5 ans ! On peut compter sur les doigts d'une main le nombre d'années qu'il fallut au tout jeune Arthur Rimbaud pour révolutionner notre poésie. En 5 ans, il avait tout dit, et lui qui affirmait « adorer la liberté libre » devint cet « homme aux semelles de vent » que seule la mort put arrêter.
Essayons de suivre ses traces pour mieux comprendre le refus absolu de toutes contraintes d’un gavroche qui vécut sa vie et sa passion de l’écriture comme des aventures toujours renouvelées.
Cette « sale éducation d'enfance »
Arthur Rimbaud est le fils d'un fantôme, Frédéric Rimbaud. Fier capitaine, il a fait carrière en Algérie, où il a appris l'arabe. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'a pas la fibre paternelle : après avoir épousé Vitalie Cuif au cours d'une permission en Ardennes, il quitte le domicile conjugal, quelques heures à peine avant la naissance d'Arthur, le second enfant du couple, le 20 octobre 1854.
Vitalie ne le reverra que tous les deux ans, le temps d'avoir deux autres filles conçues à chaque permission avant qu'il ne disparaisse totalement dans la nature. Il ne croisera plus jamais ni ses enfants ni sa femme, qui signe « veuve Rimbaud » longtemps avant le décès de cet époux éphémère. Mais pas question de se laisser abattre : Vitalie est une femme de tête qui va élever seule ses garçons et filles dans sa ferme ardennoise de Roche, malheureusement dynamitée par les Allemands en 1918.
« La mère Rimbe » se montre dure, exigeante, « aussi inflexible que soixante-treize administrations de plomb ». Elle ne comprend guère ce fils qui se plaint de son manque de liberté : « Enfermé sans cesse dans cette inqualifiable contrée ardennaise, ne fréquentant pas un homme, recueilli dans un travail infâme, inepte, obstiné, mystérieux […]. Elle a voulu [lui] imposer le travail, perpétuel, à Charleville ! Une place pour tel jour, disait-elle, ou la porte ! » (Lettre à Paul Demeny, 1871).
Dans « Les Déserts de l'amour », Arthur Rimbaud fait le récit de ce rêve qui le ramène dans le cadre familier de la maison maternelle...
« Avertissement : Ces écritures-ci sont d'un jeune, tout jeune homme, dont la vie s'est développée n'importe où ; sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu'on connaît, fuyant toute force morale, comme furent déjà plusieurs pitoyables jeunes hommes. [...]
C'est certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la salle même où les dessus de porte sont des bergeries roussies, avec des armes et des lions. Au dîner, il y a un salon, avec des bougies et des vins et des boiseries rustiques. La table à manger est très-grande. Les servantes ! Elles étaient plusieurs, autant que je m'en suis souvenu. - Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre, maintenant : c'était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune : et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l'océan !
Moi j'étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin : lisant dans la cuisine, séchant la boue de mes habits devant les hôtes, aux conversations du salon : ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier » (« Les Déserts de l'amour », vers 1871).
Fuir, vite !
Si « la mother » attend que ses fils l'aident aux travaux de la ferme, elle n'hésite pas à leur payer des études dans une Institution privée avant de les inscrire, faute de moyens, au collège de Charleville. Très vite, Arthur s'y fait remarquer par le principal : « Rien de banal ne germera dans cette tête ; ce sera le génie du Mal ou celui du Bien ».
En attendant, c'est un élève extrêmement brillant qui jongle avec le latin et revient avec les couronnes en carton doré du concours académique de 1870. Sa mère n'y trouve guère de satisfaction, expliquant à son professeur de rhétorique au sujet des Misérables de Hugo, qu'il est « dangereux de lui permettre de pareilles lectures ».
Heureusement le jeune enseignant Georges Izambard ne l'écoute guère, tout à son admiration pour les poèmes étranges que lui fait passer Arthur, sûr de sa vocation : « Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète. […] Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute » (Lettre à Georges Izambard, 1871). C'est lui également qui permettra à l'adolescent de sortir de prison, après sa première fugue (1870) justifiée ainsi : « Je meurs, je me décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille ».
