L’historien et anthropologue Emmanuel Todd ne le cache pas : « Je suis un héritier culturel ». Ses travaux et son parcours doivent beaucoup à des parents et aïeux brillants, excentriques, réfléchis et parfois tout cela à la fois. En prenant soin de ne pas être pris par une foi un peu malsaine en la génétique, la recherche des origines peut nous plonger dans les mystères de l’âme humaine.
Heureusement, Emmanuel Todd nous ramène toujours à la réalité : fier de son grand-père maternel le journaliste, philosophe et romancier Paul Nizan, il fait sienne cette citation tirée des Chiens de garde : « Il y a d’une part la philosophie idéaliste qui énonce des vérités sur l’Homme et d’autre part la carte de la répartition de la tuberculose dans Paris qui dit comment les hommes meurent ».
Dans un beau mouvement, Emmanuel Todd puise ainsi son héritage intellectuel tant du côté de sa famille bretonne, les Nizan-Métour, que du côté de l’empirisme anglais de bon aloi tiré de ses études à Cambridge, au Trinity College (celui de Newton et du Prince Charles), sur les pas de son père Olivier, journaliste rebelle, cultivé, bilingue. D’un point de vue strictement scientifique il se rattache à la fois au « Groupe de Cambridge » de Peter Laslett et à l’anthropologie historique, courant de l’École des Annales. Emmanuel Leroy Ladurie, pionnier de la micro-histoire, fait le lien entre les deux et nous ramène à sa propre histoire familiale.
Emmanuel Todd confie être un passionné de généalogie. Ce fut un passe-temps d’enfance, qui l’a conduit à consacrer sa thèse au dépouillement de registres de dénombrement de la population, l’une des principales sources du généalogiste. Il observa que la famille n’est pas telle qu’on le pense, qu’elle n’est pas partout la même et que les sociétés humaines sont diverses. Une observation simple et à la fois contre-intuitive, abondamment démontrée dans son œuvre mais qui se heurte à la résistance de la « philosophie idéaliste ». C’est déjà ce que dénonçait Nizan...
Paul Nizan, disparu tragiquement au siège de Dunkerque en 1940, est né à Tours en 1905. Son père, Pierre Joseph Marie Nizan, est cet ouvrier devenu ingénieur, alors en poste à Tours, décrit dans le roman Antoine Bloyé (1933). Sa mère est Clémentine Anaïs Métour, originaire de Brest. Ses deux grand-pères étaient employés à la Compagnie du Chemin de Fer d'Orléans. Le nom Bloyé est emprunté à sa grand-mère paternelle, Jeanne Marie Bloyet à l’état civil, issue d’une famille de laboureurs d’Allaire.
Les Nizan sont au moins depuis le XVIIe s. des cultivateurs de Bréal-sous-Montfort, près de Rennes. Les Métour se sont mis au service de l’État à partir du milieu du XVIIIe siècle à Lorient, ville créée de toutes pièces par Louis XIV pour servir les intérêts de la Compagnie des Indes et pour aider à la construction des bateaux de la Marine royale. Venus de la commune voisine de Baud, ils deviennent charpentiers en bateaux. A Jean Nicolas Métour (1742-1804) succède Pierre François (1770-1850), qui touchait en 1836 une pension militaire pour 48 ans de service comme « charpentier calfat ».
Son fils Eugène Marie Métour (1816-1871), charpentier et pompier de la Marine, eut deux fils : le premier, Paul Pierre Marie Métour, grand-père de Paul Nizan, le second, Eugène Charles, né en 1851, ingénieur des Ponts et Chaussées qui fit sa carrière dans les colonies, en Indochine, en Algérie. De cet ingénieur est issu Eugène Paul Marie Métour, personnalité méconnue qui a sans doute influencé la pensée de Paul Nizan (son cousin au deuxième degré).
