palais-Royal. On y croise régulièrement Lafayette, Beaumarchais, Benjamin Franklin, Barras, Desmoulins, Murat, Napoléon Bonaparte.
Diderot, qui consacre, avec d’Alembert, un article entier de l’Encyclopédie au jeu d’échecs est un habitué du lieu. Il décrit ce petit monde dans Le neveu de Rameau. Rousseau se prend un temps de passion pour le jeu et fréquente lui aussi le célèbre café.
Pendant la Révolution, Robespierre profite des entractes du club des Jacobins pour disputer des parties. On raconte même qu’un soir il joua à enjeu contre un mystérieux inconnu : s’il perdait, il devait signer l’ordre d’élargissement d’un noble condamné à mort. Il perdit.
Le mystérieux inconnu rabattit sa capuche : c’était la compagne du jeune noble emprisonné. Beau joueur, Robespierre signa l’ordre de libération… Au XIXe siècle, les grands joueurs tels que Saint-Amant, Staunton, Harrwitz ou Morphy fréquenteront aussi le Café de la Régence.
Puis, peu à peu, le jeu d’échecs devient un jeu de compétition dont les exigences sont peu conciliables avec la vie et la confusion d’un lieu de sociabilité. Le déclin s’amorce alors. Transformé en restaurant en 1910, le Café de la Régence est abandonné par les joueurs en 1916 au profit du Café de l’Univers.
On y admire les parties des grands champions, et surtout du plus grand d’entre eux, Philidor. Musicien célèbre pour ses opéras, André Danican Philidor devient virtuellement le premier champion du monde du jeu d’échecs.
Sa compréhension des principes du jeu, sa volonté d’en expliquer la mécanique rationnelle font de Philidor le Leibniz du jeu d’échecs. Il cite d’ailleurs ce même Leibniz dans la préface de l’édition de 1777 de l’Analyze du jeu des échecs, premier ouvrage théorique moderne.
Ce livre est fondamental dans l’histoire du jeu d’échecs. C’est le premier à tirer un enseignement général du jeu et à en rationaliser la pratique en faisant de chaque coup une étape d'un déroulement articulé.
C’est aussi le premier à affirmer l’importance des pions, « âmes du jeu d’échecs ». Pour reprendre les termes employés par Max Euwe, un champion du monde du XXe siècle, Philidor « tira le jeu hors de l’étroite observation euclidienne pour le faire entrer dans le monde sans limite de la pensée cartésienne ».
Philidor domine sans mal tous ses adversaires. Contraint à l’exil par la Révolution, il joue en Angleterre et y meurt, non sans laisser des épigones. Deschapelles, La Bourdonnais, Saint-Amant reprennent le flambeau avec plus ou moins de bonheur au début du XIXe siècle.
La lourde défaite de Saint-Amant contre l’Anglais Howard Staunton, en 1843, sonne le glas de cette domination française. C’est aussi la fin d’une époque. Le jeu de cour va progressivement s’effacer au profit du jeu de compétition.
Le jeu d’échecs entre dans la sphère de la compétition
Le XIXème siècle est marqué par les révolutions nationales et la montée en puissance d’une nouvelle classe dominante, la bourgeoisie. Elle imprime désormais à la société ses valeurs et au jeu, ses principes. Le jeu de cour est celui d’hommes qui ont tout leur temps pour jouer. La courtoisie tient lieu de règle et on réglemente peu ou pas les pratiques.
Ainsi, les parties peuvent durer plus de dix heures, chaque joueur jouant à son rythme, à sa convenance, en prenant simplement garde à se montrer courtois vis-à-vis de son adversaire. La bourgeoisie industrielle n’a plus le temps de prendre son temps. Car le temps, c’est de l’argent.
Dès lors, on formalise, on légifère, on standardise. La pendule fait son apparition pour mesurer le temps. Les pièces sont standardisées à l’époque de Staunton et prennent son nom (elles sont en fait inspirées du modèle français dit « Régence »).
Les premières compétitions sont organisées. Elles permettent de mesurer la force de nations européennes qui se livrent dans tous les domaines à une concurrence féroce : dans le domaine industriel, commercial, scientifique, dans la course aux colonies, sur l’échiquier.
En 1851, en marge de l’Exposition universelle de Londres, se déroule le premier tournoi international de l’ère moderne. Un professeur de mathématiques allemand de Breslau l’emporte. Il s’appelle Adolf Anderssen.
