Brésil pré-colonial

La civilisation au cœur de l'Amazonie

Les incendies qui ont ravagé l’Amazonie durant l’été 2019 ont déclenché des débats houleux entre partisans d’une souveraineté intransigeante, incarnée par les positions acerbes du président brésilien Jair Bolsonaro, et les défenseurs de l’environnement, outrés de voir se consumer le « poumon vert » de la planète.

En dépit de leurs différences, tous les protagonistes partageaient une vision commune d’un espace vierge tenu pour un modèle d’équilibre entre la présence humaine et le développement harmonieux de la nature. Mais l'archéologie met à mal cette vision de l'Amazonie avant l'arrivée des Européens... 

Vanessa Moley, avec la contribution d'Yves Chenal

Une région « vide »… depuis 1492

Avec une superficie de 5,5 millions de km2, l'Amazonie est la plus vaste forêt tropicale de la planète. Pour les contempteurs ou thuriféraires de la politique du président brésilien Jair Bolsonaro, un point semble acquis : le « poumon vert » de la planète incarnerait une zone intacte, les tribus indiennes se contentant de prélever le strict nécessaire sans en modifier l’écosystème ni développer de structures complexes.

Ce postulat initial induit que la grande pauvreté des sols serait à l’origine d’une « limitation écologique » qui aurait contraint les habitants à cultiver sur brûlis avant de se déplacer pour laisser ensuite les sols se reconstituer durant quelques années. Le développement de toute civilisation complexe aurait ainsi été rendu impossible. Cette thèse a longtemps été partagée par les historiens, ethnologues, mais aussi biologistes, qui se sont intéressés à la région en voulant y voir un espace inaltéré. 

Les recherches archéologiques, mais aussi biologiques, comme l’archéobotanique ont cependant fait émerger une nouvelle histoire de cet espace, moins européocentrée et plus ouverte à la complexité. Il devient possible aujourd’hui d’entrevoir – car les sources demeurent peu nombreuses – un passé bien plus riche et divers qu’on ne l’a longtemps envisagé.

Avant l’arrivée des Européens, l'Amazonie est un territoire autrement plus densément peuplé que de nos jours : selon plusieurs historiens, le choc microbien aurait entraîné la disparition d’environ 50 à 95 % de la population mais aussi, et surtout, l’effondrement des structures sociales et modes de vie traditionnels.

Du reste, cette densité avait été relevée dans le livre Découverte du fleuve des Amazones écrit par l’espagnol Gaspar de Carvajal, l’un des premiers Occidentaux ayant descendu l’Amazone (en 1541), avec une troupe commandée par Francisco de Orellana. Il y décrit des terres très peuplées, avec de nombreux villages et même des villes de plusieurs milliers d’habitants. Cependant son texte a longtemps été considéré avec une grande suspicion par les historiens.

En effet, Carvajal était membre d’une expédition partie au cœur des Andes à la recherche d’El Dorado, sous la houlette du conquistador Gonzalo Pizarro. Chargé par ce dernier de trouver de la nourriture en descendant le fleuve, lui et ses compagnons, parmi lesquels le navigateur Francisco de Orellana, avaient finalement renoncé à le remonter sur des centaines de kilomètres après être parvenus dans des régions prospères.

Comme ils craignaient d’être accusés de rébellion, l'ouvrage fut rédigé pour justifier leurs décisions, d’où la grande prudence avec lesquelles ont été lues les descriptions des tribus nombreuses, y compris celle des Amazones, bandes de guerrières terrifiantes dont Orellana donne le nom au fleuve.

Paradoxalement, c’est la déforestation en cours depuis les années 1970 et les terrassements réalisés par les éleveurs qui sont venues confirmer ce passé enfoui. Au nord du Brésil, elle a aussi mis à jour des géoglyphes, ces amples dessins tracés à même le sol qui sont autant de trésors archéologiques.

