Il avait « la liberté souveraine d’un petit garçon dans un square » (Tristan Bernard). Mais la taille et les éternelles facéties d'Henri de Toulouse-Lautrec ne peuvent à elles seules résumer la vie de ce peintre définitivement inclassable, tant par ses sujets souvent scandaleux que par son style innovant, à l'affût des nouveautés de son époque.
Le petit homme d’une grande famille
Lorsqu'on naît, le 24 novembre 1864, sous le nom de Henri Marie Raymond de Toulouse-Lautrec-Monfa dans une des plus vieilles demeures familiales d'Albi, on peut se targuer de descendre d'une belle famille !
Mais malheureusement, peut-être parce que les aïeux ont eu la fâcheuse habitude de se marier ensemble, le petit Henri se révèle un garçon très fragile. Dommage, son père est un adepte du sport et de la chasse ! Il ne pourra partager sa passion avec son fils qui, à 14 ans, se brise un fémur en tombant d'une chaise avant de se blesser de l'autre côté l'année suivante. Il en gardera des jambes atrophiées et ne dépassera guère 1m50.
Ne pouvant partager les jeux de la jeunesse dorée de l'époque, il trouve refuge dans les boîtes de peinture, encouragé par sa mère, la comtesse Adèle, qui a bien compris après un échec au baccalauréat que son fils n'était pas fait pour les études. Il semble tellement plus heureux à fréquenter les champs de course pour croquer des scènes sur le vif avant de partir à l'assaut des ateliers des peintres !
Installé à Paris en 1882, il emménage près de l'atelier d'Edgar Degas dont il empruntera le cadrage décalé et les thèmes, comme celui de la danse et du cirque. C'est le temps de l'apprentissage mais aussi de l'amitié, au pied de ce quartier de Montmartre si prometteur.
Critique d'art et collectionneur, Thadée Natanson est à l'origine de La Revue blanche, revue littéraire et artistique pour laquelle Lautrec a réalisé une célèbre couverture. Il fait ici le portrait de son ami et collaborateur :
« Henri de Toulouse-Lautrec était tout petit, très noir. Il donnait d'autant plus l'idée d'un nain que son buste, qui était d'un homme, paraissait, avec son poids et celui de sa très grosse tête, avoir écrasé le très peu de jambes qui divergeaient dessous. Ses mains et sa tête, elles, au moins à l'échelle du buste, semblaient d'autant plus disproportionnées que cette tête, instable comme tout ce qui, suspendu, pèse, dodelinait et qu'entre l'encre du crin de la barbe et l'encre de Chine de la chevelure - des brosses l'avaient vigoureusement aplatie et des corps gras, laquée - s'enroulait, enflé de sang, le repli d'une bouche démesurée où les virgules de la moustache avaient toujours l'air de goutter. La main, capable de porter une palette de taille avec tous ses pinceaux, maniait aussi de ses doigts énormes des bibelots avec délicatesse ou le petit bout de bois, à tête recourbée, qu'il appelait sa canne. […] Mais rien, pour lui, n'était assez extraordinaire, il se masquait encore volontiers de grimaces féroces comme il savait qu'en inventent les acteurs du Japon » (Thadée Natanson, Un Henri de Toulouse-Lautrec, 1951).
Quel chahut !
« Tous les soirs, je vais au bar travailler » aimait-il dire... Il est vrai que pour créer, Lautrec doit se plonger dans cet univers fait de canaillerie, de musique et de bohème qui caractérise alors la Butte.
Du Mirliton à L'Alcazar, du Chat-Noir à L'Élysée-Montmartre, il y croise tout ce que le Paris de la fête compte de personnalités hautes en couleurs, chanteurs, danseuses et autres écrivains et artistes plus ou moins en devenir : Aristide Bruant, Oscar Wilde, Vincent Van Gogh...
Lautrec y multiplie aussi les conquêtes féminines, révélant un appétit de chair qui ne lui fera jamais défaut. Il sait aussi se faire de fidèles amies qui deviendront autant de muses, comme la blanchisseuse, écuyère et future peintre Suzanne Valadon, son premier et peut-être seul amour.
Mais c'est surtout au bal du Moulin de la Galette que Lautrec va trouver ses plus beaux modèles. Grille d'Égout, La Môme Fromage, Valentin le Désossé et surtout La Goulue vont offrir leurs silhouettes au pinceau du peintre qui commence lui-même à faire partie des meubles de cette véritable usine à plaisirs. Quelle ambiance ! Il n'y a pas à tergiverser : vive la fête, tant pis pour les honneurs !
C’est pourtant à cette époque que les critiques commencent à accueillir avec bienveillance cette œuvre originale, certes influencée par les Impressionnistes et le dessin japonais mais finalement très personnelle : des traits vigoureux et incisifs, parfois jusqu’à la cruauté de la caricature, une mise en page audacieuse, des couleurs souvent criardes. Pour l’artiste, le principe de la création est simple : « Faire vrai et non idéal ».
