Bel exploit ! La France serait le pays où l'on s'embrasse le plus. Petit bécot, bisou trompette ou gros baiser mouillé, on adore ! Mais d'où vient cette étrange habitude ? Faut-il y voir un reste d'animalité ou au contraire une étonnante démonstration de civilité ?
Mis en sommeil par l'arrivée de la Covid 19, cet art du rapprochement, plus ou moins fébrile selon les circonstances et les siècles, mérite bien un petit retour en arrière... en toute discrétion.
En préliminaires
On a tous en tête les images de nos compagnons à deux ou quatre pattes, oiseaux, éléphants et même tortues, en train de s'embrasser tendrement. Alors pourquoi pas nous ?
Pourquoi n'aurions-nous pas adopté ce geste si simple pour lier connaissance et échanger quelques informations olfactives ?
Nos ancêtres préhistoriques, à la manière de nos cousins singes aujourd'hui, devaient certainement s'adonner à ce petit rapprochement... Mais est-ce si sûr ? S'il est vrai que près de 90 % des cultures humaines le pratiquent, il faut savoir que de nombreux peuples, comme les Inuits ou certains groupes africains, nous observent avec dégoût échanger nos salives riches de millions de bactéries. Quant aux Américains, n'essayez surtout pas de leur claquer la bise ! « Yuck (beurk) » ...
Pourtant, faire entrer en contact nos museaux comporte de nombreux avantages. Les bienfaits commenceraient dès le berceau avec une fonction calmante pour les tout-petits couverts de gros poutous. Vous préférez le « french kiss » ? Oubliez alors les salles de sport puisque vous allez brûler des calories, faire travailler votre rythme cardiaque et votre capacité respiratoire.
Quant au stress, il est battu à plates coutures puisque le baiser non seulement favorise la dopamine, l'hormone du bonheur, mais est aussi une des rares activités où l'on oublie tout, factures et rendez-vous. Alors, pourquoi s'en passer ?
Dis-moi qui tu embrasses…
Dans l'Égypte ancienne, en tous cas, on ne s'en est pas privé. Si les représentations amoureuses y sont rares, on sait que le baiser y avait été adopté comme symbole du don de la vie.
On trouve en effet des bas-reliefs représentant dieux et pharaons bouche-à-bouche, l'un insufflant la vie à l'autre. Mais c'est lors du règne d'Akhenaton que le baiser se fait plus banal puisque Pharaon aime témoigner ainsi de son amour pour les siens. Il est bien le seul !
L'Égypte reste dans l'ensemble bien pudique, loin du geste de « lécher et de boire l’humidité des lèvres » et de « renifler avec la bouche » que l'on trouve dans les textes sanskrits du XVe siècle av. J.-C.
À Babylone aussi, on y voyait avant tout un signe de respect : la tablette de l'Enuma Elish, au VIIe siècle av. J.-C., en fait mention comme marque de salutation et de supplique, tradition toujours vivace chez les Perses si l'on en croit Hérodote : « Lorsque deux Perses se croisent en chemin, voici par quoi l’on peut reconnaître qu’ils sont du même rang : au lieu de prononcer des formules de politesse, ils s’embrassent sur la bouche ; si l’un d’eux est d’un rang quelque peu inférieur, ils s’embrassent sur les joues » (L'Enquête, Ve siècle av. J.-C.). Quant aux subalternes, il ne leur reste que le pied de leur interlocuteur à honorer...
Concours de baisers
Pauvre Priam ! Que n'eût-il donné pour ne pas avoir à couvrir les mains d'Achille de baisers pour reprendre la dépouille de son fils Hector !
Mais chez les Grecs, on est tactile, que ce soit dans les drames ou dans la joie : « De même qu'un père tendre embrasse son fils bien aimé lorsqu'il revient d'une terre lointaine après dix ans d'absence […], de même Eumée embrasse et serre dans ses bras le divin Télémaque » (Homère, L'Odyssée, Ve siècle av. J.-C.).
Si dans la mythologie, le roi des dieux ne se gêne pas pour l'utiliser afin de faire honneur à ses belles, en société le baiser est signe d'hommage, comme dans cet étrange « concours du baiser » organisé à Mégare en l'honneur du sacrifice d'un jeune guerrier : « La jeunesse se dispute à l'envi le doux prix du baiser, et là, celui qui sait le mieux poser une bouche aimable sur une bouche amoureuse, retourne auprès de sa mère, couronné de fleurs. Heureux l'arbitre de ces jeux ! » (Théocrite, Idylles, IVe siècle av. J.-C.).
