L’Histoire de France… dont vous êtes le héros ! Avec Vincent Boqueho, scientifique et passionné d'Histoire, vous êtes au cœur de l’action, au plus près des événements et des personnages. Dans son livre L’Histoire de France comme si vous y étiez, publié par Armand Collin en partenariat avec Herodote.net, notre collaborateur plonge le lecteur dans la réalité qu’il décrit et le met dans la peau des protagonistes !
Que d'aventures depuis votre première mise en situation dans la peau d'un Homo sapiens en pleine glaciation de Würm, 35 000 ans avant notre ère ! Depuis, vous avez traversé l'Antiquité, puis le haut Moyen-Âge en devenant successivement marin, fils d'un riche propriétaire, médecin, chevalier, évêque, et même duc ! Mais jamais vous n'avez été artiste.
Cette fois, vous allez brûler les planches dans la peau d'un personnage illustre, devenu le porte-étendard de la culture française dans le monde. Oui, vous avez deviné, c'est Molière que vous allez incarner ! Vous allez vivre son ascension pas-à-pas. Avant d'accéder au succès à Versailles, vous sillonnerez le Midi, de théâtre en théâtre. Après être monté à Paris, votre sort et votre fortune se joueront un soir d'automne 1658. Louis XIV assiste à la représentation de l'une de vos pièces et va lui réserver un accueil qui assurera votre renommée pour les siècles et les siècles.
Vous avez goûté à l'ivresse de la vie d'artiste, vous goûterez aussi aux plaisirs du grand large. Vous serez l'un de ces marchands nantais qui vont bâtir leur fortune avec le commerce dit « triangulaire ». Vos bateaux cinglent vers le Sénégal chargés de textiles, d’armes, d’alcools et des verroteries. Ces marchandises seront échangées contre des esclaves que vous transporterez jusqu’aux Antilles dont vous rapporterez le sucre, cet aliment dont toute l’Europe commence à raffoler… Le danger est omniprésent mais votre audace et votre ambition sont autant de sauf-conduits irremplaçables qui jalonnent la route qui vous mène au succès.
Les lettres de noblesse de la langue française (1661, Paris)
Vous êtes Jean-Baptiste Poquelin ; mais votre nom de scène, c’est Molière. Ne parvenant pas à percer dans le milieu parisien où de grands dramaturges tels que Pierre Corneille tenaient le haut du pavé, vous avez longtemps arpenté les théâtres du Midi de la France avec votre petite troupe avant de retourner à la capitale enrichi d’une expérience nouvelle.
C’est là, en ce fameux automne 1658, que votre carrière a vraiment commencé : Louis XIV a assisté en personne à l’une de vos représentations et il a été aussitôt conquis. Ce bon roi aime l’art et il n’hésite pas à dépenser des fortunes pour financer ce qui lui plaît. C’est ainsi que vous êtes devenu un bénéficiaire de ce généreux mécénat : il a mis la salle de théâtre du Petit-Bourbon à votre disposition, juste en face de son palais du Louvre, ce qui vous a permis de déployer vos ailes.
Trois ans plus tard, vous avez été promu dans une salle toute neuve du Palais-Royal, l’ancien palais de Richelieu qui jouxte le Louvre. C’est là que vous enchaînez les succès sous les applaudissements du roi de France : vous donnez ses lettres de noblesse à l’art de la comédie.
Le vieux Corneille commence à courber la tête tandis que le jeune Racine n’est encore qu’un potentiel prometteur. Vous travaillez de plus en plus souvent avec le compositeur Lully, un autre grand protégé de Louis XIV avec qui vous inventez le concept de la comédie-ballet. Vous incarnez si bien ce nouvel épanouissement de la culture française que vous laisserez votre nom à cette langue que vous anoblissez : insigne honneur s’il en est !
En quelques années, la France est en train de rattraper un retard que la Grande Peste, la Guerre de Cent Ans, puis les Guerres de Religion, avaient engrangé. Tandis que l’Angleterre s’empêtre dans sa révolution démocratique empreinte de puritanisme, que l’Allemagne s’enferme dans ses divisions politiques néo-féodales, et que l’Espagne trébuche face à de trop nombreux ennemis, la France respire et rayonne, toute ragaillardie par l’édit de Nantes acté sous Henri IV.
Tout n’est pas rose, loin de là : si vous avez l’impression de vivre à une grande époque, celle-ci concerne essentiellement le milieu aisé parisien. En renforçant à outrance la centralisation, Louis XIV a rassemblé toutes les richesses en un même lieu : pour la première fois de son histoire, Paris est en train de devenir le symbole même de la France. L’argent afflue de tout le territoire en direction de la capitale qui se comporte comme un Grand Attracteur : la richesse matérielle et immatérielle qui vous entoure est permise grâce au travail de vingt millions de sujets qui triment du matin jusqu’au soir en métropole et outre-mer.
Le Paris de la noblesse est une vitrine éblouissante, mais au sein-même de la capitale, cela masque une disparité éhontée : la richesse des beaux quartiers attire toute une cohue de pauvres gens aux mœurs peu recommandables, une Cour des Miracles qui rend la ville peu sûre. Le roi lui-même commence à se sentir menacé, comme une flamme trop vive qui attire les mouches à la tombée de la nuit. Il est en train de se construire un nouveau palais à la campagne, du côté de Versailles, afin de pouvoir respirer plus tranquillement. Un palais construit à la démesure, à la Louis XIV.
