Et si l'on « améliorait » l’espèce humaine ? En 1948, quelques années après les horreurs hitlériennes, Boris Vian, sous le pseudo de Vernon Sullivan, imaginait dans son roman Et on tuera tous les affreux l’éradication par un médecin zélé des individus ne méritant pas de vivre.
Sujet tabou, l'eugénisme a longtemps été victime de la reductio ad Hitlerum. Le philosophe Léo Strauss l’exprime par ce syllogisme : « Hitler était eugéniste, X est eugéniste, X est donc nazi... ».
Assimilée aux crimes nazis, l'idéologie revient aujourd'hui sur le devant de la scène avec les manipulations génétiques que la science permet d'effectuer. Choisir son donneur de sperme ou modifier directement l’embryon pour décider du sexe ou de la couleur des yeux de son bébé, est-ce moral ? Pour mieux appréhender ces questions nouvelles, il faut plonger dans l'histoire de l'eugénisme.
L’eugénisme a toujours existé
Du grec eu [« bien, bon »] et genos [« naissance »], l'eugénisme signifie « bien né ». Le mot a été créé au XIXème siècle mais la pratique qu'il désigne existait déjà dans l'Antiquité, notamment dans le monde grec. Elle était fondée sur une hiérarchisation de la société entre bons et moins bons et, on n'en sera pas surpris, elle cohabitait sans problème avec la pratique de l'esclavage.
Alors qu'aujourd'hui, les arrêts volontaires ou thérapeutiques de grossesse divisent les consciences, les Grecs ne se souciaient pas de question morale autour de leur progéniture. À Athènes, après la naissance du nourrisson, les parents disposaient d'un temps de réflexion pour décider s'ils souhaitent le garder ou l'abandonner. Cela dépendait du sexe de l'enfant (les filles étaient plus souvent abandonnées), de sa physiologie ou encore de raisons économiques.
À Sparte, les parents n'étaient même pas maîtres de leur descendance. C'est un comité d'anciens qui examinait le nouveau-né préalablement testé dans un bain de vin par les sages-femmes (pour déceler les métabolismes fragiles). Si le test était concluant, l'enfant avait le droit de vivre. Mais gare à ceux qui ne passaient pas l'épreuve ! Ils pouvaient être jetés au fond d'un précipice, le gouffre des Apothètes.
«Un père n'était pas maître d'élever son enfant. Dès qu'il était né, il le portait dans un lieu appelé Lesché, où s'assemblaient les plus anciens de chaque tribu. Ils l'observaient et, s'il était bien de bonne constitution, s'il annonçait de la vigueur, ils ordonnaient qu'on le nourrît (...). S'il était contrefait ou d'une faible complexion, ils ordonnaient qu'on le jetât dans un gouffre voisin du mont Taygète qu'on appelait les Apothètes.» Vie de Lycurgue,XXV, 1-3, début du IIe siècle.
Les premiers philosophes grecs étaient également partisans d'une hiérarchisation de la société, tout comme ils approuvaient l'esclavage et l'enfermement des femmes dans les gynécées. Dans sa République, Platon écrit : « Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d'élite, et très rares, au contraire, entre les sujets inférieurs de l'un et de l'autre sexe ». Il se place ici dans un eugénisme dit « positif » car il n'envisage pas d'éliminer des individus, comme à Sparte, mais seulement de favoriser les bonnes naissances. Le but est que la procréation d'hommes et femmes intellectuellement et socialement supérieurs active un processus de sélection naturelle des meilleurs.
Il n'en va pas partout ainsi ! Dès la Préhistoire, les handicapés de naissance pouvaient être pris en charge par leur clan. C'est ce qu'assure la préhistorienne Marylène Patou-Mathis suite à la découverte du squelette d'un Néandertalien de quarante ans né avec un bras atrophié. Plus près de nous, l'avènement du christianisme conduit à sacraliser la vie humaine, si pauvre et misérable qu'elle soit. Cela n'empêche pas que des hérétiques ou des relaps soient parfois livrés au bûcher dans le souci de purifier leur âme.
De la sélection naturelle à la survie des plus aptes
L’eugénisme revient en force aux Temps modernes. Au XVIIème siècle, la médecine s'intéresse à l'art de faire des beaux enfants. Le médecin Claude Quillet écrit en 1655 un poème en latin sur le sujet, la Callipédie, qui donne les règles à respecter pour engendrer une bonne progéniture. On y retrouve la pensée de Platon. Il connaît un vif succès auprès du public.