Embrasser la bouche reste cependant l'exception, du moins jusqu'au IVe siècle av. J.-C. qui voit Alexandre le Grand en rapporter la pratique depuis la Perse. Ses contemporains y prirent goût au point de lui permettre de devenir, dans les siècles suivants, un art.
Une affaire de petite bouche
Les Romains, grands connaisseurs, s'appliquaient à différencier le baiser sur la main ou la joue (osculum : « petite bouche »), de celui sur les lèvres (basium, à l'origine inconnue) et de l'impudique suavium (« doux »).
Une affaire sérieuse avec laquelle on ne plaisante pas ! Le baiser devient même une preuve juridique avec la création dans les dernières décennies de la République d'une loi (ius osculi, « le droit du baiser ») : pour savoir si une femme n'avait pas de mauvais penchants pour l'alcool, les membres masculins de sa famille étaient autorisés à l'embrasser pour en surveiller l'haleine.
Mais c'est bien sûr lors des banquets que les baisers sont à l'honneur, occasions pour les poètes de montrer leur savoir-faire en s'adressant à leur maîtresse : « Donne-moi mille baisers, et puis cent, et puis mille autres, puis une seconde fois cent, puis encore mille autres, puis cent. Ensuite, lorsque nous nous serons embrassés des milliers de fois, nous brouillerons les comptes pour ne plus les reconnaître, de peur qu'un esprit malin ne puisse nous jeter le mauvais oeil, lorsqu'il connaîtra le nombre de nos baisers » (Catulle, Elégies, Ier siècle av. J.-C.).
Pétrone, moins poétique mais certainement plus fidèle à l'usage trivial du bécot, n'hésite pas à évoquer les talents d'une jeune femme en la qualifiant de « plus joli nid de baisers qui fût au monde » (Satyricon, Ier siècle).
Cette passion pour les embrassades ne pouvait pas être sans conséquences : au fil des siècles et des conquêtes, les Romains firent voyager le baiser au point de l'acclimater à la plupart de leurs territoires.
Le souffle de Dieu
Pour ceux qui doutent encore du pouvoir du baiser, il suffit de relire les premières lignes de la Bible : « Dieu forma l'homme […] il insuffla dans ses narines un souffle de vie, et l'homme devint une âme vivante » (Genèse).
Oubliez Michel-Ange et sa création d'Adam du bout du doigt ! À l'origine de l'homme se trouve bien un baiser, symbole de l'amour de Dieu pour sa créature. De l'amour, il en est aussi largement question dans le Cantique des cantiques qui s'ouvre sur une apologie inattendue des douceurs de la bouche :
« Qu'il me baise des baisers de sa bouche ! […]
Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée ;
Il y a sous ta langue du miel et du lait […]
Tes dents sont comme un troupeau de brebis tondues,
Qui remontent du bain ; […]
Tes lèvres sont comme un fil de pourpre,
Et ta bouche est comme une moitié de grenade, derrière ton voile ».
Ce texte d'une audacieuse sensualité, encore objet de débats, n'a guère inspiré les artistes qui lui ont préféré au fil des siècles une vision beaucoup plus douce du baiser, celui donné par Marie à son enfant.
Ces Vierges de tendresse, particulièrement nombreuses dans l'art orthodoxe, ne peuvent faire oublier que le dernier baiser reçu par Jésus fut celui du traître Judas : « Jésus lui dit : “Judas, c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ? ” » (Évangile selon saint Luc, Ier siècle).
Cet épisode n'a pu cependant altérer la valeur de ce geste qui a longtemps gardé dans l'Église son aspect symbolique appelant à la fraternité : comme saint François accordant un baiser à un lépreux, les fidèles étaient invités au cours de la célébration eucharistique à un « baiser de paix » voulu par saint Paul.
Une convivialité toute chevaleresque
Quoi de plus banal que le baiser au Moyen Âge ? Dans cette période peu pudibonde, hommes et femmes aiment à goûter dans l'intimité à cette marque de tendresse.
