En 2020, le lavage des mains est le principal « geste barrière » servant à lutter contre la propagation du Covid-19. Ignace Semmelweis tient sa revanche.
Cet obstétricien hongrois a permis au XIXème siècle de réduire drastiquement le taux de mortalité dans les maternités en imposant un simple geste : le lavage des mains.
Mais comme beaucoup de chercheurs ayant eu raison « trop tôt », il s’est attiré les foudres de son temps. Aujourd’hui, ce geste est un b.a.-ba de l’hygiène que l’on apprend dès la petite enfance.
Ignace Philippe Semmelweis naît le 1er juillet 1818 à Ofen (nom allemand de Buda, aujourd’hui compris dans la ville de Budapest) en Hongrie. Il est le cinquième enfant d’un épicier d’origine allemande dont les affaires marchent bien.
Il étudie au lycée catholique de Buda puis à l’université de Pest de 1835 à 1837 et obtient sa licence de droit. Son père, qui nourrit de grandes ambitions pour son fils, l’incite à poursuivre dans cette voie.
Semmelweis s’inscrit à la faculté de droit de Vienne à l’automne 1837. Mais comme il arrive dans la ville, il assiste à l’autopsie d’une femme morte de fièvre puerpérale à l’hôpital. Cet événement déclencheur fait naître en lui une nouvelle vocation : la médecine. Son père ne s’y oppose pas.
Ayant du mal à s’intégrer dans le milieu viennois, notamment à cause de son accent hongrois qui lui vaut quelques railleries de ses camarades, il retourne à Pest en 1839 pour poursuivre ses études médicales.
Face à l’archaïsme qui règne dans l’université hongroise, Semmelweis décide de revenir finalement à Vienne deux ans plus tard. Inscrit dans la future Seconde École de Médecine de Vienne, une référence dans la discipline dans la deuxième moitié du XIXème siècle, il alterne entre études en laboratoire et application pratique au chevet du malade.
Intéressé par les plantes médicinales, il expose leurs vertus thérapeutiques dans son mémoire de recherches, La Vie des Plantes. Il se spécialise ensuite en obstétrique pratique et obtient une maîtrise qui lui permet de devenir médecin assistant au premier service de l’hôpital général de Vienne.
En juillet 1846, il est nommé chef de clinique dans ce même service et étudie les causes de la fièvre puerpérale qui survient chez la femme après un accouchement ou une fausse couche. Elle est le fléau des premières maternités hospitalières et crée une hécatombe depuis le XVIIIème siècle.
Ce qui trouble le jeune Ignace, c’est que les femmes qui accouchent chez elle sont moins exposées à la fièvre puerpérale. Il est frappé par le taux de mortalité des jeunes accouchées dans les deux pavillons d’accouchement de l’hôpital. Très vite, il constate que les rumeurs dont il a eu vent sont fondées : « on meurt plus chez Klin que chez Bartch. ».
Le premier médecin dirige des étudiants en médecine tandis que le second, des élèves sages-femmes. Pour éclaircir le mystère, il propose que soient échangés les sages-femmes du second pavillon avec les apprentis médecins du premier. Résultat : on meurt désormais moins chez Klin que chez Bartch !
Semmelweis observe alors que les étudiants en médecine, à la différence des élèves sages-femmes, pratiquent parfois des dissections cadavériques avant de rentrer en salle d’accouchement sans prendre la peine de se laver. Il suggère alors d'imposer le lavage des mains avant chaque opération mais cette initiative se heurte à l’ego des médecins viennois qui n’assument pas de porter la responsabilité de la mort des femmes enceintes. Il est révoqué à peine trois mois après son arrivée, le 20 octobre 1846 !
Dès lors, son intuition devient une obsession. En mars 1847, un événement marque sa carrière et va aussi bouleverser l’histoire de la médecine. Son collègue et ami Jakob Kolletschka meurt d’une septicémie après s’être blessé au doigt avec un scalpel lors de la dissection d’un cadavre. Son autopsie révèle une pathologie identique à celle des femmes mortes de la fièvre puerpérale.