Géoglyphes découvert lors de fouilles archéologiques menées à Jacó Sá, dans l’État d'Acre, novembre 2018, Sciences et Avenir, DR.

Une Amazonie inconnue se dévoile

En 2012, 290 de ces formes avaient déjà été trouvées dans l'état d'Acre, environ 70 en Bolivie et 30 dans les États brésiliens d'Amazonas et de Rondônia. Pour l’heure, les géoglyphes gardent encore leur mystère. 

Cela n’empêche pas des scientifiques d’émettre d’audacieuses hypothèses. William Woods, géographe à l'Université du Kansas, au sein d'une équipe étudiant les géoglyphes d'Acre, estime que « si l'on veut recréer l'Amazonie précolombienne, la plupart des forêts doivent être enlevées et remplacées par des habitats et des cultures intensives. Je sais que cela passera mal auprès des fervents écologistes... mais que peut-on dire d'autre ? »

Denise Schaan, archéologue à l'Université fédérale du Pará au Brésil, a dirigé des recherches sur les géoglyphes et procédé à des tests au radiocarbone. Elle a ainsi mis en lumière que leurs constructions remontent de 1000 à 2000 ans, parmi lesquels certaines pourraient même avoir été reconstituées à plusieurs reprises au cours de cette période.

Les géoglyphes, motifs géométriques gravés dans la terre, sont devenus de plus en plus visibles avec la déforestation de l'Amazonie, New York Times, 2012, DR.Dans les années 2010, les chercheurs en sont venus à penser que ces géoglyphes avaient une importance cérémonielle, sans pouvoir établir aucune certitude cependant. Le mystère est d’autant plus profond que ces géoglyphes n’ont pas de rapport évident avec les autres colonies pré-colombiennes découvertes ailleurs en Amazonie. Et de grandes lacunes touchant aux peuples autochtones de cette aire géographique persistent.

Dans un article du New York Times daté du 14 janvier 2012, le paléontologue brésilien Alceu Ranzi compare ces réalisations aux célèbres lignes de Nazca dans le sud du Pérou (note). Ces découvertes viennent remettre en question la version d’une Amazonie peu habitée, confirmant du même coup les thèses du journaliste américain Charles C. Mann.

Dans son livre, 1491, Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb (note), issu des recherches scientifiques sur l’Amérique précolombienne, il explique que certaines parties de l'Amazonie étaient « beaucoup plus peuplée qu'on ne le pensait » et que « ces gens ont volontairement modifié leur environnement de façon durable ».

Un mode de vie radicalement transformé depuis l’arrivée des Européens

Il semble maintenant probable que l’arrivée des Européens a aussi provoqué une multiplication des conflits. Que ce soit pour fuir les Blancs et les risques d’esclavage ou pour s’en rapprocher afin de contrôler l’accès au commerce, les Amérindiens de la région semblent être devenus plus nomades qu’avant, d’autant que les agglomérations les plus importantes, le long de l’Amazone, ont été les plus touchées par le choc microbien et ont totalement disparu.

Des artefacts précolombiens, trouvés près de certains des géoglyphes de l'État d'Acre, offrent des indices sur leur origine, New York Times, 2012, DR.Un autre élément a joué un rôle essentiel dans ces transformations : l’introduction du métal. Les outils de pierre étaient peu efficaces pour déboiser, ce qui aurait plutôt incité les habitants de la région à exploiter les parcelles de manière prolongée, au prix d'importants efforts collectifs.

Les haches en métal, au contraire, ont permis à des populations décimées par le choc microbien de pratiquer les cultures sur brûlis qui ne seraient donc pas à interpréter comme une technique immuable mais au contraire comme une innovation technologique et agricole majeure. Le contrôle des approvisionnements en métal auprès des Blancs devient alors un enjeu essentiel qui engendre des tensions et affrontements.