Mais attention aux excès ! Un bas-relief de la cathédrale d'Amiens nous rappelle qu'il est le premier pas vers la luxure. En public, le baiser est avant tout un geste ritualisé qui rappelle le geste de bienvenue en vogue dans l'Antiquité. Honorifique, ce type de baiser n'est pas interdit aux femmes, comme le montre l'épisode où Iseult reçoit pour la première fois Tristan en l'embrassant.
Il est aussi pratiqué entre seigneur et vassal au moment des cérémonies d'hommage pour souligner l'égalité des deux partenaires. On le donne alors lèvres closes mais avec fermeté pour sceller le pacte, à la façon d'un mariage, entre représentants de la caste guerrière animés par le même « amor » viril.
Il est en effet le signe visible de la profonde amitié qui pouvait naître entre chevaliers, lien particulier qui se manifestait également par l'habitude de se prendre par la main et dormir dans le même lit.
Mais peu à peu, avec l'évolution de la société et l'avènement de la bourgeoisie, les rites anciens n'ont plus la faveur et le baiser retourne dans ses foyers.
Rédigé en 1170 par le normand Béroul, Le Roman de Tristan raconte comment le jeune homme parvint à séduire Iseult dont il avait pourtant tué l'oncle, le géant Morholt. Reconnaissant le courage du chevalier, elle lui pardonne...
« Iseult rejeta la grande épée et prit en mains le bliaut de Tristan. Elle y vit le cheveu d’or et se tut longuement ; puis elle baisa son hôte sur les lèvres en signe de paix et le revêtit de riches habits. […]
Mais Iseult s’agenouilla à ses pieds :
« Père, donnez-moi d’abord le baiser de merci et de paix, en signe que vous le donnerez pareillement à cet homme ! »
Quand elle eut reçu le baiser, elle alla chercher Tristan et le conduisit par la main dans l’assemblée. […] un grand cri retentit : « C’est Tristan de Loonnois, c’est le meurtrier du Morholt ! » Les épées nues brillèrent et des voix furieuses répétaient : « Qu’il meure ! »
Mais Iseult s’écria : « Roi, baise cet homme sur la bouche, ainsi que tu l’as promis ! »
Le roi le baisa sur la bouche, et la clameur s’apaisa » (Joseph Bédier, Le Roman de Tristan et Iseult, traduction de 1900).
« Baise m’encor, rebaise-moi et baise »
Donne m’en un de tes plus savoureux,
Donne m’en un de tes plus amoureux » (Louise Labé, Sonnets, 1555).
Quelle audace, cette Louise ! Mais la seule audace que les contemporains voyaient dans ce poème, c'est qu'une femme ose dévoiler ses sentiments.
Il faut en effet encore attendre quelques décennies pour que le mot acquière sa connotation purement érotique en perdant ses autres symboliques. Fini, le baiser de paix : désormais les fidèles doivent poser leurs lèvres sur une tablette, l'osculatoire.
Enterré, le baiser d'hommage face à la multiplication des châtelaines bien décidées, elles aussi, à devenir maîtresses de leur fief sans avoir à embrasser quiconque. Avec lui disparaît le baiser d'amitié remplacé par une simple accolade.
Ayant perdu son caractère sacré, il ne peut guère trouver refuge auprès des poètes qui préfèrent mettre en avant l'implacable pouvoir des yeux, seuls capables d'embraser l'amant. Celui-ci ne fera appel aux lèvres de sa chère et tendre que pour apaiser, telle une douce fontaine, ce mal qu'Amour a fait naître en lui.
Et encore se méfie-t-on, alors que de nouvelles maladies frappent l'Europe, de ces « baisers en pigeonne » qui semblent bien imprudents tant ils sont « savoureux, gloutons et gluants » (Montaigne) : « Or ceux qui sont trop lascifs voulurent bougrement / Baiser la langue en bouche eurent tous la vérole » (L'Enfer de la mère Cardine, 1583).
Cela n'empêche nullement les artistes de s'approprier le motif, multipliant avec plaisir les scènes mythologiques. Heureusement pour eux Jupiter est là pour varier les motifs. Il embrasse en effet à tout-va sous des formes on ne peut plus variées : femme, cygne et même nuage ! Quel talent !
Que vous avez de grandes dents !