Pour s'évader, Rimbaud écrit, beaucoup. Il tire de cette production 22 poèmes qu'il confie, en octobre 1870, à son ami Paul Demeny ; ils deviendront les Cahiers de Douai. Mais la guerre est là qui ravage les Ardennes et met fin au lycée. Arthur peut enfin profiter d'un peu de liberté pour travailler tranquillement, dans le grenier de Roche, à un de ses plus célèbres poèmes, « Le Dormeur du val » : « C'est un coin de verdure où chante une rivière.... ». Il a juste 16 ans.
C'est avec ce surnom que Paul Mallarmé évoque Rimbaud dont il dresse ici le portrait :
« Je ne l’ai pas connu, mais je l’ai vu, une fois, dans un des repas littéraires, en hâte, groupés à l’issue de la Guerre — le Dîner des Vilains Bonshommes, certes, par antiphrase, en raison du portrait, qu’au convive dédie Verlaine. « L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, un visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant » [citation de Paul Verlaine tirée des Poètes maudits, 1884]. Avec je ne sais quoi fièrement poussé, ou mauvaisement, de fille du peuple, j’ajoute, de son état blanchisseuse, à cause de vastes mains, par la transition du chaud au froid rougies d’engelures. Lesquelles eussent indiqué des métiers plus terribles, appartenant à un garçon. J’appris qu’elles avaient autographié de beaux vers, non publiés : la bouche, au pli boudeur et narquois n’en récita aucun » (Médaillons et portraits, 1896).
« Venez, chère grande âme... »
Pour le tout jeune adolescent, c'est le temps de l'engagement : il conspue l'armée, la bourgeoisie et le « patrouillotisme », préférant apporter son soutien aux Communards qui se battent alors à Paris. A-t-il lui-même participé au soulèvement ?
Rien n'est moins sûr, mais on n'a aucun doute sur sa seconde fugue, quelques semaines à peine après la première. Direction Charleroi où le directeur du journal le renvoie à ses chères études, puis Bruxelles et Douai où on le retrouve entre deux gendarmes envoyés par « Mother ». Qu'importe ! En février 1871, il reprend le train pour Paris, bien décidé à faire publier sa poésie. « On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans » ! C'est un nouvel échec : le retour se fait à pied.
Totalement habité par la création, Rimbaud tente alors d'expliquer à ses amis, dans les fameuses « Lettres du voyant », sa façon inédite d'appréhender la poésie. En septembre, il tente un coup audacieux en écrivant directement à son idole Paul Verlaine, déjà connu pour ses Poèmes saturniens (1866) et Fêtes galantes (1869). La réponse ne tarde guère : « Venez, venez vite, chère grande âme... on vous désire, on vous attend ! »
Rimbaud se précipite, emportant dans ses bagages un poème obscur et stupéfiant, « Le Bateau ivre », dans lequel il donne à ses recherches poétiques l'image d'un voyage périlleux qui lui permet finalement de se « baign[er] dans le Poème de la Mer » :
« Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais » […].
Un ouragan à Paris
C'est une véritable tornade qui arrive en septembre 1871 chez le discret Paul Verlaine, employé de mairie de 27 ans, marié seulement depuis un an avec la jeune Mathilde. Accueilli à bras ouverts, Rimbaud ne reste pourtant pas longtemps dans la maison familiale, les beaux-parents n'appréciant guère le comportement de ce malotru, « terrible d'aspect » et fort mal élevé.
En admirateur inconditionnel de ce « génie qui se lève », Verlaine le soutient et s'empresse de le présenter à ses amis poètes contestataires du club des Vilains bonshommes puis du Cercle zutique qui l'entraîne dans de folles soirées de boisson et d'écriture. Il en résultera un Album zutique pour lequel Rimbaud et Verlaine s'amusent à rédiger parodies et œuvres décalées comme un certain « Sonnet du trou du cul ».
C'est une période faite d'excès où l'arrogant Rimbaud finit par se fâcher avec tous, allant même jusqu'à blesser d'un coup de canne-épée le journaliste Étienne Carjat auquel il doit pourtant sa photographie la plus célèbre. Verlaine est emporté par ce tourbillon qui va détruire sa famille et sa réputation. Il néglige son fils âgé de quelques mois et, alcoolique devenu violent, manque d'étrangler Mathilde qui demande le divorce.