Un siècle plus tard, en plein Siècle des Lumières, en 1756, le médecin français Charles-Augustin Vandermonde publie un Essai sur la manière de perfectionner l’espèce humaine et propose d’indiquer les moyens de « perfectionner l’espèce humaine » en identifiant « toutes les qualités requises dans les deux sexes, pour avoir des enfants aussi parfaits qu’on peut le désirer ». Sans égard pour la culture et la civilisation, il compare l'espèce humaine à l'espèce animale. « Puisque l’on est parvenu à perfectionner la race des chevaux, des chiens, des chats, des poules, des pigeons, des serins, pourquoi ne ferait-on aucune tentative sur l’espèce humaine ? »
Le message révolutionnaire de nécessaire régénération de l'espèce commence à se diffuser dans l'opinion éclairée à mesure que recule l'influence de l'Église. Au début du XIXème siècle, on tente de trouver un nom à cette idéologie : « mégalanthropogénésie », « viriculture », « génération consciente », « hominiculture », « eubiotique », « orthobiose », « aristogénie », « anthropotechnie », « eugennétique », « puériculture avant procréation », « sélection humaine », « sélectionnisme » etc.
C’est au XIXème siècle, dans un contexte de déchristianisation au profit de la montée de la science, qu’est théorisé l’eugénisme. En effet, la science apparaît comme une nouvelle religion à la fin du XIXème siècle avec le médecin comme substitut au prêtre. Et le Progrès remplace le Paradis comme but de la vie terrestre.
Le concept de « dégénérescence » émerge en médecine avec le médecin français Bénédict Morel (1809-1873) qui publie en 1857 un Traité de la dégénérescence. Il explique que les maladies mentales sont héréditaires et s’amplifient de génération en génération. Si la dégénérescence n’est pas résorbée, on risque l’extinction de la race.
La dégénérescence devient la cause de tous les problèmes. C’est l'ennemi public numéro 1. De nombreux maux agitent les populations et sociétés occidentales : des troubles sociaux comme la criminalité, l'alcoolisme ou la prostitution aux maladies comme la tuberculose et la syphillis. Si l'on ne fait rien, l'humanité ira à sa perte.
Justement, un immense savant, Charles Darwin, publie le 24 novembre 1859 De l'Origine des Espèces, un condensé de ses recherches. Il montre que la nature sélectionne les espèces animales et végétales les mieux adaptées à leur environnement, les autres étant vouées à la disparition.
C'est un tournant. La théorie de la sélection naturelle arrive à point nommé pour justifier les menées impérialistes, les conquêtes coloniales l'exacerbation des nationalismes et le rejet de l'éthique chrétienne qui a jusque-là gouverné l'Europe. D'où son succès immédiat.
Femme éprise des Lumières, antichrétienne et féministe, Clémence Royer, première traductrice française de l'ouvrage de Darwin écrit dans sa préface : « Les hommes sont inégaux par nature : voilà le point d'où il faut partir ». Elle a le mérite d'être claire. Elle s’élève aussi contre la « protection exclusive et inintelligente accordée aux faibles, aux infirmes, aux incurables, aux méchants eux-mêmes, à tous les disgraciés de la nature ».
Comme elle, des émules de Darwin voient dans les défaillances de la sélection naturelle appliquée à l'espèce humaine une explication de la dégénérescence et une validation de l'eugénisme. Au premier rang de ceux-ci figure le très populaire savant Herbert Spencer (1820-1903), qui traduit la sélection naturelle des espèces par « la sélection des plus aptes » (survival of the fittest). Mais aussi un cousin de Charles Darwin, sir Francis Galton (1822-1911), tout le contraire d'un imbécile. Membre de la Royal Society, il a découvert les anticyclones, inventé les premières cartes météorologiques, eu l'idée d'utiliser les empreintes digitales en criminologie, mis au point les notions statistiques de corrélation et régression, etc.
