Malgré leur diversité, les êtres humains vivant sur les terres qui s’étendent du Maroc jusqu’à l’Irak parlent des langues qui ont des liens très anciens. Au point qu’elles ont été regroupées sous l’appellation « afro-asiatiques ».
Cette unité étendue sur un si vaste territoire interpelle : la situation actuelle est-elle le résultat de vastes migrations survenues à une époque ancienne ? Où se trouve le berceau originel de tous ces peuples et à quelle époque faut-il remonter ? Y a-t-il eu un mouvement de l’Afrique vers le Proche-Orient ou bien l’inverse ? La réponse à ces questions n’est pas tranchée, mais les indices sont nombreux et permettent d’émettre quelques hypothèses.
Les langues afro-asiatiques se subdivisent en 5 sous-groupes.
• D’abord celui des langues sémites. Si elles occupent aujourd’hui l’essentiel de cet immense territoire, cette situation est récente puisqu’il date de l’expansion des Arabes musulmans auparavant cantonnés dans la péninsule arabique et le Proche-Orient.
• Le second groupe regroupe les Égyptiens anciens dont la langue s’est transmise jusqu’à nos jours sous la forme du copte (langue liturgique).
• Le troisième groupe inclut les Berbères et les Touaregs, présents sur un territoires allant de l’Afrique du nord jusqu’au Nil et de la Méditerranée jusqu’aux confins du Sahara.
• Le quatrième sous-groupe de langues, appelées « tchadiques », se situe plus au Sud dans le Sahel.
• Le cinquième, les « couchitiques », occupe la majeure partie de la corne de l’Afrique.
L’apport des linguistes
On peut déjà mettre en avant une règle simple : en général, plus les langues se ressemblent, plus leur séparation est récente. Ainsi, on parle encore des variantes de l’arabe depuis le Maroc jusqu’à l’Irak. Dans quelques centaines d’années, ces dialectes se transformeront peut-être en des « langues arabiques » qui appartiendront au groupe linguistique de l’arabe. Il en fut ainsi des langues latines qui ont peu à peu dérivé du latin.
Les linguistes font remonter le point de séparation des langues sémitiques beaucoup plus loin, à au moins 6000 ans (note), ce qui correspond à l’optimum climatique chaud et humide. Quant au point de séparation du groupe afro-asiatique, il est encore plus ancien mais très incertain : entre 13000 et 18000 ans selon les linguistes, ce qui correspondrait à la fin de l’époque glaciaire (note).
Le Croissant fertile à l'origine des langues sémitiques
Que s’est-il passé à la fin de l'époque glaciaire ? Pour répondre à cette question, les linguistes ont su dégager les points de divergence successifs pour établir l’ordre des séparations. L'arbre des langues sémitiques donne des informations précieuses sur l’expansion géographique de ces langues.
Tout d’abord, le point de départ des langues sémitiques semble être situé plutôt au nord, au niveau du Croissant fertile (sémitique occidental, éblaïte, akkadien). D’autre part, la plupart des langues ultérieures dérivent du sémitique occidental situé sur la branche méditerranéenne de ce Croissant fertile.
On devine donc une diffusion en deux temps : la première a englobé l’ensemble du Croissant fertile (à l’exception notable du pays sumérien), la deuxième est partie de la côte levantine pour gagner toute la péninsule arabique jusqu’à son extrémité méridionale. De là, elle a franchi la mer Rouge pour gagner les plateaux éthiopiens, profitant des liens économiques et culturels étroits de part et d’autre de la mer Rouge.
Il serait utile de disposer d’un arbre similaire couvrant l’ensemble du groupe afro-asiatique, ce qui permettrait de remonter beaucoup plus haut dans le temps. Hélas les liens entre les différents groupes afro-asiatiques sont très ténus, ce qui rend la tâche ardue. Certains arbres ont été proposés, mais ils ne remportent pas l’unanimité. La plupart proposent une apparition ancienne des langues couchitiques, tchadiques, et de l’égyptien, suivie d’une naissance plus tardive des langues sémitiques et berbères (note).