La décision ne surprend personne puisqu'il est de notoriété publique que les deux poètes entretiennent une relation amoureuse, tapageuse certes, mais indiscutable. On a vu, explique un journal, Verlaine donner « le bras à une charmante personne, Mlle Rimbaud ». Il est temps de repartir.
La lettre suivante, écrite par Rimbaud à Verlaine, est celle d'un amant qui vient d'être quitté. On y lit le remords d'une « plaisanterie » qui a mal tourné, et le désespoir de la séparation.
« Les 4 et 5 juillet 1873,
Reviens, reviens, cher ami, seul ami, reviens. Je te jure que je serai bon. Si j'étais maussade avec toi, c'est une plaisanterie où je me suis entêté, je m' en repens plus qu'on ne peut dire. Reviens, ce sera bien oublié. Quel malheur que tu aies cru à cette plaisanterie. Voilà deux jours que je ne cesse de pleurer. Reviens. Sois courageux, cher ami. Rien n'est perdu. Tu n'as qu'à refaire le voyage. Nous revivrons ici bien courageusement, patiemment. Ah ! je t'en supplie. C'est ton bien d'ailleurs. Reviens, tu retrouveras toutes tes affaires. J'espère que tu sais bien à présent qu'il n'y avait rien de vrai dans notre discussion. L'affreux moment ! Mais toi, quand je te faisais signe de quitter le bateau, pourquoi ne venais-tu pas ? Nous avons vécu deux ans ensemble pour arriver à cette heure là ! Que vas-tu faire ? Si tu ne veux pas revenir ici, veux-tu que j'aille te trouver où tu es ? Oui c'est moi qui ai eu tort. Oh ! tu ne m'oublies pas, dis ? Non, tu ne peux pas m'oublier.
Moi, je t'ai toujours là. Dis, réponds à ton ami, est-ce que nous ne devons plus vivre ensemble ? Sois courageux. Réponds-moi vite. Je ne puis rester ici plus longtemps.
N'écoute que ton bon cœur. Vite, dis si je dois te rejoindre. À toi toute la vie.
Rimbaud. »
Errances et coup de revolver
Rimbaud en a assez du comportement de Verlaine qui, au lieu de s'adonner corps et âme à la poésie, préfère aller pleurer à la porte de sa femme. Il décide donc de quitter Paris mais, après être tombé nez-à-nez avec son amant au coin d'une rue, c'est finalement le couple d'écrivains qui part pour Bruxelles puis Londres.
Le « drôle de ménage » (Rimbaud) va y vivre une période de beuveries et de disputes continuelles qui vont finir par faire fuir Rimbaud, désormais incapable d'écrire. Il rentre chez sa mère qui a pris contact avec celle de Verlaine pour tenter de pacifier les choses. Rien n'y fait : lorsque Verlaine tombe malade, Rimbaud repart pour Londres, replongeant dans les mêmes excès.
Tandis que les épisodes de séparations-retrouvailles se succèdent, la relation devient violente, les corps se couvrent d'entailles. C'est finalement Verlaine qui, le 3 juillet 1873, quitte son compagnon, des envies de suicide en tête. Les deux hommes se retrouvent le 8 juillet dans un hôtel de Bruxelles pour une explication. Elle va finir dans le sang : Verlaine tire sur Rimbaud, le blessant légèrement à la main.
Le premier, accusé de tentative de meurtre et de pédérastie, est condamné à deux ans de prison, qu'il purge à Mons. Il y écrira de nombreux poèmes marqués par son retour vers la foi. Le second retourne chez sa mère...
« Et me voici en prison »
Emprisonné après « l'affaire de Bruxelles », Paul Verlaine tente d'expliquer à Victor Hugo ce qui s'est passé pour que son « cher et vénéré Maître » intercède en sa faveur auprès de Mathilde...
« Il y a 15 jours ou 3 semaines, le surlendemain de la réception de votre dernière lettre je quittais brusquement Londres et mon ami laissant celui-ci sans autres ressources que ma garde-robe qu'il a dû vendre, pour me rendre à Bruxelles dans le dessein bien arrêté que je signifiai à ma femme, de me détruire si elle ne venait pas dans 3 jours à telle adresse que je lui donnais. Elle ne vint pas.