Darwin lui-même n'échappe pas totalement à ces idées dans l'air du temps. En 1871, dans La descendance de l'homme (The descent of Man), le savant anglais voit la disparition des « races inférieures » colonisées par les Européens comme le résultat d'une impitoyable concurrence. En 1872, dans L'expression des émotions chez l'homme et les animaux, il tente de montrer que les sociétés humaines seraient elles-mêmes régies par la sélection naturelle.
À la même époque, les travaux du moine autrichien Gregor Mendel (1822-1884), publiés en 1865, commencent à être connus. Ils posent les fondements de la génétique et montrent comment se transmettent ou pas les caractères héréditaires. Ces travaux comme ceux de Darwin vont être utilisées par Galton epour donner du crédit à ses thèses.
En 1883, Galton lui-même promeut le concept d'« eugénisme » (on trouve aussi parfois « eugénique ») et le définit comme la « science de l’amélioration de la race, qui ne se borne nullement aux questions d’unions judicieuses, mais qui, particulièrement dans le cas de l’homme, s’occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes. »
Pour couronner sa carrière, Galton publie au début du XXe siècle, avec son disciple le mathématicien Karl Pearson (1857-1936), différents ouvrages visant à promouvoir l'eugénisme au nom de la sélection naturelle. Il propose d'améliorer l'espèce humaine et la race britannique en particulier en stérilisant les individus de la marge inférieure de la courbe de Gauss.
Naît ainsi le darwinisme social. Son premier porte-parole est le Britannique Houston Stewart Chamberlain, qui définit le darwinisme social dans son ouvrage Fondements du XIXe siècle, publié en 1899. Par ailleurs passionné par le monde wagnérien, il épouse l'une des filles du compositeur allemand de sorte que l'on verra bien à tort en Wagner un parangon du racisme et que les nazis le hisseront au sommet de leur panthéon culturel...
Le darwinisme social tel que défini par Chamberlain voit dans les luttes civiles, les inégalités sociales et les guerres de conquête rien moins que l'application à l'espèce humaine de la sélection naturelle. Il considère légitime que les « races humaines » et les êtres les plus faibles disparaissent afin de laisser la place aux races et aux êtres . Il prône l'eugénisme, c'est-à-dire l'amélioration de l'espèce humaine par une sélection à la naissance ou à la conception, à la façon dont procèdent de toute éternité les éleveurs de bétail.
États-Unis, Scandinavie, IIIe Reich : triomphe de l'eugénisme
Le darwinisme social va recevoir une première application aux États-Unis où il est promu notamment par Alexander Graham Bell, l'inventeur du téléphone, qui suggère dès 1883 d'interdire le mariage entre personnes sourdes ! En 1907, l'Indiana promulgue ainsi une première loi eugéniste « pour empêcher la procréation de criminels confirmés, d'idiots, d'imbéciles et de violeurs ».
Son exemple fait école aux États-Unis où, en 1950, trente-trois États américains pourront encore se targuer d'avoir des lois eugénistes qui auront conduit à la stérilisation forcée de 60 000 individus (beaucoup moins toutefois que le IIIe Reich dont on estime qu'il a stérilisé 450 000 handicapés et en a tués 70 000 à 100 000).
Il fait école aussi dans l'Europe du nord protestante, réceptive aux idées « progressistes » comme la Suède, la Norvège, le Danemark, la Finlande, etc. Sous l'égide des sociaux-démocrates, la Suède progressiste va ainsi imposer la stérilisation des handicapés mentaux : 62 000 auraient été stérilisés de 1935 à 1976 selon le quotidien Dagens Nyheter (août 1997). Norvège et Finlande suivent des politiques similaires.
En France, le principal chantre du darwinisme social est un sous-bibliothécaire à l'université de Montpellier, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), qui se hasarde à établir une hiérarchie des races. Il publie L'Aryen. Son rôle social (1899), un ouvrage qui sera bien plus lu à l'étranger qu'en France.
En Allemagne, le darwinisme social est promu par un sociologue réputé, Ernst Haeckel, qui mêle scientisme, convictions pangermanistes et détestation du christianisme. Il publie en 1883 un livre à succès, La lutte des races, tiré à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires, dont on retrouve les idées centrales dans Mein Kampf, le projet politique de Hitler.
En 1902, Ludwig Woltmann, ex-marxiste converti au darwinisme social et condisciple de Vacher de Lapouge, fonde la Politisch-Anthropologische Revue et prône la mise en oeuvre d'une politique volontariste pour améliorer la race germano-nordique (émigration, expulsion, interdiction des mariages mixtes et de la procréation et... « extermination directe »).