Il joue dans un style qu’on qualifie alors de « romantique », fait d’attaques spectaculaires dont la correction théorique n’est pas exempte d’erreurs mais dont la fulgurance emporte l’adhésion d’un public qui suit les parties dans les premières revues d’échecs qui fleurissent, comme les journaux, dans toutes les grandes villes des grands pays industrialisés.
La renommée d’un joueur se mesure à cette époque d’ailleurs davantage au nombre de ses parties publiées que des tournois qu’il remporte. Pour l’amateur éclairé, perdre de belle manière contre un champion est le gage de passer à la postérité ; pour le champion, le gage d’engagements, d’invitations et donc de revenus à venir.
Alors, on fait le spectacle à tout prix. Les champions donnent des simultanées contre des amateurs, font des tournées et rencontrent la belle société de chaque ville. Le public s’émerveille des enfants prodiges et du premier « ordinateur d’échecs ».
Au XIXème siècle, le jeu d’échecs vit au rythme du progrès technique : qu’on invente le télégraphe, et on organise un match d’échecs par télégraphe ; qu’on invente le téléphone, et on improvise une rencontre. Un âge d’or dont les places fortes deviennent Berlin, Vienne, Budapest…
La géopolitique des échecs évolue comme le rapport de forces entre puissances dans la seconde moitié du XIXème siècle : l’Allemagne monte en puissance et même les États-Unis ont leur champion, un météore nommé Paul Morphy. Sa carrière fulgurante connaît son apogée avec une tournée triomphale en Europe. Ce brillant avocat retourne pourtant vers le droit et s’éteint, atteint de démence à la Nouvelle-Orléans quelques années après.
On raconte qu’il avait été très affecté par le refus de l’Anglais Staunton de le rencontrer. À cette époque, pas de championnat du monde. On se lance des défis comme on s’affronte en duel : pour l’honneur et pour la gloire.
Le jeu d’échecs, un jeu de compétition où les nations se mesurent
Bientôt, cependant, les tournois se développent, notamment dans les villes d’eau où la bourgeoisie part en villégiature : Monte-Carlo, San Remo, Carlsbad, Ramsgate, Hastings. On joue désormais pour l’argent, on va même bientôt jouer pour un titre mondial. À la fin du XIXème siècle, pas d’instances internationales pour organiser de championnat du monde.
Le champion autrichien Wilhelm Steinitz résout le problème à sa façon. Ayant battu les meilleurs joueurs du monde dans son style aride et économe, il s’autoproclame champion du monde. Charge désormais à un éventuel adversaire de réunir une bourse et de le défier. Certains s’y essaieront, sans succès.
Un Allemand va y parvenir, Emmanuel Lasker. Mieux, il conserve son titre vingt-sept ans, ce qui constitue jusqu’à aujourd’hui le plus long règne de l’histoire des échecs. Philosophe, musicien, ami d’Einstein, Lasker est un psychologue du jeu plus qu’un théoricien et cherche davantage à jouer le coup qui gênera le plus son adversaire qu’à jouer le meilleur coup dans l’absolu.
ll considère la vie comme un combat dont le jeu d’échecs serait la plus parfaite illustration. C’est à ce prix qu’en bon disciple de Schopenhauer il repousse les assauts de ses compatriotes, des autres maîtres d’Europe centrale, du jeune russe Alekhine ou du Cubain Capablanca.
José Raul Capablanca, le champion cubain, ravit à Lasker sa couronne. Parenthèse exotique dans un jeu européen ? Voire. Il n’en reste pas moins que le monde d’après-guerre est marqué par l’émergence de nouveaux pays comme l’Argentine, le Brésil ou Cuba, justement. Cette émergence se traduit aux échecs.
Comme c’est le cas depuis la naissance du jeu, aux grandes puissances les grands champions. Mais Capablanca est mieux que cela encore. Homme du monde, cultivé, raffiné, amateur d’art et de belles femmes, il est fait ambassadeur de Cuba par son gouvernement et élu homme le plus élégant du monde par la presse britannique. Il apparaît même en 1925 dans le premier film consacré au jeu d’échecs intitulé La Fièvre des échecs.