Les plateaux éthiopiens, foyer originel des langes afro-asiatiques ?
Le proto-sémitique n’apparaît donc pas comme un bon candidat au poste de précurseur, ce qui laisse présager une migration de l’Afrique vers le Proche-Orient plutôt que dans le sens inverse. Cela peut sembler étonnant compte tenu de l’extrême vigueur du Croissant fertile ; mais il ne faut pas oublier que les langues afro-asiatiques ont divergé dès la fin de l’époque glaciaire, donc avant la révolution néolithique.
En d’autres termes, la diffusion afro-asiatique serait la dernière des nombreuses « sorties d’Afrique » réalisées au Paléolithique (dico), avant que le Proche-Orient ne prenne le relais en tant que nouveau pôle de dynamisme. Seule l’expansion des langues sémitiques, plus tardive, résulterait de la vigueur du Croissant Fertile.
Située plus ou moins à la charnière des groupes afro-asiatiques, l’Égypte semble être un point d’origine tout désigné. Il ne faut pas pour autant se laisser abuser par l’éclat ultérieur de la civilisation pharaonique : nous parlons d’une époque antérieure à l’introduction de l’agriculture, lorsque la densité de population était encore très faible.
Comment une population aussi peu nombreuse aurait-elle pu imposer sa langue de l’Atlantique à l’Océan Indien ? Les Arabes, fragiles habitants du désert, ont bel et bien réalisé cette prouesse à l’époque islamique, mais ils vivaient à un âge largement mondialisé dominé par les empires perse et byzantin.
À l’inverse au Paléolithique, les marchandises étaient échangées de proche en proche par relais interposés et les vastes structures étatiques n’existaient pas, ce qui limitait considérablement les phénomènes d’expansion culturelle.
Pour diffuser une langue, rien ne valait une expansion migratoire facilitée par la supériorité démographique. Dans ce registre, la vallée du Nil était beaucoup moins bien lotie que les plateaux éthiopiens.
Ceux-ci bénéficiaient de deux avantages : tout d’abord, c’était un véritable château d’eau particulièrement utile à l’époque glaciaire, caractérisée par une grande aridité. D’autre part, leur altitude supérieure à 2000 mètres prévervait ces hautes terres de toutes les maladies tropicales, notamment celles véhiculées par les moustiques. Cette salubrité autorisait une densité de population plus élevée que dans les plaines soudanaises.
D’un point de vue strictement démographique, à l’époque pré-néolithique qui nous occupe, les Éthiopiens disposaient donc d’atouts indéniables pour coloniser les rives du Nil beaucoup plus faiblement peuplées.
Les données linguistiques vont dans ce sens : c’est bel et bien sur les plateaux éthiopiens qu’on trouve la plus grande diversité linguistique, ce qui témoigne de l’ancienneté du groupe couchitique (note). Cette diversité est maximale au sein des langues dites « omotiques », tant et si bien qu’on hésite encore à les rattacher au groupe des Couchitiques.
Si cette hypothèse est exacte, les proto-afro-asiatiques des plateaux éthiopiens auraient descendu le Nil jusqu’à la Méditerranée vers la fin de l’âge glaciaire, profitant de leur large supériorité numérique à une époque où le monde était encore aride. De là, ils auraient poursuivi leur expansion vers l’ouest (peuples berbères) et vers l’est (peuples sémitiques), utilisant le delta du Nil comme une oasis populeuse par rapport au Sahara environnant.
Avec le redoux post-glaciaire et le retour des pluies, les Sémitiques auraient ensuite colonisé tout le désert arabique par un mouvement du nord vers le sud, tandis que les Berbères faisaient de même à travers le Sahara. Cette expansion plus tardive expliquerait la plus grande homogénéïté linguistique des Berbères et des Sémites par rapport aux Couchitiques.