En 1912 a lieu le premier Congrès international d’eugénique à Londres et une délégation française s’y rend. L’année d’après, la Société française d’eugénique est créée par une majorité de médecins. Mais la Première Guerre mondiale fait taire le débat jusqu'en 1919.
La période phare de l'eugénisme en Europe, c'est l'entre-deux-guerres, période durant laquelle le concept de dégénérescence s'est élargi pour englober finalement toutes les déviances. Chaque humain potentiellement néfaste à l'espèce et à la société, de quelque manière que ce soit, est réputé affublé de tares héréditaires.
Le médecin Charles Richet, Prix Nobel de physique en 1913, écrit dans La sélection humaine, en 1919 : « L'individu n'est rien, l'espèce est tout ». Son discours se fond dans la pensée de l'époque, qui est aussi celle du totalitarisme et de la soumission de l'individu à l'État (Lénine, Mussolini...).
L'éminent médecin est loin d'être une exception au sein de la sphère médicale. Le médecin militaire et psychologue Charles Binet-Sanglé (1868-1941) ou encore les pédiatres Adolphe Pinard (1844-1934) et Eugène Apert (1868-1940) partagent son intérêt pour l'eugénisme (note).
Néanmoins, l'opinion publique reste en France largement indifférente à l'eugénisme. C'est qu'après la Première Guerre mondiale, la crainte de la dépopulation est générale. Il est dès lors hors de question de supprimer des individus, présents ou à venir. L’absence de mesure eugéniste est aussi due en France à la popularité de la pensée optimiste de Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829), homme des Lumières et naturaliste français, l’un des inventeurs de la biologie, selon qui la dégénérescence ne peut accomplir la destruction d’une espèce.
C'est tout au plus vers un eugénisme « positif » que le pays se tourne. La seule loi d'inspiration eugéniste mise en vigueur dans le pays sera la loi instituant le certificat médical prénuptial en 1942 sous le régime de Vichy. Et encore, cette mesure se rapproche-t-elle davantage de l'« hygiénisme » (promotion de l’hygiène, prévention de la santé publique) que du réel eugénisme. Elle va d'ailleurs rester en vigueur jusqu'en 2007.
En Allemagne où Hitler vient d'arriver au pouvoir, l'objectif affiché des nazis est de bâtir une société « saine », débarrassée de toute déficiences héréditaires. Sans surprise, l’Allemagne nazie va donc multiplier les lois eugénistes sans que cela scandalise outre-mesure l'Europe social-démocrate.
Dans les premières semaines de la dictature hitlérienne, la loi du 14 juillet 1933 autorise la stérilisation forcée (sans consentement) des handicapés sous l'intitulé : « Loi de prévention d’une descendance atteinte de maladie héréditaire ». Deux ans plus tard, les lois de Nuremberg du 15 septembre 1935 interdisent les mariages mixtes pour éviter que les Allemands aient des enfants avec des Juifs, ce qui polluerait la race. En 1937, Hitler légalise cette fois la stérilisation des enfants de mère allemande et de père africain (ayant servi dans les troupes coloniales françaises lors de la Première Guerre mondiale.)
En 1939, il passe à l’étape supérieure : la Gnadentod (« mort infligée par pitié » ou « mort miséricordieuse ») Hitler met en application son programme d’euthanasie : l’Aktion T4, pour éliminer les handicapés physiques et mentaux.
Les personnes à exterminer sont les individus souffrant de maladie psychologique, de sénilité, ou de paralysie incurable, les personnes hospitalisées depuis au moins cinq ans et enfin celles internées comme aliénés criminels, les étrangers et celles qui étaient visées par la législation raciste nationale-socialiste. Il aurait fait 275 000 victimes. Ce programme préfigure la « Solution finale » soit l’extermination systématique des Juifs jusqu’en 1945.