On connaît tous l'histoire : c'est sur un dernier baiser que Roméo et Juliette se séparent pour l'éternité :
« Je meurs ainsi… sur un baiser ! (Il expire en embrassant Juliette. […] Juliette s’éveille et se soulève.) […] Je veux baiser tes lèvres : peut-être y trouverai-je un reste de poison dont le baume me fera mourir… (Elle l’embrasse.) » (William Shakespeare, Roméo et Juliette, 1597). C'est donc à la fois la vie et la mort que reçoit Juliette avec ce baiser.
D'autres personnages de l'époque ont été plus chanceux, comme la Belle au bois dormant : un baiser, et c'est la résurrection ! Mais Charles Perrault connaissait aussi les dangers d'approcher de trop près la bouche des personnes inconnues. Son Petit Chaperon rouge, trop naïve, en fit les frais (Histoires, 1697). D'ailleurs, ne dit-on pas d'une fille qu'elle est belle à croquer ?
On voit ici que le geste, symbole de la passion chez les uns, peut aussi devenir fatal pour d'autres.
Riche de son ambiguïté, le « baiser de la mort » connaîtra plus tard le succès chez les vampires comme chez les mafieux, qui l'utilisaient pour condamner un traître. Mais, heureusement pour nous, c'est en tant que marques d'amour et de simple civilité que les embrassades se multiplièrent au XVIIe siècle.
« Baiserai-je ? » demande ainsi Diafoirius le balourd, intimidé par sa nouvelle fiancée (Molière, Le Malade imaginaire, 1673). Pas de reculade : les dames devaient alors se prêter de bonne grâce à cette politesse toute innocente qui consistait souvent en un simple effleurement de la joue ou de la coiffe. Largement suffisant pour ces messieurs de l'époque classique, trop soucieux de leur précieux maquillage !
Dans cette nouvelle, Guy de Maupassant imagine les conseils d'une tante attentionnée et... expérimentée.
« Sais-tu d’où vient notre vraie puissance ? Du baiser, du seul baiser ! […] mais, en vérité, au point de vue purement, ou, si tu préfères, impurement sensuel, [les baisers] sont détestables.
Réfléchis. Il fait froid dehors. La jeune femme a marché vite ; la voilette est toute mouillée par son souffle refroidi. Des gouttelettes d’eau brillent dans les mailles de la dentelle noire. L’amant se précipite et colle ses lèvres ardentes à cette vapeur de poumons liquéfiée.
Le voile humide, qui déteint et porte la saveur ignoble des colorations chimiques, pénètre dans la bouche du jeune homme, mouille sa moustache. Il ne goûte nullement aux lèvres de la bien-aimée, il ne goûte qu’à la teinture de cette dentelle trempée d’haleine froide.[...]
Crois-en mon expérience. D’abord, n’embrasse jamais ton mari en public, en wagon, au restaurant. C’est du plus mauvais goût ; refoule ton envie. Il se sentirait ridicule et t’en voudrait toujours.
Méfie-toi surtout des baisers inutiles prodigués dans l’intimité. Tu en fais, j’en suis certaine, une effroyable consommation.
Parbleu, ma chérie !
Oh ! prends garde à cela. Nous avons toutes cette sotte manie, ce besoin inconscient et bête de nous précipiter aux moments les plus mal choisis : quand il porte un verre plein d’eau, quand il remet ses bottes, quand il renoue sa cravate, quand il se trouve enfin dans quelque posture pénible, et de l’immobiliser par une gênante caresse qui le fait rester une minute avec un geste commencé et le seul désir d’être débarrassé de nous.
Surtout ne juge pas insignifiante et mesquine cette critique. L’amour est délicat, ma petite : un rien le froisse ; tout dépend, sache-le, du tact de nos câlineries. Un baiser maladroit peut faire bien du mal.
Expérimente mes conseils.
Ta vieille tante,
Colette » (« Le Baiser », 1882).
Une pierre sur un pot de fleurs
Le siècle du libertinage fut d'abord celui des baisers honnêtes : « Les pères et mères doivent baiser leurs enfants au front » conseille Furetière en 1690. On ne veut plus voir de jeunes filles sauter au cou de leur père en les qualifiant de « petit papa mignon », comme chez Molière (Le Malade imaginaire). Un peu de tenue !