Il reste à dire un mot sur le groupe des Tchadiques. On pourrait y voir le résultat d’un mélange entre les Berbères venus du nord et les populations autochtones du Sahel ; toutefois, les langues tchadiques sont très éloignées des langues berbères. Par ailleurs, leur diversité est nettement plus grande (note), ce qui laisse présager une origine plus ancienne.
La théorie la plus communément admise suppose une diffusion qui se serait faite directement depuis les plateaux éthiopiens en longeant le Sahel. Cette bordure méridionale du Sahara a dû jouer un rôle similaire au Nil : c’était une zone peu dense (donc sensible à la poussée migratoire venue d’Ethiopie), sans être totalement inhabitable.
Cette hypothèse est séduisante, mais elle repose sur des données fragiles. Heureusement, d’autres personnes sont là pour fournir leurs propres indices : les généticiens. Les informations fournies par le génome sont aussi éclairantes, sinon plus, que celles fournies par la comparaison des langues, lorsqu’il s’agit de déterminer les migrations anciennes.
Contrairement à une langue qui peut se diffuser d’une population à une autre, un haplogroupe ne peut se transmettre que par le biais d’une migration massive. Deux situations peuvent alors se présenter :
- Transmission de la langue sans le génome : elle est permise par une domination culturelle plutôt que migratoire. La diffusion de l’arabe en est une belle illustration, notamment en Égypte : habitants du désert, les Arabes auraient été incapables de submerger une région aussi populeuse. Tout en restant minoritaires, les conquérants ont su imposer leur langue par une pression à la fois religieuse et économique. C’est ainsi que les Égyptiens sont devenus arabes tout en conservant le patrimoine génétique des pharaons.
- Transmission de la langue et du génome : elle atteste d’une migration majeure qui remplace une population par une autre. Elle nécessite une supériorité démographique des peuples conquérants. La migration des Bantous sur une grande partie de l’Afrique subsaharienne (à partir de 1500 av. J.-C.), permise par leur maîtrise de l’agriculture et de la métallurgie, en est une belle illustration.
L’apport des généticiens
Pour déterminer les connexions anciennes entre populations, les généticiens s’intéressent aux mutations qui surviennent sur certains haplogroupes, vastes groupes d’allèles situés sur un même chromosome. Les plus étudiés sont ceux du chromosome Y, transmis uniquement pas les hommes, et ceux de l’ADN mitochondrial, transmis uniquement par les femmes.
L’ADN mitochondrial s’avère très adapté pour retracer les grandes migrations de l’Homo Sapiens sur des échelles de plusieurs dizaines de milliers d’années ; mais sur les derniers 20 000 ans, le chromosome Y donne davantage d’informations et complète fort utilement les données linguistiques.
Sur l’immense territoire occupé par les Afro-Asiatiques, deux haplogroupes Y dominent : le « E1b1b » et le « J1 ». Le E1b1b couvre toute l’Afrique du nord jusqu’aux limites du Sahel, ainsi que la corne de l’Afrique. Le J1 couvre toute la péninsule arabique et une bonne partie du Proche-Orient ; il possède aussi une petite excroissance sur la côte soudanaise.
L’haplogroupe J1 semble intimement lié aux peuples sémitiques, tandis que l’haplogroupe E1b1b concerne les Couchitiques, les Égyptiens et les Berbères. Quant aux Tchadiques, ils appartiennent à une zone beaucoup plus diverse génétiquement, confinée entre le « E1b1b » de l’Afrique du nord et le « E1b1a » de l’Afrique subsaharienne. On y trouve notamment l’haplogroupe R qui est une exception en Afrique : celui-ci est surtout implanté en Eurasie.
Cette diversité génétique au sein des Afro-Asiatiques laisse présager des mouvements assez complexes. Pour y voir plus clair, passons en revue chacun de ces haplogroupes.