Fine plume, le journaliste Félix Fénéon avait aussi un regard aiguisé qui en fit un des grands critiques d'Art de son époque. Voici comment il analyse la période « cabaret » de Toulouse-Lautrec :
« [Les danseurs de cabaret] sont les personnages favoris de M. de Toulouse-Lautrec ; il les aime, et les étudiant d'une curiosité insistante, bientôt il s'hallucine ; ces fantoches, d'une tristesse assez morne et encline au gâtisme, il les doue alors d'un caractère ; voilà les messieurs devenir falots, et les demoiselles, maléfiques […].
Par un dessin qui n'est pas un calque à doubler la réalité, mais un ensemble de signes qui la suggèrent, il immobilise la vie en emblématures inattendues. Sa couleur, sans agrément, s'asservit aux lignes. Qu'il s'agisse d'un feuillet de lithographie, d'un pastel, d'une affiche (la dernière est celle du Divan japonais), sa technique est intéressante et neuve. Technique, couleur, dessin se concertent pour des œuvres d'une originalité authentique et d'une beauté en dessous, presque hostile, mais indubitable » (Félix Fénéon, article pour L'En Dehors, 1893).
Lautrec s'affiche
À l'ouverture du Moulin Rouge, en 1889, tout le beau monde des plaisirs déménage pour retrouver Nini Patte en l'air et Gavrochinette, ces danseuses qui savent si bien lever la jambe et faire voler leurs jupons.
Ce sont d'ailleurs ces dessous coquins que Lautrec choisit de représenter au centre de sa célèbre affiche célébrant l'ambiance du cabaret (1891). Avec son trait rapide, ses profils proches de la caricature et ses contrastes de couleurs, l'œuvre fait date au point que le critique Félix Fénéon incite ses lecteurs à la décoller des murs pour l'accrocher dans les salons.
Désormais Lautrec va enchaîner affiches et estampes qui vont rendre éternelle la silhouette toute en finesse de sa chère amie Jane Avril, dite la Mélinite, du nom d'une substance particulièrement explosive.
Devenu peintre des « stars » de l'époque, il croque les longs voiles de la danseuse Loïe Fuller et la crinière blonde de sa collègue, la peu talentueuse May Milton. Puis c'est au tour des gants noirs de « la diseuse fin de siècle », la chanteuse Yvette Guibert, d'être mis à l'honneur par quelques coups de fusain. Trop caricatural pour la belle : « Petit monstre ! Mais vous avez fait une horreur ! ».
Ce n'est pas l'avis de Degas qui, découvrant une de ses œuvres dans la galerie Goupil, s'écria : « Ça, Lautrec, on voit que vous êtes du bâtiment ! ». Beau compliment de la part d’un misanthrope de légende !
Déclaré absent
Régulièrement, Lautrec disparaît. Ses amis le voient partir avec armes et bagages, direction la rue des Moulins ou celle d'Amboise où il va pousser la porte des plus accueillantes des maisons closes. Et c'est parti pour quelques jours ou quelques mois de croquis, dessins et peintures.
Dans des salons souvent richement décorés, il sait se faire oublier des filles-de-joie qui offrent à ce drôle de pensionnaire leur corps au naturel, leurs papotages et leur ennui. Mais l'environnement n'a rien d'idéal pour une personne fragile de naissance et qui souffre des troubles causés par l'alcool et la syphilis.
On le croise errant à la recherche d'un cabaret, on le surprend attaquant à l'arme à feu des araignées imaginaires, on le prend à siroter l’eau-de-vie cachée dans sa canne. Et que dire de ce vernissage en présence du futur roi Édouard VII qui l'a trouvé lamentablement endormi dans un coin de la pièce ? Le garde du corps que lui impose sa famille se montre impuissant à empêcher ces crises d'éthylisme qui le mènent tout droit dans une cellule de la clinique de Neuilly.
Libéré, il se retrouve à 33 ans sous tutelle, chaperonné en permanence par un ami, Paul Viaud. Il a juste le temps de classer ses œuvres et de ranger soigneusement son atelier parisien avant de revenir mourir le 9 septembre 1901 au château de Malromé, au cœur du domaine familial, dans les bras de sa mère, la comtesse Adèle de Célayran, qui ne l'a jamais abandonné.
Elle va proposer ses œuvres aux musées parisiens mais ceux-ci rejettent l'offre et s'en tiennent à quelques œuvres de jeunesse. Sa ville natale d'Albi se montre plus réceptive. Ses édiles décident de consacrer le palais médiéval de la Berbie à leur enfant prodige et le musée Toulouse-Lautrec est inauguré en 1922.
C'est ainsi que le palais fortifié des austères archevêques offre aujourd'hui à notre regard la plus belle collection qui soit de Toulouse-Lautrec, avec des prostituées en veux-tu en voilà !...
Bibliographie
Toulouse-Lautrec, catalogue de l'exposition au Grand Palais, éd. de la Réunion des Musées Nationaux, 1992,
Claire et José Frèches, Toulouse-Lautrec, les lumières de la nuitt, éd. Gallimard, 1991.
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Dr Jacques Cousin (27-11-2019 10:25:38)
Henri de Toulouse Lautrec était atteint de pycnodysostose affection génétique autosomique récessive décrite par Pierre Maroteaux responsable de sa fragilité osseuse et de sa petite taille ainsi que de la non fermeture de sa fontanelle antérieure. Ses parents étaient cousins germains. La syphilis et l’alcoolisme ont sans doute abrégé son existence.