Cet anthropologue, décrit par Pascal Ory dans sa relation avec Paul Nizan comme un « cynique » , est né à Lorient en 1880. Il passa l’essentiel de son enfance à Mascara (Algérie). La famille s’exila ensuite aux Etats-Unis, en Pennsylvanie. Eugène Métour s’est fait connaître en 1909 par l’ouvrage d’anthropologie « In the Wake of the Green Banner » (Derrière la bannière de l’islam), dédié à son père et aux années passées à Mascara, dans les montagnes de la tribu des Beni-Chougrane.
Paul Nizan, qui a fait de bonnes études à Paris en dépit de la fin de carrière difficile de son père, épouse en 1927 Henriette Alphen, fille de Robert Alphen et de Germaine Hesse. Selon Emmanuel Todd, les mariages « mixtes » entre juifs et catholiques étaient alors encore inexistants.
Ce mariage illustre surtout le fait qu’une génération, au sein de la bourgeoisie parisienne, entendait préférer se consacrer à la réalisation de l’idéal communiste, autour de Louis Aragon, plutôt que de se cantonner à des questions identitaires ou religieuses.
Pour Emmanuel Todd, le couple Alphen-Hesse tient une place particulière, liée à son « élevage » dans la petite enfance. Le père et le grand-père de Germaine Hesse étaient négociants en métaux précieux. Bien qu’originaires de Moselle, Paul Jonas Hesse et Adrienne Lucie Levy se sont mariés à Bordeaux. On retrouvera plusieurs fois l’incursion de juifs de l’Est, Askhénazes (issus de monde germanique), dans le monde sépharade qui, disposant d’un meilleur niveau éducatif, venaient alimenter la Gironde en rabbins.
Tel Simon Coma Lévy, issu d’une famille de Lauterbourg, formé à l’École rabbinique de Metz. Rabbin de Lunéville en 1853, il devient Grand rabbin de la Gironde à partir de septembre 1864. En 1887, il est l’auteur d’un ouvrage au titre évocateur pour l’historien préoccupé par les questions religieuses : Moïse, Jésus et Mahomet, ou les trois grandes religions sémitiques (1887).
La généalogie Hesse nous mène à Isaac qui, au milieu du XVIIe s., avait quitté Friedberg, dans la Hesse pour Puttelange-aux-Lacs.
Moïse Émile « Robert » Alphen (Robert est l’un des prénoms d’Emmanuel Todd) était banquier mais aussi compositeur de musique. Il empruntait ainsi à l’occasion le nom de son arrière-grand-père Isaac Strauss, se faisant appeler « Alphen Strauss ». Violoniste, il avait perdu une main pendant la Grande Guerre !
Nous remontons alors la généalogie de Mathieu Alphen (1835-1878) et de Marguerite Cahen, petite-fille d’Isaac Strauss. Fils d’un barbier installé à Kehl, petit-fils d’instituteur, ce dernier était un Strasbourgeois né en 1806, violoniste et compositeur de musique. Il est devenu directeur des bals de la cour de Napoléon III.
Grand collectionneur, son fonds personnel est à l’origine de la création du Musée d’art et d’histoire du judaïsme de Paris. Il est aussi l'arrière-grand-père de Claude Lévi-Strauss, faisant ainsi de Lévi-Strauss et de Todd deux cousins éloignés (Isaac Strauss et Emmanuel Todd sont distants de 5 générations).
Attardons-nous ici brièvement sur le nom de cet arrière-grand-père. En effet, le nom de naissance d’Isaac Strauss était Emmanuel Israël. Ce nom a été modifié suite au décret impérial du 20 juillet 1808 obligeant les Juifs à adopter un prénom et un nom fixes. Ce qui n’était effectivement pas le cas, comme le montrent les généalogies juives de l’époque de l’Ancien régime.
Les Alphen (ou Halphen) se concentraient à Metz où ils étaient négociants, marchands de chevaux, joailliers.
Ils descendent de Mardochée le vieux Halphen dit aussi Halphen Goudchaux, médecin originaire de Prague, qui s’est installé à Metz avec ses parents et a épousé en 1575 Anne Nenchen Levy, fille du premier rabbin installé à Metz, Israël Méir Levy.
