Avec l’Inspection Générale des Finances et la Cour des Comptes (légèrement moins prestigieuse toutefois), le Conseil d’État fait partie des « grands corps » que rêvent d’intégrer les hauts fonctionnaires au cours de leur carrière et les élèves de l’ENA (rebaptisée en 2022 INSP, Institut national du service public).
Cette institution discrète et mal connue est pourtant au cœur de l’État depuis deux siècles, résistant à tous les changements de majorité et de régime. Depuis 1875, elle partage le Palais-Royal, un legs de Richelieu, avec la Comédie-Française, le Conseil constitutionnel et le ministère de la Culture. Ses membres, au nombre d'environ 230, sont des fonctionnaires non magistrats. Ils comptent plusieurs grades, des auditeurs au vice-président (le président en titre est le Premier ministre) en passant par les maîtres des requêtes et les conseillers d'État. Ces derniers sont nommés par décret en conseil des ministres.
En ce début du XXIe siècle, ils sont régulièrement pointés du doigt et mis en cause pour leur propension à contester l'autorité de l'État au nom des libertés individuelles, avec le risque de livrer in fine les citoyens à la merci des groupes de pression communautaristes, supranationaux ou économiques...
En parallèle de la justice judiciaire qui tranche les conflits entre personnes privées (notamment les crimes et délits), la justice administrative juge les litiges qui implique des décisions de l’administration. Elle compte 42 tribunaux administratifs et neuf cours administratives d’appel réparties sur tout le territoire national. Ils peuvent être saisis par tout citoyen, entreprise ou association pour contester toute décision prise par une administration. La Cour nationale du droit d’asile juge quant à elle les recours déposés contre les décisions de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Le Conseil d'État coiffe cette organisation. Il fait office de tribunal de dernier ressort en matière de justice administrative. Mais il a aussi une autre mission qui est de rendre des avis au gouvernement et au Parlement sur leurs projets de loi et leurs décisions.
Le conseil napoléonien : un Janus bifrons, juge et conseil
Les origines du Conseil d’État sont à chercher du côté du conseil du Roi, qui se développe avec la monarchie, notamment sous le règne de Philippe le Bel, et s’affirme sous l’absolutisme : il est chargé de conseiller le souverain sur toutes les affaires du royaume.
Supprimé en 1791, il est restauré par la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799) dont l’article 52 dispose que « Sous la direction des consuls, un Conseil d’État est chargé de rédiger les projets de loi et les règlements d’administration publique, et de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative ». Cette mention elliptique est à l’origine de la juridiction administrative en France et de la « double nature » du Conseil d’État, qui est à la fois conseil du gouvernement et juridiction.
Pour la comprendre, il faut remonter aux premiers mois de la Révolution : en réaction aux ingérences des Parlements, institutions judiciaires, dans le fonctionnement de l’administration, déjà dénoncées par les souverains d’Ancien Régime, le décret du 22 décembre 1789 dispose que les assemblées « ne pourront être troublées dans l’exercice de leurs fonction administratives par aucun acte du pouvoir judiciaire ».
Le décret du 7-14 octobre 1790 prévoit lui que « les réclamations d’incompétence à l’égard des corps administratifs, ne sont en aucun cas du ressort des tribunaux ; elles seront portées au roi, chef de l’administration générale. »
En 1800 sont créés les « conseils de préfecture », ancêtres des tribunaux administratifs, placés comme leur nom l’indique sous la tutelle des préfets. Le Conseil d’État se proclame leur juge d’appel et juge directement certains types de litiges, se chargeant ainsi de cette double casquette de conseil et de juge, qui peut l’amener à examiner successivement un projet de texte pour avis, puis à être saisi d’une requête en annulation de ce texte (ou d’une décision le mettant en application).
Aux yeux du Premier Consul, le Conseil d’État a un rôle essentiel, ce qui lui vaut de nombreux égards dont la présence régulière de Bonaparte aux séances où se discutent des questions qui lui tiennent à cœur. Le Conseil joue ainsi un grand rôle dans la rédaction des grands codes napoléoniens.
Il doit aussi servir d’école d’administration et de vivier de recrutement de fonctionnaires. En sont issus des hommes comme Mathieu Molé (président du Conseil de 1836 à 1839), mais aussi Henri Beyle (Stendhal), qui ne parvient cependant pas à être intégré comme maître des requêtes, sinon au travers de son héros Lucien Leuwen.
La difficile survie aux épurations et purges du XIXe siècle
Très lié au régime napoléonien, le Conseil d’État se trouve sous le feu des critiques en 1814, le premier à vouloir le supprimer étant Talleyrand. Après un flottement, l’institution survit cependant, mais c'est au prix de la mise à l'écart de ses conseillers régicides. Le schéma se répète ensuite tout au long du XIXe siècle : chaque nouveau régime souhaite se débarrasser d’une institution jugée trop proche de son prédécesseur mais finit par renoncer ou la recrée à l’identique, non sans procéder à des mises à la retraite et des révocations ainsi qu'à la nomination de fidèles.