Arrivé à son summum, Capablanca est considéré comme invincible. Lui-même pense avoir atteint les limites du jeu et propose d’agrandir l’échiquier et d’y ajouter de nouvelles pièces, une impératrice et un cardinal, pour en relancer l’intérêt. Proposition sans suite…
Inutile d’agrandir l’échiquier, en réalité. Il faut juste en faire exploser les codes et les principes établis du jeu.
La révolution hypermoderne
C’est à quoi s’emploie une jeune garde qui mûrit sa révolution. Elle fut aux échecs ce que le surréalisme fut à la peinture ou à la littérature.
Cette révolution, c’est celle de l’école dite « hypermoderne ». Dadaïstes des échecs, les champions comme Réti, Tartacover, Nimzovitch édictent de nouveaux principes : il ne faut plus occuper le centre mais le contrôler à distance, moins chercher à jouer qu’à restreindre les possibilités adverses.
Pour faire déjouer son opposant, il est désormais urgent d’attendre patiemment et prudemment la faute, de susciter l’erreur. Deux armes maîtresses s’imposent : le louvoiement et les coups prophylactiques.
Ce manifeste du surréalisme échiquéen inspire de grands artistes comme Duchamp qui abandonne un temps la peinture et les ready-made pour le jeu d’échecs où il défend les couleurs de la France à plusieurs reprises aux Olympiades.
Il inspire aussi Alekhine, le champion russe blanc émigré en France. Il en tire matière à nourrir son style classique et défait Capablanca. Son règne est interrompu par le Néerlandais Euwe mais il reprend son titre et est encore champion du monde au moment où éclate la Seconde Guerre mondiale.
Vieillissant, Alekhine, qui a opté pour la nationalité française, se commet en participant à des tournois organisés par l’occupant. Il écrit des articles antisémites dans le Pariser Zeitung. Contraint ou consentant, il est sali par ses choix et fuit au Portugal où il meurt en 1946 dans des circonstances qui restent floues.
Le jeu d’échecs à l’école soviétique
Le temps des dandys est révolu. Le jeu d’échecs est devenu un enjeu politique. Les Soviétiques ont organisé le développement de masse du jeu d’échecs.
La plupart des enfants s’y exercent, non à l’école, en dépit d’une légende tenace, mais dans les komsomols qui encadrent le temps périscolaire des enfants. Au bout de quelques années de cette politique sans précédent, le régime soviétique produit un grand champion, Mikhaïl Botvinnik.
Le jeune régime avait décidé, dès 1924, d’éduquer et d’amuser les millions de paysans et d’ouvriers illettrés de la Russie post-tsariste en développant le jeu d’échecs à grande échelle. Le régime stalinien structure et encadre à outrance le monde des échecs soviétiques.
Les joueurs soviétiques sont soumis aux mots d’ordre prolétariens du régime, à sa pression et ont une mission, remporter le titre suprême, signe de la supériorité morale incontestable de leur système et preuve de la décadence de l’Occident. À ce titre, Alekhine est pire qu’un adversaire, c’est un ennemi de classe. Aussi la perspective d’un match entre lui et Botvinnik motive-t-elle particulièrement la puissante fédération soviétique.
À la mort d’Alekhine, la vacance du titre oblige la jeune Fédération internationale des échecs à intervenir. On organise un tournoi, en 1948, à La Haye et à Moscou pour désigner le nouveau champion. Botvinnik l’emporte, l’URSS triomphe. Son hégémonie va durer jusqu’en 1972.
Entre 1948 et 1972, le championnat du monde ressemble au championnat d’URSS. Botvinnik perd son titre contre Smyslov, puis le reprend ; il perd son titre contre le Letton Mikhail Tal, puis le reprend ; il perd définitivement son titre contre l’Arménien Tigran Petrossian auquel succède Boris Spassky à la fin des années 1960.
L’Histoire aurait pu continuer ainsi. Mais les systèmes les mieux huilés et les mieux organisés ne peuvent rien parfois contre le génie.
Bobby Fischer fait entrée le jeu d’échecs dans l’ère du spectacle
Ce génie a un nom, Robert James Fischer. Né en 1943 à Brooklyn, Bobby Fischer est l’homme des superlatifs. Champion des États-Unis à 14 ans, il vit par et pour le jeu d’échecs. Sa démesure est réelle et son ego n’a pas de limite.