Haplogroupes et théories migratoires
L’haplogroupe E1b1b possède sa plus grande occurrence dans la Corne de l’Afrique (Éthiopie et Somalie) et dans une moindre mesure dans l’Atlas marocain. C’est également sur les plateaux éthiopiens qu’on trouve le plus grand nombre de sous-groupes associés à des mutations complémentaires, ce qui atteste de son ancienneté.
Pour ces deux raisons, la plupart des chercheurs font de la Corne de l’Afrique le point d’origine du E1b1b (note). Sa date d’apparition est située à plus de 22 000 ans, ce qui correspond au paroxysme de la dernière glaciation.
Des migrations majeures auraient ensuite diffusé ce patrimoine génétique le long du Nil, puis vers l’ouest le long des côtes méditerranéennes. La fin de la période glaciaire aurait ensuite permis à ces populations de recoloniser le Sahara.
Il faut également noter l’existence d’une migration supplémentaire partie de Tunisie qui aurait atteint les Balkans en passant par la Sicile et le sud de l’Italie. L’occurrence du E1b1b est de 45% au Kosovo.
Ce scénario ressemble en tous points à celui proposé pour la diffusion des langues afro-asiatiques sur le continent africain : il est très tentant d’associer l’expansion des Afro-Asiatiques à celle des populations E1b1b, d’autant que les dates s’avèrent compatibles. Le début de la migration aurait eu lieu il y a 18 000 ans environ, vers la fin de l’époque glaciaire, donc bien avant la révolution néolithique.
Pour savoir comment ces populations ont pu gagner le Proche-Orient jusqu’à aboutir à l’expansion sémitique, il s’agit maintenant d’analyser les migrations de l’haplogroupe J1.
Cet haplogroupe possède une occurrence maximale dans des régions diamétralement opposées, ce qui n’aide pas à la compréhension : au Yémen (sud-ouest de la péninsule arabique) et chez les populations situées à l’est du Caucase (Daghestan).
La diversité génétique au sein de cet haplogroupe est plus instructive : elle connaît un pic autour du lac de Van, donc sur les plateaux qui séparent le Croissant Fertile du Caucase (note). La date d’apparition du J1 est estimée à environ 13 000 ans (note).
Or il y a 12 000 ans, sur l’arc montagneux constitué par le Zagros (Iran) et le Taurus (Turquie), était domestiqué le tout premier animal à des fins d’élevage : la chèvre, bientôt suivie du mouton (note). Le lieu et la date d’apparition du J1 coïncident donc approximativement avec les prémices de la révolution néolithique survenue dans le Croissant fertile. L’expansion de cet haplogroupe serait un corollaire de la nouvelle vigueur démographique permise par l’élevage.
L’agriculture a dû jouer un rôle plus faible dans cette expansion : d’abord parce que la région d’origine du J1 était relativement aride et beaucoup plus propice à l’élevage. Ensuite parce que l’élevage permettait le nomadisme tandis que l’agriculture sédentarisait les populations et n’était donc pas favorable aux migrations.
Enfin, d’un point de vue strictement démographique, les populations du Zagros ne pouvaient guère submerger les régions agricoles du Croissant fertile qui étaient plus populeuses ; de fait, le J1 y reste minoritaire encore aujourd’hui.
Autrement dit, les éleveurs J1 étaient davantage adaptés à l’environnement de steppes situé sur les marges méridionales du Croissant fertile. Vitalisés par leurs troupeaux, ils ont dû prendre le contrôle de l’ensemble des « ports » commerciaux qui bordaient la steppe arabique. Ils assuraient le transport des marchandises entre la Mésopotamie et le Levant et constituaient le principal lien entre ces régions.