Louis-Sébastien Mercier, observateur des mœurs de la fin du XVIIIe siècle, s'émeut lui aussi de voir « ces museaux épais, qui vont tomber sur ces visages de roses : c'est une pierre qui tombe sur un pot de fleurs » (Le Tableau de Paris, 1781).
Même Voltaire, pourtant difficile à choquer, se plaint des marques de tendresse de sa protégée : « C'est la vie qui embrasse la mort ». Les Lumières seraient-elles devenues pudiques ? En fait, sur la nouvelle Carte du Tendre, le baiser est non plus la récompense mais désormais la première étape vers la concrétisation de l'amour.
Occulté au siècle précédent, peut-être sous l'influence de la Contre-Réforme, il revient alors en force dans l'Art sous le pinceau de Fragonard ou Boucher qui en font le symbole des « dernières faveurs » que ne vont pas manquer d'accorder leurs personnages.
Le siècle de Sade signe ainsi la mort du baiser sacré qui vit ses derniers soubresauts en juillet 1792 grâce à la bonne volonté de l'abbé Lamourette : en plein débat sur la « patrie en danger », il parvient à convaincre les députés de s'adonner à une séance d'embrassade générale en signe de réconciliation. Las ! « Le baiser Lamourette » n'eut pas de lendemain.
Voilà un baiser qui n'a pas laissé indifférent ! Pourtant, lorsque Rodin l'a imaginé, il pensait bien qu'il ne ferait guère de vagues au milieu des 200 statuettes de sa Porte de l'Enfer.
Représentant Francesca et Paolo, couple tragique de La Divine Comédie de Dante, ces personnages se sont vite révélés d'une telle force que le sculpteur leur a donné autonomie et taille humaine. Mais pourquoi ce chaste baiser est-il devenu une des œuvres françaises les plus connues au monde ? Écoutons le témoignage du journaliste Gustave Geffroy : « La tête de l'homme est penchée, celle de la femme est levée, et les deux bouches se rencontrent en un baiser où se scelle l'union intime de deux êtres. Par une extraordinaire magie de l'art, il est visible, ce baiser, à peine indiqué à la rencontre des lèvres, il est visible, non seulement à l'expression des visages recueillis, mais encore à tout le frisson qui parcourt ces deux corps de la nuque aux talons [...]. Mais à quoi sert de dire, dans d’impuissantes phrases alternées, cet enlacement où il y a, à la fois, du désir et de la chasteté, de la protection et de la confiance, de la joie réfléchie et du navrement inconscient ? » (La Vie artistique, 1892-1903). Tout le monde ne fut pas aussi enthousiaste : la police de Tokyo, où devait avoir lieu son exposition en 1927, demanda à ce que cette oeuvre jugée indécente soit cachée des regards.
Comme une abeille
Au XIXe, avec le triomphe de la bourgeoisie, le baiser connaît quelque disgrâce. Trop roturier ! Protégeons les bonnes manières, c'est-à-dire gardons désormais nos distances.
Les jeunes filles se doivent de rester « sobres d'embrassades » comme le leur conseillent les manuels de savoir-vivre. En famille, un baiser sur la joue ou le front suffira.
L'acte est en effet désormais totalement sexualisé, et les Romantiques ne l'évoquent que pour mieux représenter l'extrême passion. On trouvera ainsi peu de baisers dans la poésie « tout public » de Hugo, qui préfère les réserver à sa maîtresse Juliette : « Vous avez raison. Il faut s'aimer, et puis il faut se le dire, et puis il faut se l'écrire, et puis il faut se baiser sur la bouche, sur les yeux, et ailleurs. [...] Baisez-moi, belle Juju ! ».
Il faut dire que les auteurs, fascinés par la mort, y voient trop souvent le tout dernier hommage, fatal. « J'ai peur d'un baiser / Comme d'une abeille » dira Paul Verlaine dans « A poor young shepherd » (1891).
Dans le même temps, le geste est mis en avant comme un substitut à l'acte sexuel, sans risque pour ces dames de perdre leur précieuse virginité ou pour ces messieurs de succomber à quelque maladie honteuse.
Déchiré entre la morale et la révolte, le XIXe siècle produit alors des œuvres aussi différentes que le chaste Baiser de Rodin (1889) et celui, tout droit tiré d'une scène de maison close, de Toulouse-Lautrec, du même titre (1893). À chacun son public.