Vous serez mort avant qu’il déménage, mais grâce à votre œuvre et à celle de tant d’autres artistes talentueux, la Lumière allumée dans Paris se maintiendra longtemps, conservant la mémoire du Roi-Soleil jusqu’à la nuit des temps.
Le commerce triangulaire (1674, Nantes-Sénégal-Martinique-Nantes)
Vous êtes un marchand sucrier-négrier nantais et fier de l’être. Les affaires tournent bien et vous vous enrichissez à chaque voyage : votre rêve est de devenir l’un de ces opulents bourgeois de la Compagnie des Indes Occidentales qui possèdent de belles demeures à proximité du port et qui n’en sortent plus que pour surveiller le chargement de leurs navires. En attendant de pouvoir vous offrir une telle retraite, vous êtes obligé de multiplier les traversées exténuantes en direction de pays exotiques et dangereux.
Au moment du départ, votre chargement consiste essentiellement en textiles, armes, alcools et verroteries sans grande valeur susceptibles d’impressionner les chefs africains. En guise de provisions, vous avez pris l’habitude de tremper du pain dans du rhum obtenu par la distillation de la canne à sucre : cela permet de le conserver en dépit de l’humidité des cales. Il ne faut jamais perdre une occasion de joindre l’utile à l’agréable !
Ensuite vous prenez le large en direction du Sénégal. Là-bas, sur l’embouchure du fleuve qui coule à la limite méridionale du Sahara, les Français ont implanté un premier comptoir il y a quinze ans : Saint-Louis. Le but de cet établissement est double : il s’agit d’abord d’une halte sur la route de l’Inde, la vraie, celle de l’Orient.
Après Saint-Louis commence un immense voyage en terre hostile : il faut atteindre Madagascar, en plein Océan Indien, avant de mouiller dans un autre port français. Non loin de là, l’île-Bourbon (Réunion), plus sûre, prendra bientôt le relais. De là les navires français atteignent le comptoir de Surat en Inde où ils remplissent leurs caisses d’épices et autres cotonnades.
C’est un commerce juteux mais très concurrentiel : les Portugais implantés là depuis longtemps contrôlent l’essentiel des flux et les Hollandais ont trusté le reste en s’implantant plus à l’est. La France arrive trop tard. C’est la raison pour laquelle vous préférez vous concentrer sur le commerce atlantique où les opportunités sont plus grandes. Telle est la principale fonction de votre comptoir sénégalais : acheter des esclaves pour les vendre comme main-d’œuvre aux propriétaires terriens des Antilles.
Ces derniers ont en effet un gros souci : ils ne peuvent plus se servir des indigènes présents sur place. Tout gringalets, ils sont tombés comme des mouches sous l’effet des maladies importées d’Europe. Le continent américain s’est déjà largement dépeuplé : vous devez le remplir par du solide, du bien bâti capable de travailler du matin jusqu’au soir sans tourner de l’œil. Ce remède miracle, c’est le nègre.
On vous a déjà préparé le terrain : cela fait plus de deux millénaires que l’Afrique subsaharienne sert de réserve d’esclaves, jadis à destination des comptoirs phéniciens de la Méditerranée, puis à destination du monde arabe. Les états africains se sont largement structurés autour de cette manne financière venue du nord : ils ont pris l’habitude de lancer des razzias sur les territoires voisins pour acquérir des victimes qu’ils revendent aux marchands arabes ayant traversé le Sahara.
Peu à peu, sous l’impulsion des Européens, ces flux traditionnellement dirigés vers le nord se sont réorientés vers la côte occidentale. À Saint-Louis, vous voyez arriver des caravanes entières d’esclaves capturés quelque part sur le continent. Vous n’éprouvez pas le besoin de vous enfoncer à l’intérieur des terres et vous en seriez d’ailleurs incapable : les rares expéditions européennes sont systématiquement décimées par le mauvais air qui sévit sous les tropiques. Vous n’avez pas encore compris que le moustique était le discret responsable de cette hécatombe : à cause de lui, la colonisation de l’Afrique vous sera interdite pendant encore longtemps.
En général, vous parvenez à obtenir un bon prix de ces esclaves. Une fois l’affaire conclue, vous bennez vos nègres sur votre navire et vous les rangez tête-bêche comme des allumettes dans une boîte. Certains ne survivront pas à la traversée, mais ce n’est pas très grave puisqu’il s’agit des plus faibles : en optimisant l’espace, vous augmentez votre chiffre d’affaires.
Une fois en Martinique, vous revendez le lot aux planteurs de canne à sucre qui en ont un grand besoin, le tout sous la surveillance étroite de l’administration royale. L’influence du ministre Colbert est partout présente : il veille au grain depuis Paris, très attentif à l’équilibre des finances, et il s’assure que le royaume conserve le total contrôle sur ses colonies. Il a créé la Compagnie des Indes et le poste de gouverneur colonial précisément dans ce but. Le libre-échange n’est pas du tout dans l’air du temps : l’État veut tout diriger.
Le sucre est devenu la principale richesse des Antilles : les Européens en raffolent ! Vous complétez vos cales par quelques chargements de tabac et de coton, puis vous repartez vers votre port d’attache à Nantes. Le triangle est bouclé ! Il ne vous reste plus qu’à écouler votre rhum dans les tavernes des alentours, multipliant les filles de joie, esseulé par ces voyages au long cours qui ne laissent pas beaucoup de temps pour la vie de famille. C’est triste à voir : même chez vous, vous broyez du noir !
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