Peu à peu, ils ont dû étendre ce monopole vers le sud jusqu’à contrôler l’ensemble de la péninsule arabique. Là encore, ce scénario ressemble furieusement à celui proposé pour la diffusion des langues sémitiques. Toutefois, il reste à résoudre un problème délicat : les langues afro-asiatiques possèdent leurs racines en Afrique alors que le groupe J1 provient d’Asie (Caucase/Zagros). Au moins à l’origine, il n’y avait donc pas adéquation entre « J1 » et « sémitique ».
La fusion entre les deux a dû se faire aux confins de la Palestine et de la Jordanie, en cette région où les haplogroupes s’enchevêtraient. Les populations E1b1b, sédentarisées par l’agriculture, ont dû communiquer leur langue aux populations nomades J1 avec qui elles commerçaient.
De par leur mobilité et leur rôle économique de premier plan, ces marchands nomades ont dû imposer progressivement cette langue sur tout le Croissant fertile, donnant naissance notamment à l’éblaïte (Syrie) et à l’akkadien (Mésopotamie).
L’époque historique a reproduit ce même scénario : au VIIIe siècle avant J.-C., les Araméens étaient encore un peuple des marges installé aux confins de la Syrie. Grâce à leur contrôle du commerce reliant la Syrie, la Palestine et la Mésopotamie à travers la steppe, ils ont acquis un monopole économique tel que leur langue a fini par s’imposer partout aux dépens des anciennes.
Ainsi disparurent l’akkadien (babylonien et assyrien), le phénicien, et même l’hébreu en grande partie. Ce fut sans doute par un processus similaire que les premiers Sémites imposèrent leur suprématie sur le Proche-Orient et la péninsule arabique à l’époque néolithique.
Il reste à dire un mot sur l’haplogroupe R1b1a2, qui est l’un des nombreux haplogroupes parmi les populations tchadiques du Sahel. Il se distingue par son origine singulière : on sait que l’haplogroupe R est né au cœur de l’Eurasie, du côté de l’Altaï (note).
Or la variante R1b1a2 est un sous-groupe typiquement africain, ce qui atteste d’une ancienne migration très ciblée de l’Eurasie vers le lac Tchad. Les populations de l’oasis de Siwa située à l’ouest de l’Égypte présentent une proportion anormalement élevée d’haplogroupe R1b1a2 et constituent donc un témoignage de cette ancienne route de migration (note).
La naissance du sous-groupe R1b1a2 est datée de 9000 ans au plus : la migration s’est donc produite pendant l’optimum climatique chaud et humide, et serait plus ou moins contemporaine de celle des Sémites. Des populations venues du sud de l’Europe ont pu s’installer sur la côte africaine redevenue plus fertile, avant de traverser le Sahara transformé en savane pour atteindre finalement les rives du lac Tchad.
Comme il ne reste plus aucune trace du groupe R sur la côte africaine, cela signifie qu’une migration ultérieure du groupe E1b1b a dû en effacer les restes. L’étude chronologique des langues berbères va dans ce sens : elle témoigne d’une diffusion berbère en deux vagues.
La première date de 10 000 ans environ et correspondrait à l’expansion des Afro-Asiatiques depuis l’Égypte. La deuxième date de seulement 3000 ans et serait à l’origine de la plupart des langues berbères actuelles, très homogènes.
Cette deuxième diffusion a dû se faire non pas depuis l’Égypte (qui n’était pas berbère), mais depuis le Maghreb où la population était dense. En submergeant la côte libyenne, ces Berbères venus de l’ouest ont dû écraser les derniers restes de l’haplogroupe R1b1a2.
Qu’en est-il des populations R1b1a2 parvenues sur les rives du lac Tchad ? Comme elles parlent des langues tchadiques, cela signifie qu’elles ont hérité de l’afro-asiatique au cours de leur migration.
Cela s’est-il fait sur le vieux substrat berbère de la côte méditerranéenne aujourd’hui perdu ? Sur les dialectes égyptiens qu’elles ont côtoyés lors de leur passage par l’oasis de Siwa ? Ou sur les langues couchitiques qui s’étendaient sans doute le long du Nil soudanais plus au sud ? Peut-être un peu des trois.
