Porte-parole des crises du capitalisme dans l’entre-deux-guerres, Antonio Gramsci participe à la création du Parti communiste italien avant d'en prendre la tête. Si le régime fasciste de Mussolini le jette en prison, l'intellectuel marxiste en profite pour mettre par écrit grand nombre de ses théories. On lui doit notamment la théorie de l’hégémonie culturelle selon laquelle il faut mener un combat des idées avant de renverser un système politique.
Redécouvrons les thèses et la vie de l’une des références du marxisme du XXème siècle, qui connaît un regain d’intérêt dans le contexte d’instabilité politique de ce XXIème siècle, du moins dans l'extrême-gauche déboussolée par l'échec du marxisme-léninisme.
Antonio Francesco Sebastiano Gramsci naît à Alès, en Sardaigne, le 22 janvier 1891. Ses parents sont lettrés, fait rare pour la mère car seul 6 à 7% de femmes sardes savent lire et écrire. Gramsci sent alors très tôt le poids de l'exigence culturelle. Alors qu’il n’a que sept ans, son père, Francesco Gramsci, est arrêté pour détournement de fonds en 1898 et condamné à cinq ans de prison. Avec ses six frères et sœurs, il est élevé par sa mère Giuseppina dont il est très proche. La solidarité, il en fait l'expérience en famille mais aussi au sein de la communauté de son village. Le lien social est favorisé par l'insularité de la Sardaigne mais aussi, et surtout, par le mépris et le paternalisme dont fait preuve le royaume d'Italie, né en 1861, à l'endroit des Sardes qui se forgent un caractère en conséquence. Si Gramsci écrira en italien, ce sera toujours avec une plume sarde.
À douze ans, Gramsci est contraint de quitter l’école pour travailler afin d'aider sa mère à joindre les deux bouts. Il souffre énorément de devoir porter de lourds registres du cadastre. S'il est doté d'un beau visage et d'une belle chevelure, l'enfant a une santé fragile et une déformation dans le dos. Le médecin du village ne pose aucun diagnostic. Ce n’est qu’en 1933 qu’on lui trouvera un mal de Pott, une tuberculose osseuse à cause de laquelle il ne dépassera jamais la taille de 1 mètre 51. Quand son père sort de prison et retrouve un emploi au bureau du cadastre, le jeune garçon reprend lui ses études. Au lycée Dettori, à Cagliari, il s’intéresse de près à la presse et lit les articles du philosophe, historien et homme politique Benedetto Croce.
En deuxième année, il attire l’attention de son professeur Raffa Garzia qui lui confie une carte de presse pour l’été 1910 et lui permet de publier ses premiers articles. En parallèle, Gramsci découvre le milieu du prolétariat sarde, son frère s'étant rapproché du parti socialiste. Il est marqué par la répression féroce des mineurs qui se mettent en grève pour revendiquer de meilleures conditions de travail. Sa culture libérale se teinte alors de socialisme.
Bon élève, Gramsci gagne une bourse et part étudier la linguistique à l'université de Turin. Familier de la solidarité qu'il a toujours connu en Sardaigne, il vit très mal l'expérience de la solitude à laquelle s'ajoute une certaine misère. Le ventre vide, il fait les cent pas dans sa chambre d'étudiants pour se réchauffer. Sa meilleure compagnie, c'est la lecture, pour laquelle il développe un goût quasi-pathologique.
Il rencontre alors de jeunes socialistes, comme Togliatti, futur leader du parti communiste, et Angelo Tasca, sensible aux syndicats qui emmène un peu plus Gramsci vers la cause du prolétariat. Et les prolétaires sont nombreux à Turin, ville industrielle, ville de la Fiat.
En 1913, Antonio Gramsci adhère au Parti socialiste italien (PSI) dont Benito Mussolini est alors l'un des membres les plus influents. Il publie des articles dans l'hebdomadaire socialiste de Turin, L'Avanti !, et se fait remarquer par son analyse fine de la vie culturelle turinoise. À noter qu'il est l'un des premiers à mettre en avant le génie du théâtre de Luigi Pirandello. Déjà, sa grande idée est là : Gramsci veut élever le prolétariat.
Lorsque la guerre éclate et que l’Italie y prend part en mai 1915, Gramsci n’est pas mobilisé à cause de sa santé fragile. Le journaliste se fait chroniqueur de l’actualité de son pays en continuant de prendre le point de vue des classes sociales dominées. C'est après la Première guerre mondiale qu'il se fait connaître, notamment grâce à un article publié le 5 janvier 1918 dans Il Grido del popolo : « La Révolution contre le Capital ». Il y délivre une analyse audacieuse de la Révolution russe qui vient d'éclater à Petrograd. Le 1er mai 1919, Gramsci fonde avec ses amis socialistes Tasca, Togliatti et Terracini l'hebdomadaire Ordine nuovo à l'adresse de la classe ouvrière.
Mais le mouvement socialiste éclate au congrès de Livourne en janvier 1921. Un courant reste attaché à la Deuxième Internationale, un autre adhère à la Troisième Internationale. Gramsci et ses camarades de l’Ordine nuovo font scission et donnent naissance au Parti communiste italien (PCI). Le mois précédent, les socialistes français ont connu le même psychodrame au congrès de Tours, aboutissant à la naissance du Parti communiste français.