Pas facile d'embrasser Albertine... Dans cet extrait d'À la recherche du temps perdu, le porte-parole de Marcel Proust en fait la cuisante expérience.
« […] dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c’est dix Albertines que je vis ; cette seule jeune fille étant comme une déesse à plusieurs têtes, celle que j’avais vue en dernier, si je tentais de m’approcher d’elle, faisait place une autre. Du moins tant que je ne l’avais pas touchée, cette tête, je la voyais, un léger parfum venait d’elle jusqu’à moi. Mais hélas ! — car pour le baiser, nos narines et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites — tout d’un coup, mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez s’écrasant ne perçut plus aucune odeur, et sans connaître pour cela davantage le goût du rose désiré, j’appris à ces détestables signes, qu’enfin j’étais en train d’embrasser la joue d’Albertine » (Marcel Proust, Du Côté de Guermantes, 1922).
En convalescence
Le meilleur baiser ? Avec une moustache, bien sûr ! Tous les poilus en sont persuadés, eux qui ensevelissent leurs belles sous des tonnes de cartes postales représentant de tendres couples en action.
On est loin des embrassades, certes fort jolies, que l'on peut admirer sur les tableaux du viennois Gustav Klimt. L'heure est plutôt aux promesses à distance pour ces couples déjà formés, le premier baiser ne pouvant, en théorie, n'être donné qu'après les fiançailles.
Se méfiant de cet aspect coquin, la très haute société lui préfère le baisemain, vieux reste de l'amour courtois remis à la mode seulement après la Grande Guerre. Très codifié, ce summum du savoir-vivre et de la galanterie est réservé aux femmes ne craignant plus les assauts des galants.
À ce spectacle quelque peu suranné, le public préfère celui des « amoureux qui se bécotent sur les bancs publics », chers à Brassens et aux photographes des années 50 qui en font le symbole de l'insouciance à la française. C'est ainsi que le Baiser de l'Hôtel de ville de Robert Doisneau va faire le tour du monde, invitant chacun à venir goûter au romantisme parisien.
Moins torride mais tout aussi symbolique est la reproduction graphique sur le mur de Berlin d'un baiser de l'amitié à la russe qu'ont échangé en 1979 Leonid Brejnev et Erich Honecker, dirigeants de l'Union soviétique et de la RDA.
Le baiser se fait message ou provocation, à l'exemple de la publicité Benetton mettant en scène un prêtre et une sœur. Aujourd'hui, après avoir quelque peu déserté les rues ces dernières années, il serait devenu impraticable, victime de la Covid-19.
Serait-ce la fin du baiser ? Rien n'est moins sûr si l'on reste persuadé, comme Pierre Perret, qu'« un baiser, c'est du fuego, c'est pas de la bave d'escargot » !
Avec un art inégalé de la formule, Raymond Queneau nous raconte une scène (presque) banale de baiser…
« À la terrasse du café, des couples pratiquaient le bouche à bouche, et la salive dégoulinait le long de leurs mentons amoureux ; parmi les plus acharnés à faire la ventouse se trouvaient Lamélie et un ératépiste [de la RATP], Lamélie surtout, car l’ératépiste n’oubliait pas de regarder sa montre de temps à autre vu ses occupations professionnelles. Lamélie fermait les yeux et se consacrait religieusement à la languistique.
Vint la minute de séparation ; l’ératépiste commença lentement les travaux de décollement et, lorsqu’il fut parvenu à ses fins, cela fit flop. Il s’essuya du revers de la main et dit :
- Faut que je me tire.
Et il répandit un peu de bière sur ses muqueuses asséchées. […]
Le garçon s’approche pour encaisser. À ce moment, Lamélie se jette sur son ératépiste et repique au truc. L’autre se voit obligé de s’exprimer par signes, faciles d’ailleurs à comprendre. Le garçon ramasse la monnaie. Le spectacle ne l’excite pas du tout. Il s’éloigne.
L’ératépiste entreprend un nouveau décollement.
Il y parvient en douceur et cela fait de nouveau flop. Il s’essuie les lèvres du revers de la main et dit :
- Cette fois-ci, il faut que je me tire » (Les Fleurs bleues, 1965).