La même année, son acolyte Himmler, chef des SS, met également en place un programme eugéniste : le Lebensborn (« Fontaines de vie » en vieil allemand). Le but est simple : créer une race supérieure de germains nordique. Les moyens mis en oeuvre pour y parvenir relèvent de la sélection des géniteurs dans des maternités spéciales où des femmes tombent enceinte de SS blonds aux yeux bleus. Leurs bébés sont ensuite abandonnés au Lebensborn pour être adoptés par des familles « modèles ». Environ 20 000 enfants sont nés dans ces maternités SS : 10 000 en Norvège, 9 000 en Allemagne, quelques centaines dans d'autres pays occupés, dont plusieurs dizaines en France et en Belgique.
« Quand l'habitude sera prise d'éliminer les monstres, de moindres tares feront figure de monstruosités. De la suppression de l'horrible à celle de l'indésirable, il n'y a qu'un pas... Cette société nettoyée, assainie, cette société sans déchets, sans bavures, où les normaux et les forts bénéficieraient de toutes les ressources qu'absorbent jusqu'ici les anormaux et les faibles, cette société renouerait avec Sparte et ravirait les disciples de Nietzsche, je ne suis pas sûr qu'elle mériterait encore d'être appelée une société humaine » (Jean Rostand - 1894-1977 - Le courrier d'un biologiste).
D’un eugénisme chrétien
Le 3 août 1941, le comte-évêque de Münster, Mgr Clemens-August von Galen (68 ans) résume bien l’eugénisme nazi lorsqu’il dénonce l’euthanasie des handicapés en Allemagne. Il lance du haut de sa chaire : « C'est une doctrine effrayante que celle qui cherche à justifier le meurtre d'innocents, qui autorise l'extermination de ceux qui ne sont plus capables de travailler, les infirmes, de ceux qui ont sombré dans la sénilité... N'a-t-on le droit de vivre qu'aussi longtemps que nous sommes productifs ? ».
De fait, la religion catholique est certainement la pensée la plus radicalement opposée à l’eugénisme. Pour les catholiques, la vie étant considérée comme un don de Dieu, elle ne peut être reprise par l’homme lui-même. L’homme ne doit pas interférer dans le processus de procréation.
La lutte des catholiques contre l’eugénisme a porté ses fruits en Europe. Aussi ne trouve-t-on pas de mesures eugénistes en Espagne ou en Italie, et quasiment pas en France. Mais elle reste ambigüe dans la mesure où eugénisme et christianisme se sont mêlés avec la théorisation d’un « eugénisme chrétien » visant à « non pas à la stérilisation des organes mais à la moralisation des âmes », d’après le jésuite Albert Valensin en 1931. L’amélioration de la race s’effectuerait grâce au respect des règles de conduite du bon chrétien.
Cette idée est partagée et répandue dans les sphères catholiques. Le jésuite Lucien Roure écrit dans la revue Etudes en 1923 : « Le vrai moyen d’améliorer la race, c’est d’améliorer l’individu par l’hygiène, les sports, la discipline morale. Pour avoir des enfants sains, il n’y aura jamais rien de tel que de donner aux individus une sage culture physique et morale. Fortes creantur fortibus. Rendez sain l’individu, le reste suivra. » Tout simplement.
Le chirurgien et biologiste Alexis Carrel (1873-1944) illustre la compatibilité, rare mais réelle, entre eugénisme et catholicisme. En 1903, cet agnostique assiste à un miracle à Lourdes : une malade en phase terminale est guérie par de l’eau bénite. Il se convertit alors au catholicisme.
Prix Nobel de physiologie ou médecine en 1912, il publie en 1935 un ouvrage révolutionnaire : L’Homme, cet inconnu, dans lequel il exprime son souhait de substituer des concepts scientifiques de la vie aux anciennes idéologies et de voir une biocratie remplacer la démocratie obsolète. Il témoigne de son adhésion à l’eugénisme scientifique et hiérarchise la population entre l’élite et les individus inférieurs.