Il en va ainsi de Louis-Napoléon Bonaparte, qui manifesta son mépris pour l’institution lors du coup d’État du 2 décembre 1851 : comme l’écrivit méchamment Victor Hugo, « Louis Bonaparte avait fait expulser l'Assemblée par l'armée, la haute cour par la police ; il fit expulser le Conseil d'État par le portier. »
Le Conseil d’État réapparaît toutefois dans la Constitution dès le 14 janvier 1852. Il est d'abord présidé par Jules Baroche, puis, une fois ce dernier nommé ministre de la Justice, Eugène Rouher, autre personnage essentiel du régime. Rouher, président du Conseil d’État à compter de juin 1863, devient la même année ministre d’État, position qui lui valut d’être appelé le « Vice-Empereur ».
Le gouvernement impérial garde néanmoins un oeil sur les conseillers d'État comme le montre l'affaire des biens des Orléans. Des décrets pris au début 1852 obligent la précédente famille régnante à vendre ses biens en France et à en restituer le produit à l’État. En avril de la même année, plusieurs domaines sont saisis (Neuilly, et Monceaux), ce qui pose d’épineuses questions sur la nature de ces biens : s'agit-il de biens personnels de l'ancien roi Louis-Philippe ou bien de la nation ? et par suite sur la juridiction compétente.
Membre du Conseil d'État, Reverchon adopte en tant que « commissaire du gouvernement » une ligne impartiale mais jugée favorable aux Orléans. Il est brutalement démis de ses fonctions le 31 juillet 1852 mais les proportions prises par cette affaire sont telles qu’aucun gouvernement n’osera par la suite procéder de manière aussi directe.
En 1870-1871, le Conseil est d'abord attaqué par Émile Ollivier, qui dirige le gouvernement finissant de Napoléon III, puis par Léon Gambetta, l'un des chefs du nouveau gouvernement républicain. Le 15 septembre 1870 il est suspendu par décret, mais provisoirement remplacé par une commission provisoire qui en reprend toutes les caractéristiques. La loi du 24 mai 1872 le restaure finalement et adapte son fonctionnement.
Comme toute l’administration française, le Conseil d’État est durablement marqué par ces épurations et, à compter de la stabilisation républicaine de la fin du XIXe siècle, promeut la neutralité de l’administration. Les changements de régime n’ont du reste qu’une influence limitée sur les grands traits de sa jurisprudence (puisque le droit administratif est largement un droit non écrit, ce sont les grands arrêts du Conseil d’État qui en fixent le cadre).
La capacité d’intervention des gouvernements se réduit aussi à mesure que l’autonomie du Conseil s’affirme : à l’origine, il n’avait comme son nom l’indique qu’une fonction de conseil, y compris en matière judiciaire, la justice étant rendue par le ministre qui n'était pas tenu de suivre la proposition du Conseil. À compter de la loi de 1872, la décision du Conseil devint immédiatement exécutoire. Le principe de la « justice retenue » (possibilité pour le gouvernement d'interférer dans la justice ordinaire) fut définitivement abandonné en 1889 avec l’arrêt Cadot.
Seule la titulature porte encore la trace de cette présence du ministre puisque le Premier ministre est en théorie le président du Conseil d’État, si bien que le président réel du Conseil est le vice-président du Conseil d’État (d’où le très baroque premier alinéa de l’article L. 121-1 du code de justice administrative : « La présidence du Conseil d'État est assurée par le vice-président »), premier fonctionnaire de l’État dans l’ordre protocolaire…
L’affirmation tranquille de l’autorité du Conseil d’État
Depuis les années 1880, le rôle du Conseil d’État n’a plus connu de transformation d’ampleur mais a développé sa jurisprudence et ainsi développé des pans entiers du droit administratif. Les (anciens) étudiants en droit connaissent bien la liste des « Grands Arrêts », qui fleurent bon le temps jadis : Prince Napoléon 1875, Cames 1895, Commune de Néris les Bains 1902, Abbé Olivier 1909, Société des granits porphyroïdes des Vosges 1913, Société Anonyme des produits laitiers "La Fleurette"1938 pour n’en citer que quelques uns…
Ces arrêts sont expliqués par les conclusions du commissaire du gouvernement (devenu « rapporteur public » en 2009), dans lesquelles ce membre du Conseil donne son avis sur la solution du litige (la configuration est identique devant les tribunaux administratifs et cours d’appel administratives), lequel peut d’ailleurs, même si le cas est rare, diverger de la solution finalement retenue (on parle dans ce cas de « conclusions contraires »).
Certaines conclusions sont restées célèbres par leur capacité à faire comprendre le raisonnement que doit suivre le juge, comme celles de Jean Romieu (1858 - 1953) ou celles de Léon Blum (par exemple sur l’arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges, essentiel pour la définition de ce qu’est un marché public), membre du Conseil jusqu’à son élection comme député en 1919. Ces arrêts sont non moins rituellement glosés par des universitaires spécialistes de droit public : Maurice Hauriou (1856-1929) à Toulouse ou Léon Duguit à Bordeaux (1859-1929).
La Seconde Guerre mondiale n’interrompt pas le fonctionnement du Conseil, au contraire : le maréchal Pétain lui réserve un rôle essentiel dans le nouveau régime, les assemblées délibérantes ayant été écartées. Raphaël Alibert, ministre de la justice, en est du reste lui même issu.