Cette conclusion l’amène à l’évidence : ce sont des « particules », comme il les appelle, invisibles mais très odorantes, présentes sur les cadavres qui sont à l’origine de ces morts. « La notion d’identité de ce mal avec l’infection puerpérale dont mouraient les accouchées s’imposa si brusquement à mon esprit, avec une clarté si éblouissante, que je cessai de chercher ailleurs depuis lors. Phlébite… lymphangite… péritonite… pleurésie… péricardite… méningite… tout y était ! »
Il n’y a plus aucun doute. Les mains sales sont vectrices de particules responsables de la maladie. Il élabore les fondements de l’asepsie (prévention des maladies infectieuses).
La théorie des maladies microbiennes n’ayant pas encore été formulée, Semmelweis évoque des « substances cadavériques », mais il a en réalité découvert les microbes (le mot lui-même ne sera inventé qu'en 1878 !).
Le lavage à l’eau et au savon ne suffit pas. Semmelweis impose un lavage des mains de cinq minutes avec « ce qui existait de plus fort : le chlorure de chaux, une solution au demeurant très abrasive pour la peau ».
En mai 1847, il impose l’emploi d’une solution d’hypochlorite de calcium pour le lavage des mains entre le travail d’autopsie et l’examen des patientes. Les résultats sont époustouflants : le taux de mortalité dans le pavillon du docteur Klin chute de 12 % à 2,4 %.
Il demande que ce lavage à l'hypochlorite soit étendu à l'ensemble des examens qui mettent les médecins en contact avec de la matière organique en décomposition. Le taux de mortalité continue de chuter.
Avec cette véritable révolution hygiénique, les ennuis commencent pour l’obstétricien.
Mis à part certains de ses confrères, la communauté médicale s’oppose à lui. Fidèle au principe édicté dans l’Antiquité selon lequel un déséquilibre des quatre humeurs (eau, feu, terre, air) est responsable des maladies, elle voit d’un mauvais œil les « particules » mentionnées par cet obstétricien.
Semmelweis se retrouve vite seul car ne se laissant pas faire, il riposte aux critiques avec caractère et traite ses détracteurs d’« assassins ».
En 1849, son contrat n'est pas renouvelé. « Les médecins se sont sentis agressés car il a établi que c'étaient précisément eux qui transmettaient les germes », souligne Bernhard Küenburg, président de la Société Semmelweis de Vienne, selon qui Semmelweis aurait aujourd'hui un Prix Nobel.
Le praticien regagne alors sa ville natale et prend la direction de la maternité de l’hôpital Saint-Roch de Budapest entre 1851 et 1857. Là encore, ses méthodes sauvent des centaines de vies. Entre 1851 et 1855, seules huit patientes meurent de la fièvre puerpérale sur les 933 naissances enregistrées durant la période.
Malgré ces exploits, Semmelweis voit sa santé mentale se dégrader. Il est interné à Döbling, près de Vienne. C'est là qu'il meurt à l’âge de 47 ans, le 13 août 1865. Les circonstances de sa mort sont obscures, mais certains historiens avancent qu’il aurait succombé à de mauvais traitements de la part du personnel de l’asile.
Semmelweis sera réhabilité suite à la validation de ses recherches par Louis Pasteur qui va démontrer l’existence de microbes potentiellement vecteurs de maladies et l’importance de s’en prémunir par une hygiène soignée. Semmelweis avait raison.
L’écrivain français Louis-Ferdinand Céline lui consacrera sa thèse de médecine en 1924. Selon lui, le malheur de l’obstétricien hongrois a été de « toucher les microbes sans les voir ».
La mise en œuvre des recommandations de Semmelweis et Pasteur a très vite abouti à des résultats spectaculaires. C'est en effet l'amélioration de l'hygiène, plus encore que les vaccins, qui a entraîné dès le milieu du XIXe siècle la chute de la mortalité infantile et l'allongement de l'espérance de vie.