Il considère que la sélection naturelle n’a pas joué son rôle depuis longtemps et que beaucoup d’individus inférieurs ont été conservés grâce aux efforts de l’hygiène et de la médecine. Au sujet des maladies mentales, il fait preuve de racisme lorsqu’il dit que « leur danger ne vient pas seulement de ce qu’elles augmentent le nombre des criminels. Mais surtout de ce qu’elles détériorent de plus en plus les races blanches. »
Sa pensée sur l’humanité se résume dans ce paragraphe : « Il est évident que les inégalités individuelles doivent être respectées. Il y a, dans la société moderne, des fonctions appropriées aux grands, aux petits, aux moyens et aux inférieurs. Mais il ne faut pas chercher à former les individus supérieurs par les mêmes procédés que les médiocres. Aussi la standardisation des êtres humains par l’idéal démocratique a assuré la prédominance des faibles. Ceux-ci sont, dans tous les domaines, préférés aux forts. Ils sont aidés et protégés, souvent admirés. Ce sont également les malades, les criminels et les fous qui attirent la sympathie du public. C’est le mythe de l’égalité, l’amour du symbole, le dédain du fait concret qui, dans une large mesure, est coupable de l’affaissement de l’individu. »
Il considère que l’égalité n’est plus qu’un mythe et que l’homme doit intervenir pour lutter contre la dégénérescence. Une sélection artificielle de la population est donc nécessaire. Favorable à l’euthanasie, il est partisan d’un eugénisme négatif visant à éliminer les tarés et les anormaux, individus néfastes à la perpétuation de la race. L’ouvrage devient vite un best-seller et est un succès mondial jusque dans les années 1950. Il est traduit en 18 langues, ce qui témoigne de l’intérêt que l’homme porte à sa propre condition.
Comme le dit André Pichot, « on a beaucoup parlé de Carrel, surtout pour dire n’importe quoi ». Beaucoup d’historiens l’ont diabolisé et certains ont même fait de lui le précurseur des chambres à gaz. En 1996, Patrick Tort et Lucien Bonnafé publient un ouvrage intitulé L’homme, cet inconnu ? Alexis Carrel, Jean-Marie Le Pen et les Chambres à gaz dans lequel ils font le lien entre l’eugénisme de Carrel et les atrocités commises par le régime nazi. La même année le professeur René Küss affirme dans Le Figaro que « reprocher à Carrel d’être l’initiateur des chambres à gaz est une escroquerie historique. »
Une autre erreur fréquemment commise a été de faire d’Alexis Carrel la personnalité incarnant l’eugénisme français car, même s’il était de nationalité française, le médecin aux ambitions eugénistes a fait toute sa carrière à l’Institut Rockefeller de New York (de 1906 à 1938) et ses positions sont conformes à ce qui se pratiquait depuis longtemps aux États-Unis.
Et partout dans le monde
Car aux États-Unis, les discours eugénistes, au-delà de circuler depuis le début du siècle, sont mis en application. La première mesure eugéniste est prise par l’État de l’Indiana en 1907. Elle légalise la stérilisation obligatoire des criminels, des violeurs et des imbéciles.
Le juriste Madison Grant (1865-1937) écrit en 1916, « The Passing of the Great Race ; or, The Racial Basis of European History » (La disparition de la grande race, ou Les Fondements raciaux de l’histoire européenne). Comme l’historien Lothrop Stoddard (1883-1950), il promeut la stérilisation des individus souffrant de maladie mentale et l’exclusion des immigrés réputés génétiquement inférieurs.
En Allemagne, Hitler et les idéologues nazis s’inspirent des idées eugénistes et ségrégationnistes américaines et citent régulièrement Grant et Stoddard comme l'indique l’historien américain James Q. Whitman (Le Modèle américain d'Hitler, Armand Colin, 2017).
L’Allemagne nazie témoigne de l’application la plus nette de l’eugénisme. Elle met en exergue l’essence même de l’idéologie : l’évaluation des individus. Car elle naît d’abord des considérations de celui qui la professe : il y a les « bons êtres humains » et les « mauvais ». Les critères prennent des formes variées : sociaux, racistes, physiques etc.
Mais l'eugénisme a aussi trouvé preneur dans d'autres pays européens. En Suisse, le canton de Vaud (protestant) prend exemple sur l'Indiana et légalise la stérilisation forcée des handicapés physiques ou mentaux dès 1928. Il est suivi par le Danemark en 1929, la Norvège, la Finlande et la Suède en 1935 (et bien sûr l'Allemagne en 1933).
L’eugénisme disparaît après la Seconde Guerre mondiale car assimilé aux crimes nazis. En France, ce n'est que depuis les années 1980 que le sujet est étudié par les historiens qui tentent de lever le voile sur sa réalité, hors Troisième Reich. Le tabou est levé.