Mon ami, à qui en débarquant à Anvers j'avais écrit pour l'avertir de mon dessein, accourut avant la fin du 3e jour. Sa présence retarda mon projet. [...] J'avais une fièvre affreuse qui dégénéra en une véritable folie quand le lendemain de mon télégramme, ma femme ne fut pas venue. J'achetai un révolver que je chargeai, bien décidé à partir le soir même pour Paris. [...] Je rentrai chez moi, où se trouvaient ma mère et mon ami. Ce dernier (cause en grande partie de mes démêlés avec ma femme) mais qui dans cette circonstance fit preuve, comme en mille autres, du plus grand dévouement, me parla – paraît-il – je vous dis que j'étais absolument absent – je m irritai et eus le malheur inouï de diriger vers lui un coup de pistolet qui le blessa heureusement très peu au bras gauche. Il se contenta de me reprocher doucement mon acte fou et me pardonna. Nous le pansâmes, ma mère et moi, après quoi, il manifesta le désir d'aller se faire soigner chez sa mère. Alors, je m'y refusai et lui dis : si tu t'en vas maintenant, je me brûle la cervelle devant toi. Il se méprit au sens de mes paroles, et s'enfuit (ceci dans la rue). Je le poursuivis le rappelant. Un sergent de ville nous arrêta, et me voici en prison, en cellule, depuis 9 jours sous l'inculpation de tentative d assassinat [...] » (Lettre de Paul Verlaine à Victor Hugo, 19 juillet 1873).
Une vie de bohème
À Roche, Rimbaud poursuit dans la douleur et les pleurs l'écriture de son « carnet de damné », cet ensemble de textes en prose qui vont former Une Saison en enfer (1873).
Mal reçu auprès de l'intelligentsia parisienne à laquelle il voulait présenter son œuvre, le voilà reparti en 1874 avec le poète Germain Nouveau à Londres où il écrit une partie des Illuminations. Lorsque son camarade de voyage le quitte après quelques mois, c'est sa mère et sa sœur qui se précipitent en Angleterre pour le consoler. Mais impossible pour Rimbaud de trouver le repos : il reprend la route pour Stuttgart où, devenu précepteur, il retrouve Verlaine.
Ce dernier, après plusieurs jours de soûlerie et d'échanges de méchancetés, a la sagesse de repartir pour Paris avec mission de faire publier les Illuminations. Rimbaud reprend sa vie de bohème, « les poings dans [s]es poches crevées » : en Italie, il connaît la misère et l'insolation avant d'être rapatrié manu militari à Marseille par le consul ; à Paris, il se fait répétiteur.
Deux mois plus tard, il est à Charleville où on le voit s'adonner à une autre de ses passions, le piano. C'est alors qu'il envoie à son ami d'enfance Ernest Delahaye son dernier poème connu. À 21 ans, il arrête d'écrire. Il n'a plus rien à dire. Il est temps de tourner la page :
« Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie » (« Chanson de la plus haute tour », 1872).
Le nomade insatiable
Rimbaud n'est pourtant pas au bout de sa route. Après la mort de sa sœur chérie, Vitalie, en décembre 1875, il se lance dans des allers-retours, la plupart du temps à pied, à travers toute l'Europe. Impossible pour lui de rester au même endroit : « Le monde est très grand et plein de contrées magnifiques que l'existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter ! » explique-t-il à sa famille.
C'est d'abord Vienne d'où il est expulsé faute de papiers, qui lui ont été volés. Puis, traversant la Forêt noire, il parvient à Strasbourg, Bruxelles et Rotterdam. Il a en effet le projet de s'engager pour 6 ans dans les troupes de mercenaires que la Hollande recrute pour combattre aux Indes néerlandaises. Le voilà donc à Java où il déserte pour mieux rentrer à Charleville, via Le Cap et l'Irlande.