Par la suite, le contact avec les langues autochtones du Sahel a pu contribuer à créer cette grande diversité que l’on constate aujourd’hui au sein des langues tchadiques.
Dans un deuxième temps, les langues tchadiques se sont diffusées bien au-delà de l’haplogroupe R des conquérants, notamment vers l’ouest : ainsi, seuls 20% des Haoussas qui occupent le nord du Nigéria appartiennent à cet haplogroupe. Cela signifie que les nouveaux arrivants ont profondément impacté la région jusqu’à diffuser leur langue sur tous les peuples voisins.
Le scénario plausible des migrations afro-asiatiques
Nous sommes en 16 000 av. J.-C. (18 000 BP). Le monde est encore en pleine glaciation, mais depuis 4000 ans les températures et les précipitations repartent à la hausse. Le Sahara est encore un désert, seulement irrigué par le Nil dont les deux principaux affluents (le Nil Bleu et l’Atbara) coulent depuis les plateaux éthiopiens.
Ces plateaux abritent une population nombreuse qui profite de précipitations abondantes et reste préservée des maladies tropicales grâce aux effets de l’altitude. Elle parle une langue proto-afro-asiatique et appartient au groupe génétique E1b1b. Elle est constituée de nombreuses tribus de chasseurs-collecteurs, comme partout ailleurs dans le monde.
Entre les plaines épidémiques du sud-ouest et les déserts non irrigués du nord-est, ces populations ne possèdent qu’une seule issue naturelle : le Nil, qui court vers le nord à travers le Sahara. Peu à peu, certaines tribus le redescendent jusqu’à atteindre son embouchure, où elles supplantent sans peine les anciens occupants.
Les années passent et le climat devient de plus en plus humide. En 10 000 av. J.-C. (12 000 BP), tout bascule : les Afro-Asiatiques implantés dans le delta du Nil peuvent traverser le Sinaï pour s’implanter par petits groupes en Palestine. Ils seront à l’origine des Sémites. D’autres longent la côte méditerranéenne vers l’ouest jusqu’à atteindre le Maghreb : ils seront à l’origine des Berbères.
Dans le même temps, les populations des monts Zagros (actuel Kurdistan) réalisent la première des domestications destinées à l’élevage : la chèvre, bientôt suivie du mouton. Les tribus situées autour du lac de Van sont les premières à en bénéficier. Elles appartiennent au groupe génétique J1 et sont peut-être originaires de l’est du Caucase (actuel Daghestan russe). Elles n’ont aucun rapport avec les Afro-Asiatiques.
Dopés par leur nouvel atout, ces éleveurs-pionniers (note) descendent dans la plaine, au cœur du Croissant fertile qui est en plein boom grâce à la domestication de l’orge et du blé. Incapables de rivaliser avec ces agriculteurs-sédentaires, les éleveurs-nomades s’implantent dans la zone de steppes qui borde le sud du Croissant fertile. De proche en proche, ils atteignent ainsi les confins de la Palestine et de la Jordanie.
À cet endroit, ils se retrouvent au contact avec les populations afro-asiatiques venues d’Égypte. Sédentarisées par l’agriculture, ces dernières habitent dans des villages opulents, notamment celui Jéricho près de la Mer Morte. La relation étroite qui se crée entre les agriculteurs E1b1b et les éleveurs J1 pousse ces derniers à adopter le proto-sémitique : ainsi l’afro-asiatique sort-il pour la première fois de son groupe génétique originel.
Devenus Sémites, les nomades J1 poursuivent leur commerce à travers la steppe, mettant en relation tous les villages du Croissant fertile et favorisant considérablement leur croissance. Ces Sémites en deviennent le trait d’union, et leur langue s’impose peu à peu comme la lingua franca de tout le Proche-Orient.