En gros plan
Ah, le baiser de cinéma ! Rien qu'à l'évoquer, notre imagination s'enflamme : Michèle Morgan et Jean Gabin dans Quai des brumes (1938), Vivien Leigh et Clark Gable dans Autant en emporte le vent (1939) ou La Belle et le Clochard emmêlés au-dessus d'un plat de spaghettis, chacun a son couple favori, sa scène préférée. Pourtant, quoi de plus artificiel ?
On peut encore percevoir aujourd'hui la gène des comédiens du film The Kiss (1896) resté célèbre pour comporter le premier baiser sur grand écran. On peut aussi remarquer que c'est l'homme, à grands coups de trémoussements de moustache et de clins d'oeil, qui prend l'initiative. Il la prendra encore pendant les grandes années du cinéma hollywoodien, obligeant ces dames à des contorsions renversantes pour répondre à la passion feinte de leur partenaire.
Avec l'arrivée en 1934 du code Hays instituant un droit de regard moral sur les productions, les réalisateurs vont rivaliser d'imagination. C'est la naissance du fameux « lever de pied » auquel doit se livrer la comédienne en pleine pâmoison, attitude cocasse qui est surtout destinée à moquer une des règles de la censure, stipulant que dans les scènes d'amour un pied doit toujours rester au sol !
Les personnages n'ont pas le droit de s'embrasser plus de 30 secondes ? Alfred Hitchcock, roi du contournement, demande à ses Enchaînés, Ingrid Bergman et Cary Grant, d'entrecouper leurs effusions de quelques mots de dialogue pour tenir pas moins de 3 minutes. Par la suite, la levée des interdictions et la libéralisation de la société auraient pu faire penser que le baiser, bien fade au milieu de scènes plus explicites, avait perdu tout intérêt.
Pourtant nous continuons à attendre ce qui reste l'acmé d'un film, l'instant où le scénario bascule. Et qu'importe si l'héroïne en ressort avec un rouge à lèvres intact, c'est le rêve qui compte !
Une dernière bise ?
Renvoyé dans ses chaumières à la Renaissance, le « bouche-à-bouche » convivial laisse place à un « bouche-à-joue » plus discret, la fameuse bise.
D'abord réservée à un cercle d'intimes, plus populaire en campagne que dans les milieux aisés, elle a longtemps été une marque de familiarité utilisée entre femmes avant de gagner toute la société dans les années 1970.
À l'heure où la liberté devient une priorité, pourquoi s'interdire une petite bise ? C'est du moins l'avis de la jeune génération qui commence alors à se bisouter à tout bout de champ sous le regard étonné des plus anciens. Entre collègues, entre garçons, et pourquoi pas sur la joue du patron ?
Finalement il a bien fallu que la bise, comme le baiser, se plie à des codes qui laissent nos visiteurs du bout du monde quelque peu perplexes. À qui, combien, sur quelle joue... Autant de questions qui rendent la cérémonie fort périlleuse ! D'aucuns ont donc dû se sentir bien soulagés de la mise entre parenthèses de cette tradition en période d'épidémie.
Alors, faudra-t-il ne plus se claquer la bise ? Gageons qu'avec les temps meilleurs reviendra ce besoin d'aller se confronter à l'autre, nous obligeant à abandonner la vue pour faire confiance au toucher... et à l'odorat. N'est-ce pas finalement très animal ?
C'est certainement une des plus belles définitions du baiser que nous offre le timide Cyrano dans sa déclaration d'amour masquée à sa cousine Roxane. On y retrouve la volonté de minimiser l'acte, caractéristique du XIXe siècle :
« CYRANO, à Christian :
Il viendra, ce moment de vertige enivré
Où vos bouches iront l’une vers l’autre, à cause
De ta moustache blonde et de sa lèvre rose ! […]
ROXANE :
C’est vous ?
Nous parlions de… de… d’un…
CYRANO :
Baiser. Le mot est doux !
Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose ;
S’il la brûle déjà, que sera-ce la chose ? […]
Des larmes au baiser il n’y a qu’un frisson !
ROXANE :
Taisez-vous !
CYRANO :
Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ?
Un serment fait d’un peu plus près, une promesse
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ;
C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,
Une communion ayant un goût de fleur,
Une façon d’un peu se respirer le cœur,
Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme ! »
(Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897).
Bibliographie
Serge Bramly, Les Baisers, éd. Flammarion, 2012,
Le Baiser, premières leçons d'amour, éd. Autrement, 1997.
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