Il faut repartir : Cologne, Brême, Stockholm où on dit qu'il accompagne un cirque itinérant, Copenhague... Entre deux passages à Charleville pour aider sa mère aux récoltes, il visite Marseille et Rome, franchit le Saint-Gothard, arrive à Gênes, fait la traversée vers Alexandrie et rejoint Chypre. Dans le port de Larnaca, il décide enfin de faire une pause en se faisant embaucher comme chef d'équipe dans une carrière. Pas pour longtemps : malade de la typhoïde, il rentre de nouveau se faire soigner chez « Mother ».
En quelques lignes, le poète René Char rend hommage à la soif de liberté et au parcours particulier de Rimbaud, de ses racines ardennaises à son errance africaine, en passant par les bistrots parisiens...
« Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Tes dix-huit ans réfractaires à l'amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu'au ronronnement d'abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d'abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l'enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.
Cet élan absurde du corps et de l'âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c'est bien là la vie d'un homme! On ne peut pas, au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.
Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi » (Fureur et mystère, 1962)
L'Africain
En mars 1880, on repère de nouveau notre bourlingueur à Chypre où il est chargé de la construction de la maison du gouverneur. L'affaire se passe mal à cause, semble-t-il, du mauvais caractère de notre chef d'équipe qui préfère aller voir du côté de la Corne de l'Afrique s'il n'y a pas du travail pour lui.
Fini en effet les rêveries, c'est la fortune désormais qu'il va poursuivre avec obstination et pragmatisme : « J'aurai de l'or, je serai oisif et brutal » (« Mauvais sang », 1873). Pour réussir, il se lance dans des études de sciences et techniques qui doivent lui permettre de prétendre à un poste d'ingénieur. Pourtant c'est en tant que contremaître d'une maison de commerce de café, Bardey et Cie, qu'il commence sa carrière à Aden, aidé par sa connaissance de l'arabe.
Très vite il est envoyé à Harar, « à vingt jours de cheval à travers le désert Somali ». L'employé « méticuleux » mais « un peu bizarre » selon Bardey va alors faire des allers-retours entre les deux villes, organisant des expéditions commerciales tout en multipliant les observations et photographies sur le pays.
Ces véritables rapports d'explorateur sont ensuite envoyés à la Société de géographie de Paris (1883). Mais déjà Rimbaud claque la porte de « ces ignobles pignoufs qui prétendaient [l]'abrutir à perpétuité » et tourne la page, une fois de plus.
Au cœur des trafics
Une nouvelle occasion de faire fortune s'offre à lui : pourquoi ne pas être trafiquant d'armes ? Ménélik, roi du Choa, un des royaumes d'Abyssinie (Éthiopie actuelle), fait en effet appel à toutes les bonnes volontés pour armer ses troupes et défier l'empereur Johannès IV. C'est l'occasion rêvée !
Rimbaud fait venir d'Europe quelques milliers de fusils qu'il va transporter, en caravane, pendant 4 mois « par des routes horribles rappelant l'horreur présumée des voyages lunaires » (article « Bosphore égyptien », 1887). Il y va seul, ses deux associés successifs ayant été frappés l'un d'un cancer, l'autre d'une crise cardiaque.
Rimbaud ne manque pourtant pas d'atouts, comme en témoigne un de ses compagnons : « Il sait l’arabe et parle l’amharina et l’oromo. Il est infatigable. Son aptitude pour les langues, une grande force de volonté et une patience à toute épreuve le classent parmi les voyageurs accomplis ». Mais l’expédition est loin d'être un succès : arrivé au lieu de rencontre prévu, il n'y trouve pas Ménélik et doit vendre sa marchandise à bas coût pour régler ses dettes.
Épuisé par ces « vingt et un mois de fatigues atroces » auxquelles s'ajoutent des douleurs persistantes à un genou, il décide d'abandonner ce type d'affaires et fonde à Harar en 1888 une agence commerciale qui « envoie à la côte des caravanes de produits de ces pays : or, musc, ivoire, café, etc., etc. ».
Songe-t-il alors à se marier, comme le sous-entend une lettre à sa mère ? « Je ne pourrai consentir à me fixer chez vous, ni à abandonner mes affaires ici. Croyez-vous que je puisse trouver quelqu'un qui consente à me suivre en voyage […] il y a une chose qui m'est impossible : c'est la vie sédentaire ».