« On découvre aujourd’hui que certains microbes, qui forment le microbiote, ont un rôle dans notre santé: ils défendent notre organisme contre les maladies, régulent notre métabolisme et nous aident à digérer. Pasteur considérait d’ailleurs lui-même que si l’on privait un animal de tout microbe, “la vie, dans ces conditions, deviendrait impossible”. Cependant ses successeurs engrangèrent les avantages de la stérilisation: l’humanité échappa grâce à cela aux maladies contagieuses qui la décimaient. Mais au passage, nous avons éliminé le microbiote qui fait notre santé : il s’est appauvri et les maladies modernes commencèrent à devenir épidémiques. Obésité, diabète, asthmes et allergies, autisme… : ces maladies qui affectent 20% des Européens sont en partie dues à une perte de diversité du microbiote, liée à une stérilisation excessive. L’équilibre est délicat à trouver : les gels hydroalcooliques détruisent les microbes protecteurs de la peau en temps normal, mais c’est un détail en période d’épidémie, par exemple de Covid-19, où il vaut mieux en utiliser » (Marc-André Selosse, professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris, Le Figaro, 9 mars 2020).
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André-Hercule (25-05-2020 11:45:03)
Le peuple israélite devait se laver les mains comme le recommandait Dieu, en Lévitique chapitre 15 v.11, "Si l'homme qui a l'écoulement ne s'est pas lavé les mains dans l'eau et qu'il touche quelqu'un, cette personne devra laver ses vêtements, se baigner dans l'eau et être impure jusqu'au soir." Donné à Moïse vers XVI e ème siècle avant notre ère. On trouve de nombreuses recommandations prophylactiques données par Dieu à son peuple dans le pentateuque. Plus de 3000 ans avant l'honorable Ignace Semmelweis..' (Source jw.org)
melamed (05-04-2020 23:40:28)
c'est très ethnocentré : le lavage des mains est une prescription de la religion juive depuis ... qui a permis de sauvegarder les croyants respectueux de la peste ; en suite de quoi les juifs ont été persécutés pour sorcellerie , voire instigateurs de la peste ...
Daniel Hardy (05-04-2020 19:16:50)
« Sans prendre la peine de se laver », est-il écrit. Après avoir lu cette phrase : « Semmelweis observe alors que les étudiants en médecine, à la différence des élèves sages-femmes, pratiquent parfois des dissections cadavériques avant de rentrer en salle d’accouchement sans prendre la peine de se laver. », je me suis posé la question de savoir exactement ce qu’il fallait entendre par ne pas prendre la peine de se laver. En effet, j’imagine mal un médecin qui ayant eu les mains dans les viscères d’un mort ne serait pas porté par la suite à les passer sous l’eau, une fois la dissection achevée, pour en retirer les souillures. Qu’il ne le fasse pas pour des raisons sanitaires, cela se comprend à cette époque où le lien entre microbes et transmission de maladies n’est pas encore établi. Mais qu’il ne le fasse pas ultimement et simplement pour se débarrasser des salissures qui maculent ses bras, cela en revanche je ne le comprends pas. Peut-être faut-il comprendre que les médecins de l’époque passaient tout de même leurs mains à l’eau après une dissection pour enlever le gros de la saleté, mais sans vraiment prendre la peine de bien les laver (absence de recours au savon et de bonnes techniques de nettoiement). Peut-être encore peut-on imaginer qu’au lieu de recourir à l’eau comme nettoyant, ils utilisaient un linge pour se débarrasser des immondices, lequel linge les eût-il bel et bien enlevées, n’éliminait évidemment pas les microbes. Sait-on au moins si avant d'aller déjeuner ces mêmes médecins se lavaient un peu plus proprement les mains, ne serait-ce que par répugnance à toucher leur propre nourriture avec des mains souillées ?!
Gérard MACHLINE (05-04-2020 18:12:47)
Une histoire qui ne cesse de se répéter, celle d'un homme qui approche une découverte par le simple raisonnement face à d'autres incapables de penser en dehors des chemins tout tracés.
Michèle CHERBONNEAU (05-04-2020 11:12:10)
Excellent article !En relisant Céline, j'étais intriguée par ce Dr Semmelweis qu'il admirait. Maintenant, grâce à Madame Chaulin, je sais pourquoi.