Seul le sud de la Mésopotamie, plus aride, reste encore à l’écart de ce dynamisme puisque l’irrigation n’est pas encore maîtrisée : en corollaire, le peuple sumérien restera épargné par l’expansion sémitique jusqu’à l’époque historique.
Tandis que les Sémites imposent leur marque dans le Croissant fertile, de nouveaux migrants font leur apparition sur la côte africaine : ils viennent du sud de l’Europe et profitent de leur supériorité numérique pour coloniser certaines oasis aux dépens des proto-Berbères.
Ils y restent un moment et finissent par adopter la langue des peuplades qu’ils côtoient, celles de la côte et celles du Nil : ainsi l’afro-asiatique s’accroche-t-il à un nouveau groupe génétique, le R1b1a2. De là, ces proto-Tchadiques poursuivent leur migration vers le sud à travers le Sahara devenu une savane habitable. Ils atteignent ainsi les limites du Sahel au niveau du lac Tchad, où ils anéantissent les autochtones.
Leur dynamisme économique contribue à diffuser leur langue sur tous les peuples voisins, notamment vers l’ouest jusqu’au pays haoussa (nord du Nigeria). Le proto-tchadique se modifie rapidement au contact des indigènes, conduisant à une grande diversité linguistique.
Nous sommes alors en 6000 av. J.-C. et l’agriculture vient de gagner l’Égypte et le sud de la Mésopotamie. Le Croissant fertile, élargi sur ces deux nouveaux pôles de dynamisme, voit les flux commerciaux exploser.
Gavés de richesses, les proto-Sémites connaissent une croissance démographique qui les pousse à coloniser de nouvelles terres : bien adaptés aux régions arides, ils trouvent un exutoire vers le sud, dans la péninsule arabique. Ils finissent ainsi par atteindre les montagnes du Yémen, plus arrosées, dont ils font un nouveau pôle de vitalité. De là, ils franchissent la mer Rouge et colonisent le nord de l’Éthiopie.
Les envahisseurs sémitiques se retrouvent ainsi au contact des autochtones couchitiques qui n’ont jamais quitté leurs plateaux depuis l’époque glaciaire. Ironie de l’Histoire, le point ultime de l’expansion afro-asiatique se retrouve confondu avec son point de départ !
Vers 4000 av. J.-C., les précipitations repartent de nouveau à la baisse, ce qui n’est pas sans conséquence sur la gestation des civilisations sumérienne et égyptienne. Peu à peu, la côte du Maghreb devient le principal bastion fertile des peuples berbères et un nouveau foyer de migrations. En particulier, les anciennes populations de la côte libyenne finissent par disparaître sous cette nouvelle pression berbère.
Les derniers épisodes en date de cette épopée afro-asiatique ne sont pas des moindres : il s’agit d’abord de la diaspora juive à travers le monde, qui tend à exporter l’hébreu sur tous les continents ; puis l’expansion des premiers califes qui contribue à exporter la langue arabe depuis l’Irak jusqu’en Mauritanie, depuis la Syrie jusqu’au Soudan.
Assurément, le dynamisme de cet ensemble afro-asiatique constitue l’une des aventures les plus fascinantes de l’Histoire humaine.
Vos réactions à cet article
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suzanne Hovasse (03-02-2022 12:19:47)
Compliqué mais absolument passionnant c'est le cas d'ailleurs de tous les articles sur les origines des civilisations.
Kristian43 (13-07-2020 23:38:46)
Passionnant et convaincant.
xuanilll (13-07-2020 20:13:32)
Je partage entièrement. Il y aura une seconde lecture pour fixer tout ça... mais cela en vaut la peine. Merci.
HB (12-07-2020 20:22:53)
Article remarquable à mon sens.
Il faut s'accrocher ... et alors plusieurs millénaires s'installent devant nos yeux en prenant un sens plus riche.