La famille Todd a demeuré pendant plusieurs siècles à Byers Green, dans le comté de Durham, au nord de l’Angleterre. L’historique de la paroisse nous montre qu’en 1342, Thomas et William Todd détenaient chacun un messuage, parcelle de terrain destinée à la construction.
Les Todd auraient résidé pendant deux siècles dans le cottage de Nutty Hagg. La famille travaillait dans les mines de calcaire et dans les métiers connexes (maçonnerie). Leur départ semble être lié à la reconversion de l’activité locale dans l’extraction du charbon à la fin du XVIIIe s. Les Todd ont vendu le cottage et déménagé, certains à l'étranger, en Australie, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis d'Amérique et au Canada, ainsi que quelques-uns en Afrique du Sud.
La documentation évoque un remarquable dynamisme démographique des Todd et même un record de longévité. Les registres permettent de remonter à William Todd (1718-1785) époux de Jane Rowell (fille de Lancelot et d’Elizabeth Pickering), qui ont eu huit enfants. Christopher Todd (1757-1827) et Eleanor Hart (née en 1752), se sont mariés à Auckland St. Andrew en 1779. Ils sont en outre les parents de George Todd (1796-1872). Ce dernier, devenu veuf de Anne Beecroft, quitta le comté de Durham pour Londres. Remarié à Saint James, Westminster en 1826 avec Phoebe Rogers il eut un fils, Christopher William, né à Chelsea en 1831. Maçon, il donna une formation de charpentier à son fils et mourut à Battersea en 1872. Son entreprise de construction fut particulièrement prospère. En 1851, George Todd employait une soixantaine d’ouvriers. Trois de ses fils travaillaient avec lui, formés au métier de charpentier, parmi lesquels Christopher William.
Ce dernier épousa d’abord Charlotte Middleton, qui lui donna huit enfants. Veuf, il se remaria à Ruthella Hetherington, qui devint une grande amie de la mère de Churchill et dont il eut une fille, Dorothy. Il poursuivit l’oeuvre de son père pendant l’ère victorienne, mais mourut précocement, en 1892, alors que sa fille n’avait que neuf ans. Veuve, Ruthella, sombra dans l’alcoolisme. C’est de cette nouvelle situation, qui a conduit au déclassement social, qu’apparaît alors une lignée « cognatique » : « Dorothy » Elsie Frances Todd, née en 1883 à Kensington, quartier huppé de Londres dut se prendre en charge.
Elle donna naissance à Paris en 1905 à une enfant illégitime, Dorothy « Helen » Todd, née Thompson, qui sera baptisée à Londres. Helen passera par le Somerville College d’Oxford et deviendra une militante communiste active et exigeante. Achevant la lignée cognatique, Helen eut à son tour un enfant hors mariage, Olivier Todd (père d’Emmanuel). Il n’a pas été reconnu par son père Julius Oblatt, un architecte juif né à Vienne en 1906, qui s’est exilé en 1937 en Californie - et dont nous ignorons la généalogie.
« Dorothy » s’est affirmée dans le Londres des Années 20 par ses mœurs homosexuelles, vivant en couple à Chelsea avec une journaliste de mode, l’Australienne Madge Garland. S’emparant de cette revue ciblée sur la mode, « Dody » s’est heurtée de plein fouet à la haute société britannique en plongeant Vogue dans son époque, l’insérant dans un courant moderniste, mettant en avant la littérature de son temps (Virginia Woolf, Aldous Huxley,…).
Son passage à la tête du magazine Vogue de 1922 à 1926 manifeste une liberté intellectuelle qui caractérisera les Todd sur quatre générations, avec la contribution non négligeable et non contradictoire de Nizan. C’est la rencontre d’une culture familiale avec un moment particulier de l’histoire du monde développé, alors à l’apogée de ses idéaux démocratiques et égalitaires.
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