Des hypothèses courent en tout cas sur sa relation avec une femme abyssine dénommée Mariam, relation qu'il qualifie de « mascarade » : « j’ai renvoyé cette femme sans rémission […]. Je n’aurai pas été assez bête pour l’apporter du Choa, je ne le serai pas assez pour me charger de l’y remporter » (Lettre à Augusto Franzo).
Le vagabond immobilisé
Après 11 ans de vie aventureuse en Afrique, Rimbaud doit se faire une raison : atteint d'une tumeur au genou, il lui faut rentrer rapidement en France. Il vend tout et en mars 1891 se fait transporter à dos d'hommes sur une civière d'Harar à Aden, soit un voyage cauchemardesque de près de 300 kilomètres de désert en 12 jours. « Je suis devenu squelette ; je fais peur ! » écrit-il alors à sa famille sans lui cacher qu'il a pratiquement tout perdu.
Il parvient à rejoindre Marseille où, hospitalisé, il envoie un télégramme désespéré à sa mère : « Aujourd'hui, toi ou Isabelle [sa sœur], venez Marseille par train express. Lundi, on ampute ma jambe. Danger mort. Affaires sérieuses régler [sic]. Arthur. Hôpital Conception. Répondez » (22 mai 1891).
Sa mère se précipite et, après l'opération, le fait transporter jusqu'à Roche où elle pense pouvoir soulager ses douleurs. C'est peine perdue : un mois plus tard, victime de « souffrances terribles », il décide de retrouver les bienfaits de la chaleur de Marseille, ayant en tête de très vite repartir vers l'Afrique. Son état s'aggrave alors rapidement, il sombre dans le délire.
Désespérée, sa sœur Isabelle tente un dernier traitement à l'électricité avant de se résoudre à faire venir un aumônier qui, semble-t-il, ne parviendra pas à se concilier ce mécréant. Rimbaud meurt le 10 novembre 1891, à 37 ans, convaincu qu'il se trouve toujours en voyage, quelque part en Afrique...
La sœur de Rimbaud, Isabelle, est restée à ses côtés pendant toute l'agonie, à Marseille. Elle en raconte le déroulement dans cette lettre à sa mère...
« La mort vient à grands pas. […] Éveillé, il achève sa vie dans une sorte de rêve continuel : il dit à présent des choses bizarres, très doucement, d'une voix qui m'enchanterait si elle ne me perçait le cœur. […] il m’a dit : « On me croit fou, et toi, le crois-tu ? » Non, je ne le crois pas, c’est un être immatériel presque et sa pensée s'échappe malgré lui. Quelquefois il demande aux médecins si eux voient les choses singulières qu'il aperçoit et il leur parle et leur raconte avec douceur, en termes que je ne saurais rendre, ses impressions : les médecins le regardent dans les yeux, ces beaux yeux qui n'ont jamais été si beaux et plus intelligents, et se disent entre eux : « C'est singulier ». Il y a dans le cas d'Arthur quelque chose qu'ils ne comprennent pas. Les médecins d'ailleurs ne viennent presque plus parce qu'il pleure souvent en leur parlant et cela les bouleverse » (Lettre d'Isabelle Rimbaud à sa mère Vitalie, 28 octobre 1891).
Le poète voyant
« Il faut être absolument moderne » : par cette déclaration, le jeune poète affirme de suite sa différence. Certes, il saura rendre hommage aux Anciens et respecter les règles de la versification, mais il veut aller plus loin, comme il l'explique dans la fameuse lettre de 1871 à Paul Demeny.
Pour Rimbaud, être poète est une vocation, mais l'écrivain ne doit pas se satisfaire de ses dons et se contenter de vers charmants, il doit « voir » plus loin : « Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant ». Le but de la poésie est en effet « d'arriver à l'inconnu » pour révéler une autre réalité à ceux qui ne peuvent la percevoir.
Il nous montre par exemple, dans son fameux poème « Voyelles » (1872) que pour lui chaque lettre est associée à une couleur : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu »... C'est le résultat de ce qu'il appelle une « hallucination simple » dont il donne un autre exemple : « je voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ».