Cette disparition est relative car notons toutefois ici que la Suède a pratiqué la stérilisation, parfois contrainte, des handicapés jusqu’en 1976 ! Plus de 62 000 personnes en ont été victimes.
Installé dans le sud de la France, à Sanary-sur-Mer, Aldous Huxley (1894-1963) a écrit un célèbre roman d'anticipation dystopique (une « anti-utopie »), Le Meilleur des Mondes (1931), dans lequel il décrit une société où la génétique et le clonage servent à hiérarchiser les individus d'α [supérieurs] à ? [inférieurs].
Pour cette fiction, l'auteur s'est inspiré de l'idéologie eugéniste ambiante dont son propre frère, l'éminent biologiste Julian Huxley (1887-1975) fut lui-même un théoricien (avant de devenir le premier directeur de l'UNESCO et de fonder le WWF en 1961).
Aldous Huxley insiste sur le caractère quasi-réalistique de sa fiction et, pour le démontrer, a publié vingt-cinq ans plus tard un essai témoignant de la convergence du monde réel et de celui qu'il a créé dans son ouvrage intitulé Retour au meilleur des mondes. Parmi d'autres dystopies autour de l'eugénisme, citons aussi : Tous à Zanzibar de John Brunner (1968), Les monades urbaines de Robert Silverberg (1971) ou encore La Zone du dehors d'Alain Damasio (1999).
De l’eugénisme d’État à l’eugénisme privé
Les avancées actuelles dans la médecine suggèrent de nouvelles formes d’eugénisme, dans le cadre privé ou familial, par exemple avec les techniques de procréation médicalement assistée ou d’interruption thérapeutique ou volontaire de grossesse.
Mais l'opinion reste profondément divisée sur la moralité de ce « nouvel eugénisme », par exemple sur la décision d'interrompre une grossesse quand l’enfant à naître est atteint de trisomie 21. Les États et l'Europe tentent d'y répondre par la mise en place de comités de « bioéthique ».
Comme son nom l'indique, la bioéthique vise à concilier la science avec les valeurs démocratiques et humaines dans un cadre légal. C'est ainsi que la bioéthique européenne interdit pour l'heure toute mesure visant à obtenir des informations non médicales sur le fœtus et à pratiquer des modifications embryonnaires telles que le choix du sexe du bébé. Mais qui sait ce que l'avenir nous réserve ? Les manipulations génétiques sont faisables et cela suffit pour qu'elles deviennent sujet de revendications.
Aux États-Unis déjà, les parents peuvent choisir le sexe de leur bébé pour la modique somme de 18 490 dollars. Pour le choix de la couleur des yeux et des cheveux, l'addition est plus salée : 30 000 dollars. Les bébés sur mesure sont donc une lubbie réservée aux plus riches.
Le transhumanisme est également vu comme une nouvelle forme d'eugénisme, même s'il s'éloigne du sujet des naissances et concerne l'humain jusqu'à la fin de sa vie. Dans son ouvrage, Au péril de l'humain, les promesses suicidaires des transhumanistes (2018), écrit avec la journaliste Agnès Desrousseaux, le père du premier bébé-éprouvette, le biologiste Jacques Testart, fait part de ses craintes face au transhumanisme.
L'idée n'est plus d'améliorer l'espèce mais d'améliorer l'humain, grâce aux progrès de la biologie et de l'intelligence artificielle. En augmentant ses capacités, l'homme deviendrait ainsi un « transhumain ». Mais à quel prix ? S'implanter des puces électroniques dans le cerveau ou s'équiper d'un exosquelette intelligent ne sera pas accessible à tous. Une situation qui ne risque pas de résorber les inégalités entre les individus.
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Marelle (01-12-2019 18:37:38)
Un point est négligé: Lorsque le groupe prend en charge les faibles, il transforme le groupe. C'en est fini de la sélection individuelle par la force. LE groupe se transmet le moyen le plus approprié d'agir avec le moins d'énergie possible et dégage du temps pour les activités de transmission du savoir.
L'effet sur l'intelligence est évident: Les groupes les plus solidaires développent la capacité de transmission et d'acquisition du savoir, puis le langage complexe et l'écriture.
À l'inverse, l'individualisme a tout pour faire régresse l'espèce et la renvoyer un stade d'intelligence inférieur, sans compter que lorsque l'espèce se développe sur la base de caractéristiques génitale et esthétique, on aboutit automatique à créer des générations de couillons viandeux.