Gramsci ne voit pas la montée d'une nouvelle force en Italie, le fascisme, car, repéré par des agents de la Troisième Internationale, il est invité à Moscou en 1922. Tombé malade dès son arrivée, il séjourne dans un sanatorium et y rencontre son épouse Giulia Schucht. Il noue également une relation très forte avec sa belle-soeur Tatiana.
S'il ne fait pas grand chose en Union soviétique, il y développe sa stratégie des alliances et s'oppose ainsi à Bordiga, homme fort du Parti communiste qui préfère faire cavalier seul. De retour en Italie en 1924, Gramsci travaille avec ferveur à la bolchevisation du Parti Communiste italien au point d’en exclure les « trotskistes », Bordiga et ses amis, au IIIème congrès à Lyon en 1926. Il s'impose ainsi comme chef du parti.
Mais son pays a bien changé. Mussolini, après sa marche sur Rome d’octobre 1922, est devenu chef du gouvernement. La Chambre et le Sénat lui votent les pleins pouvoirs en novembre 1922. Profitant de cette dictature légale, Mussolini installe un régime autoritaire. Le 3 janvier 1925, il revendique l’assassinat du député et secrétaire général du parti socialiste, Giacomo Matteotti, et annonce le début de la dictature.
Prenant prétexte d'un attentat contre Mussolini, le ministre de la Justice, Rocco, met au point des « lois de défense de l’État » (dites « fascistissimes ») que le Parlement vote en novembre 1926. Les pouvoirs du président du Conseil sont élargis, les administrations épurées, les conseils municipaux supprimés, la presse et la radio soumises à la censure, les syndicats et les organisations politiques non fascistes sont interdits.
Gramsci, toujours à la tête du parti communiste, est arrêté le 8 novembre 1926. Il est condamné à vingt ans de prison. D’abord dans sa prison de Turi, dans les Pouilles puis, après plusieurs demandes insistantes de sa belle-soeur Tatiana, qui met en avant ses problèmes de santé, de Formia, dans le Latium puis dans une prison de santé à Rome. Mal soigné, il est torturé et réveillé sans arrêt par des gardiens qui fouillent sa cellule nuit et jour. Au fil de son emprisonnement, il obtient quelques améliorations et se procure notamment de quoi écrire.
De 1929 à 1935, Gramsci va noircir plus de 2000 pages dans 33 cahiers d’écolier. Dans ces Cahiers de Prison (Quaderni del carcere), il note toutes ses idées et pense à ce moment-là s'en resservir pour de futurs projets rédactionnels.
Ces cahiers fourmillent de réflexions sur l’histoire de l'Italie et de théories en majorité marxistes. Il développe sa théorie de l'hégémonie culturelle. Partant de l'idée selon laquelle « nous sommes tous des intellectuels mais nous n’exerçons pas tous la fonction d’intellectuel », il insiste sur le besoin pour la classe ouvrière d’avoir des intellectuels à ses côtés. Il faut lutter par la force de l'esprit et gagner d'abord le combat des idées avant de gagner le combat politique.
Il est donc contre l’idée d’une révolution, qui n'aboutirait pas à un renversement durable. Aussi appelle-t-il à une véritable « guerre de position », un combat culturel où se retrouvent les classes populaires et les classes bourgeoises contre les intellectuels de la classe dirigeante. À cette seule condition, le socialisme pourra triompher. Mais le chemin sera douloureux : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », prévient-il.
Gramsci meurt à Rome le 27 avril 1937, le jour même de sa libération. Lui qui a passé presque toute sa vie dans l'ombre (au propre et au figuré) va gagner une notoriété posthume après l'effondrement du communisme soviétique.
Ses thèses vont être abondamment reprises par les penseurs dextrême-gauche qui y verront une explication à l'échec des révolutions marxistes-léninistes. De leur point de vue, si elles ont échoué, c'est qu'elles ont négligé le combat contre la supposée « hégémonie culturelle » de l'ennemi de classe (note) !
Vingt ans après la mort de Gramsci, en 1957, le poète Pier Paolo Pasolini lui rend hommage en publiant à Milan, aux éditions Garzanti : Les Cendres de Gramsci (Le Ceneri di Gramsci).
Pasolini dresse un bilan de l’Italie post-fascite, en ruines et ruinée. C’est en lisant les Cahiers de prison de Gramsci qu’il a découvert les principes du marxisme. Il a imaginé ce poème alors qu’il se recueillait sur sa tombe.
Pasolini s’adresse à Gramsci comme à un ami intime, un frère et évoque son amertume, son dégoût du monde moderne, et son amour profond pour le peuple, la révolte et la nature :
« Scandale de me contredire, d’être/ avec toi, contre toi ; avec toi dans mon cœur,/ au grand jour, contre toi dans la nuit des viscères ; reniant la condition de mon père/ – en pensée, avec un semblant d’action – / je sais bien que j’y suis lié par la chaleur/ des instincts, de cette beauté qui me passionne ;/ fasciné par une vie prolétaire/ née bien avant toi, je fais ma religion/ de sa joie, non de sa lutte/ millénaire ; de sa nature, non de sa/ conscience »
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