Toutes les certitudes sur le régime alimentaire et l’agriculture précolombienne ont été remises en cause et avec elles, celles sur le rapport des habitants et de leur environnement. Alors qu’on considérait jusque-là que le manioc constituait la nourriture de base de l’ensemble des habitants de l’Amazonie, l’absence de toute trace de sa production (alors que sa préparation nécessite de nombreux outils) sur la plupart des sites découverts a contraint à remettre en cause cette certitude : il était bien cultivé par divers groupes, mais non par tous, de loin.

Une équipe d'anthropologues de l'Institut Mamiraua a exhumé en 2018 un ensemble d'urnes funéraires en céramique datées de 1500, DR.

Une forêt profondément modifiée par l’homme

L'abondance des plantes domestiquées en Amazonie prouve l'existence de la grande variété des régimes alimentaires entre les tribus. Ainsi, des arbres fruitiers ont été sélectionnés et croisés entre eux, comme le palmier-pêche, extrêmement prolifique. Ananas sauvage, noix diverses, baies… ont aussi été plantés pour permettre de nourrir les populations et vont à l'encontre de l'idée reçue d’une « générosité » spontanée de la forêt.

La densité de la forêt amazonienne, comparable à celle des forêts européennes, semble du reste s'accroître dans les zones peuplées par les populations précolombiennes, où l'on retrouve des espèces cultivées en abondance. De plus, cette forêt est traversée de nombreux chemins, routes, canaux, de sols surélevés dans les zones inondables, ainsi que de nombreux aménagements et terrassements, qui n’ont pour certains été que très récemment été identifiés comme étant le fruit de l’action humaine. Leur ampleur demeure largement méconnue : il reste encore à repérer les structures érigées par l’homme.

S’il est encore impossible de proposer une description précise des modes de vie, lesquels ont du reste varié pour s’adapter aux changements de la végétation dus aux évolutions du climat, la diversité linguistique et culturelles ne doit pas être sous-estimée : certaines tribus vivaient au sein de véritables villes alors que d’autres étaient des chasseurs-cueilleurs, et d’autres encore semi-sédentaires...

Désormais, considérer que la région amazonienne aurait été un « enfer vert » où des populations auraient péniblement survécu au sein d’un écosystème qui les aurait dépassés, pourrait relever de l'aberration. Pour vivre et se pérenniser, elles ont dû s'adapter aux évolutions et changements récurrents de leur environnement.

Mais que la forêt amazonienne ne soit pas aussi primitive et intacte qu’on le croit volontiers n’implique naturellement pas qu’elle soit moins précieuse pour l’avenir de l’humanité...

Bibliographie

Nature Communications, revue scientifique vol. 9, 27 février 2018,
New York Times, 14 janvier 2012.

Publié ou mis à jour le : 2021-02-04 18:19:01
DRUHEN CHARNAUX (12-02-2020 08:48:11)

Passionnant Merci

Jeamen (09-02-2020 15:56:16)

Merci pour cet article passionnant sur une région à l'histoire aussi traditionnellement mal connue que déformée. Je ne connaissais pas l'archéologie de cette zone mais avais appris il y bien longtemps du milieu agronomique tropical qu'une très large partie des sols amazonien avaient été une ou plusieurs fois cultivée (structure pédologique et organique des sols) impliquant ainsi une présence humaine continue assez forte et ... que la forêt amazonienne ne serait pas vraiment primaire mais secondarisée !

alain delos (09-02-2020 12:32:15)

Excellent article sur un sujet "brulant". Lors d'une conférence que j'ai faite sur l'histoire précolombienne du Brésil je présentais des slides sur Kuhikugu dans le parc du Xingu. Comme vous le dites ce que les Brésiliens appellent l'"Invasion" plutôt que la découverte s'est traduit par la disparition non seulement de 90 % des autochtones mais aussi de civilisations que l'on commence à reconnaitre par les traces que vous mentionnez mais aussi par les énormes "sambaquis" qui dénotent l'existence de civilisations complexes, comme toutes les civilisations.

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net