Marelle (01-12-2019 18:25:12)
Le texte comporte une erreur de concept:
Lorsque des organismes sont héréditairement interféconds, c'est une espèce.
Lorsque des caractéristiques visibles se transmettent, c'est une race.
Nous sommes les "longs nez" des Chinois et ils sont, pour nous, des "jaunes".
Marelle (01-12-2019 18:11:48)
Je suis plutôt favorable à l'avortement lorsqu'il s'agit d'interrompre la transmission d'une tare héréditaire.
Idem lorsqu'il est évident que la vie de l'enfant à venir est sera douloureuse et ingérable.
Il me semble que les maladies non transmissibles, comme la trisomie 21 n'ont généralement aucune raison d'être, pour peut que les personnes puissent bien traitées et le soient. Ils ne sont pas plus bêtes: Leur base de temps est simplement plus lent, voire même plus profond.
(un peu comme une maison qui a moins de fenêtres vers l'extérieur. ça n'empêche pas l'intérieur de fonctionner).
Il est évident que je suis totalement opposé aux avortements "de confort". On peut discuter de l'âge de l’embryon. Le critère qui me semble le meilleur est de moment où le cœur démarre. ce indique que le tas de cellules s'est transformé en organisme.
Gilles Aerts (13-10-2019 20:41:20)
Félicitations pour cet excellent article. A propos de Jacques Testart, je me permets d'attitrer votre attention sur ce qu'il écrit à propos de l'eugénisme:"...les deux techniques d'amélioration humaine - le clonage et la transgénèse sont mal maîtrisées: les plantes génétiquement modifiées démontrent l'instabilité de leur transgénèse et des interférences de ce transgène avec le génome. Le clonage, lui même, fait fabriquer des animaux mal formés et malades. Les individus créés par ces technologies seraient, par définition, les plus performants au sein de l'espèce mais en même temps ceux qui seraient instrumentalisés puisque conçus pour servir. Quels seraient alors les maîtres de cette domestication du "supérieur"? Quelles seraient leur légitimité. Enfin, la fabrication d'humains supérieurs suppose une hiérarchisation biologique au sein de l'espèce humaine. Cela est intolérable en démocratie. Les systèmes totalitaires n'ont pas besoin de technologie pointues pour réduire l'humanité en esclavage. Si l'on doit imaginer l'avenir, y compris l'éventuelle domestication humaine (ou plutôt l'avenir de cette domestication humaine), il existe une façon de recourir à l'eugénisme démocratique (respectant le consentement éclairé des individus et l'égalité des droits de tous). Il s'agit de sélectionner dès la conception, le meilleur des enfants possible de chaque couple. Le tri génétique des embryons est déjà possible et en action. L'expansion eugénique de ce tri des humains ne dépend que d'une technique: le nombre d'ovules produits par ovaire qui doit être largement augmenté. Peut-être à moyen terme pourra-t-on disposer d'une centaine d'embryons pour chaque couple. Testart, J.: "Des ovules en abondance", Médecine/Sciences 20, pp. 1041-1044, 2004.
Jean Loignon (13-10-2019 16:33:57)
Je cite Alexis Carrel :
"Quant aux autres (délinquants), ceux qui ont tué, qui ont volé à main armée, qui ont enlevé des enfants, qui ont dépouillé les pauvres, qui ont gravement trompé la confiance du public, un établissement euthanasique, pourvu de gaz appropriés, permettrait d'en disposer de façon humaine et économique. Le même traitement ne serait-il pas applicable aux fous qui ont commis des actes criminels ? Il ne faut hésiter à ordonner la société moderne par rapport à l'individu sain..."
L'Homme, cet inconnu. Paris, 1935, Librairie Plon, p 306
BONHOURE (15-09-2019 16:21:45)
Dans ma jeunesse, à titre d'information, j'ai lu des œuvres d'Alexis Carrel mais je n'en garde pas un mauvais souvenir. Je n'ai jamais partagé ses idées, mais je pense qu'avec la croissance exponentielle de l'espèce humaine, il faudra bien à un moment arrêter cette croissance par un moyen réfléchi car l'humanité va vers la catastrophe et peut-être même l'extinction.
Alors à quoi aura servi notre savoir?