L’institution, dont les membres juifs ont été épurés et qui est installée jusqu’à juin 1942 à Royat, non loin de Vichy, se fait dès lors l’exécutant docile des mesures de Vichy, dont la dénaturalisation des étrangers ayant acquis la nationalité française et celle de leurs enfants, y compris nés en France. Ce n’est qu’à partir de 1942 et du retour à Paris qu’elle retrouve une certaine distance face à l’occupant.
Épuré à la Libération, le Conseil d’État est placé sous la vice-présidence de René Cassin, résistant et juriste à la réputation incontestable. Il renforce son rôle sur la vie administrative française au travers de l’École Nationale d'Administration (ENA) dont son vice-président est aussi, de droit, président du conseil d’administration.
Le Conseil d’État devient l’un des corps constituant la « botte », réservés aux meilleurs élèves : sa fonction traditionnelle de pépinière de talents pour l’administration assure à ceux qui l’intègrent de disposer de postes prestigieux dans la suite de leur carrière.
L'introuvable équilibre entre droit et politique
Le 19 octobre 1962, au tout début de la Ve République, le Conseil d’État annule, par un arrêt Canal, Robin et Godot, une ordonnance du président de la République qui instituait une Cour militaire de justice, juridiction d’exception ayant condamné à mort l’un des requérants, en considérant que la loi d’habilitation du 13 avril 1962 ne permettait pas au président d’agir en tant que pouvoir législatif, mais seulement comme pouvoir réglementaire, si bien que ses actes pouvaient être annulés par le Conseil. Cet arrêt venant quelques jours avant le référendum sur l’élection du Président au suffrage universel (28 octobre 1962), il déchaîna les passions, valant au Conseil d'État l'accusation de vouloir orienter le choix des électeurs.
Cette crise demeure la plus sévère vécue par l’institution. Elle inaugure de fait une montée des tensions entre les conseillers d'État et le corps politique, élus et électeurs, les premiers se prévalant de plus en plus du droit européen pour contester les décisions du pouvoir législatif comme du pouvoir exécutif…
Le président Pompidou perçoit le risque qu'au nom de la défense des libertés individuelles, l'institution n'en vienne à affaiblir l'État national, ultime garant de la protection des citoyens face aux pressions de groupements d'intêrêt divers et variés. Voici ce qu'il déclare devant le Conseil d’État en avril 1970 : « La conception d'où est issu tout notre droit était naguère celle d'un État fort […] Il était inévitable et souhaitable que le Conseil d'État devînt progressivement le protecteur des libertés individuelles, et pour cela soumît l'action de l'État au respect, sous son contrôle, d'un certain nombre de principes généraux progressivement définis. La défense de l'individu doit demeurer l'une de vos préoccupations dominantes. Mais notre société et donc notre droit ont changé depuis un siècle […] [L’action des pouvoirs publics] s'adresse non plus seulement à des individus isolés, mais à des groupes qui dans la meilleure des hypothèses n'ont de l'intérêt national qu'une vision fragmentaire, et qui, le plus souvent, n'ont d'autres préoccupations que la défense de la situation qui leur est propre ou la revendication des avantages qu'ils exigent. […] En présence d'intérêts collectifs multiples, le citoyen reste démuni et exposé aux plus graves atteintes. Dès lors, le temps n'est plus où dans un pays tel que le nôtre, l'autorité de l'État pourrait apparaître comme une menace pour la liberté du citoyen, elle en constitue au contraire aujourd'hui la plus solide et la meilleure garantie. Aujourd'hui plus que jamais sa force n'est pas seulement indispensable à la nation pour assurer son avenir et sa sécurité, mais aussi à l'individu pour assurer sa liberté. Je souhaite que le premier Corps de l'État qui ne peut pas ne pas en avoir une claire conscience, continue de s'en inspirer dans ses avis comme dans ses arrêts. »
L’existence même d’un ordre de juridiction administratif; avec à sa tête une institution spéciale, est encore et toujours contestée d'autant que certains de ses membres se livrent aussi aux joies du « pantouflage », autrement dit à des allers-retours entre public et privé, ce qui traduit un certain dévoiement de l'esprit public et laisse planer un doute sur l'impartialité des personnes concernées... Édouard Philippe est ainsi devenu avocat et un temps « directeur des affaires publiques », soit lobbyiste en chef chez Areva. Frédéric Thiriez est lui aussi devenu avocat avant de présider la Ligue nationale de football puis d'entreprendre la réforme de l'ENA à la demande du président de la République !
Au delà des cas de pantouflage – car il faut rappeler que la plupart des hauts fonctionnaires restent au service de l’État auquel ils sont viscéralement attachés – c’est la mainmise du cconseil sur des pans entiers de la vie administrative qui peut poser problème : un certain nombre de postes importants sont « tenus » par des membres du Conseil d’État qui impose ainsi sa vision des politiques publiques avec une efficacité redoutable car aucun autre corps ne dispose d’une telle influence dans tous les secteurs de l’administration publique (note).
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