Face à l’armada des professionnels d’État soviétiques (les meilleurs joueurs soviétiques sont en effet rémunérés à l’année pour exercer leur art), Fischer fait figure d’homme seul. Véritable météore des échecs, il réinvente dans un style souvent flamboyant le jeu d’attaque de naguère et soulève l’enthousiasme du peuple américain, pourtant peu enclin à suivre les lentes manœuvres échiquéennes.
Il faut dire que l’enjeu est de taille. Fischer se qualifie pour la finale du championnat du monde 1972 contre le soviétique Boris Spassky. En pleine guerre froide, il n’en faut pas plus pour que l’affrontement sur l’échiquier devienne la synthèse de l’affrontement idéologique, politique, militaire, économique et culturel entre les deux superpuissances. Un sommet de la période.
À Reykjavik, où se déroule le match, les journalistes du monde entier affluent en nombre. Seul manque à l’appel, la veille de la rencontre, Bobby Fischer lui-même. Il a disparu. Kissinger active les renseignements. Il retrouve Fischer, lui écrit un télégramme : « Vous êtes le dernier rempart du monde libre. » La légende raconte que Fischer hésita à venir pour des raisons anodines. Le chèque de 160 000 dollars qu’un homme d’affaires britannique signa la veille du match semble avoir joué un rôle important.
Fischer prit finalement l’avion pour l’Islande. Il l’emporta brillamment, au point que Spassky l’applaudît même à la fin de la 6ème partie. Il devint un héros célébré par les médias américains, les joueurs affluèrent dans les clubs, l’argent coula à flots. C’en était trop pour le grand Américain. Il disparut pendant vingt ans, abandonna son titre sans le défendre et finit par sombrer dans la folie.
L’ère des deux K
Encore une fois, la vacance du titre ne dura pas. Le jeune Anatoly Karpov rendit son titre et son honneur aux Soviétiques en 1975. Il le garda dix ans avant de le perdre face à un tout jeune champion, soutenu discrètement par Mikhail Gorbatchev. Ce champion s’appelle Garry Kasparov.
Son père lui a appris les échecs à 5 ans et son ascension a été fulgurante : remarqué par Alexandre Nikitine, le jeune Garry n’a que 10 ans quand il intègre en août 1973 l’école prestigieuse de M. Botvinnik, père de l’École soviétique d’échecs.
Champion du monde junior à 17 ans, il occupe déjà trois ans plus tard la première place au classement mondial devant Anatoly Karpov auquel il prend la couronne suprême en 1985 à seulement 22 ans, après un duel épique. Il conservera ce titre quinze ans et atteindra le meilleur classement Elo de l’histoire avec 2851 points en 1999, année de toutes les réussites. Kasparov ne cédera son titre qu’en 2000 à son jeune compatriote Vladimir Kramnik.
Fougueux, résolument en faveur de la perestroïka et de la glasnost, le jeune Garry incarnait si bien la réforme du système face à l’apparatchik Karpov qu’il intitulera son autobiographie L’Enfant du changement. Il a apporté beaucoup au jeu d’échecs, notamment en aidant à sa médiatisation et à sa démocratisation. Il a aussi provoqué une scission avec la FIDE qui a plongé le monde des échecs dans une période de flou où deux championnats du monde concurrents ont existé dans les années 1990 à l’instar de la boxe.
L’URSS disparue, la Russie dominait toujours. Mais encore une fois, le basculement sur l’échiquier géopolitique et la mondialisation allaient consacrer deux nouvelles puissances échiquéennes, la Chine et l’Inde. En 2011, la championne du monde est chinoise, le champion du monde, indien.
Depuis, un nouveau génie des échecs est apparu. Magnus Carlsen, un jeune Norvégien, devient champion du monde en 2013, à 23 ans. Il bat le record de classement de Garry Kasparov avec un Elo de 2872. Par la suite, l’intelligence artificielle a permis d’entériner la supériorité de la machine sur l’homme.
Aucun champion n’est plus en mesure de se confronter à des monstres comme le logiciel Alphazero. Mais pour autant, cela n’affecte en rien la fascination des humains pour ce jeu, comme l’a récemment montré le succès de la série The Queen’s gambit.
Bibliographie
Jérôme Maufras, Gérard Vaysse, Apprendre avec le jeu d'échecs de l'école au collège, éd. Olibris, 2013.
Jérôme Maufras, Le Jeu d'échecs, Collection Que Sais-je ?, 2005.
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