Pour créer ces associations, « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », dérèglement qui peut être provoqué par l'alcool ou les drogues. Le but est de se libérer des perceptions habituelles, de s'échapper du quotidien, de la banalité, quitte à vivre une sorte de dédoublement : « Je est un autre » ! C'est ensuite au poète-voyant de jouer avec les images et les analogies, d'inventer de nouvelles formes poétiques, de provoquer une « alchimie du verbe » pour traduire ces images inédites.
Dans sa quête du mot juste, Rimbaud finira par abandonner les règles classiques de la poésie pour adopter les vers libres et finalement choisir la prose, dans Une Saison en enfer (1873) puis Les Illuminations (1895). C'est seulement en rejetant toutes contraintes qu'il parviendra à « not[er] l'inexprimable » et devenir, comme Prométhée, celui qui guide, « le voleur de feu ».
Pour le prologue d'Une Saison en enfer (1873), Rimbaud choisit la prose pour offrir à Satan « quelques hideux feuillets de [s]on carnet de damné ». Il présente ici son parcours, depuis un passé idéalisé jusqu'au moment où il s'est rendu compte que, devenu poète, il ne pouvait se satisfaire de la Beauté traditionnelle. Il lui faut alors s'enfuir, faire un bond de bête féroce...
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. − Et je l'ai trouvée amère. − Et je l'ai injuriée. Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié! Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie. Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot. [...] ».
Héritage et rimbaldite
Comment un jeune auteur qui s'est avant tout fait remarquer par le milieu littéraire parisien pour ses frasques a réussi à devenir un des piliers de notre littérature ? Le « poète démoniaque » (André Gide), s'il n'a publié de son vivant qu'Une Saison en enfer à compte d'auteur (1873), avait en fait su s'entourer de solides alliés pour conserver et faire connaître son œuvre.
Rimbaud s'est tout d'abord tourné vers Paul Demeny à qui il avait confié ses premiers poèmes et qui fit la sourde oreille lorsqu'il reçut cette lettre : « Brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai » (1871).
Puis, si on laisse de côté l'épisode zutique, c'est Paul Verlaine lui-même qui rend hommage à son compagnon dans Les Poètes maudits (1884) avant de signer les préfaces des œuvres enfin éditées. Ainsi fut lancée la « rimbaldite » qui tient autant à la vie agitée de notre écrivain qu'à son œuvre innovante.
Les Symbolistes et Décadents s'en emparent très tôt, louant son goût de la déraison et du vers libre. Mais ce sont surtout les Surréalistes qui vont y voir un précurseur : rejet de la bourgeoisie, toute-puissance de la liberté et de l'imagination, quête d'une autre réalité... tout est déjà chez Rimbaud.
Aujourd'hui l’Ardennais est bel et bien entré dans le patrimoine littéraire national, mais on peut tout de même s'étonner qu'il n'ait pas une rue à son nom à Paris, à peine une allée sans âme coincée entre la Seine et la bibliothèque Mitterrand...
Trop mauvais garçon, notre poète de génie, ou trop indifférent aux autres, lui qui « ne se retourn[a] même pas pour regarder la trace que ses pas d’enfants ont laissée sur le monde » (François Mauriac) ?
Bibliographie
Alain Borer, Rimbaud, l'heure de la fuite, éd. Gallimard (« Découvertes »), 1991,
Pierre Chavot et François de Villandry, L'ABCdaire de Rimbaud, éd. Flammarion, 2001,
Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, éd. Fayard, 2001.
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FLB08 (20-09-2020 15:54:05)
Enfermer Rimbaud au Panthéon, c'est une aberration pour l'homme aux semelles de vent. Sa tombe est entretenue, contrairement à ce qu'on veut faire croire. On vient du monde entier la voir ( Bob Dylan, Patty Smith qui a racheté la maison de Roche et tant d'autres). Qu'il repose là où il est né, là où il est toujours revenu.
MFF (20-09-2020 13:57:24)
Arthur Rimbaud au Panthéon !!
Dans le Voleur de feu, il écrit "la vraie vie est ailleurs, dans la fuite, sur les routes. Pas sur une chaise..." Comment l'imaginer figer au Panthéon ??