Artiste de génie, Carl Fabergé a réussi à transformer l’atelier de bijouterie-joaillerie de son père en empire de luxe connu dans le monde entier. Pour cela, il a bénéficié du soutien sans faille des derniers tsars de Russie pour lesquels il a notamment créé les fameux œufs impériaux, toujours aussi convoités.
Des bases solides
Les origines de Fabergé se trouvent en France, en Picardie plus exactement. Huguenots, les ancêtres de l’orfèvre ont été forcés de quitter la France en 1685, à la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV.
Avec plusieurs dizaines de milliers de protestants, ils s’engagent sur les routes du Nord de l’Europe pour fuir une mort certaine, avant de s’établir dans la région de la Baltique ou le grand-père de Carl Fabergé obtient la nationalité russe. Son fils, Gustave Fabergé, père de Carl Fabergé, est un jeune orfèvre ambitieux. Une fois marié, il décide d’aller s’établir à Saint-Pétersbourg.
Dans les années 1830, Saint-Pétersbourg est à la fois ville impériale et un carrefour artistique et culturel qui attire les artisans de l'Europe entière.
Tous rivalisent pour obtenir des commandes de l'État ou des aristocrates qui gravitent autour du tsar. Gustave Fabergé installe son atelier à deux pas du Palais d'Hiver où vivent les Romanov et profite des largesses de cette aristocratie pour qui rien n'est trop beau ni trop cher pour impressionner son entourage.
Même si le tsar rétrograde et despotique Nicolas Ier a mis un frein à l'afflux des étrangers lors de son arrivée sur le trône en 1825, la cour continue de s'étourdir en bals somptueux où il n'est pas rare de distribuer des diamants aux invités, de faire venir des chanteurs d'Italie, des cuisiniers français et des fleurs fraîches des bords de la Méditerranée, acheminées par wagons spéciaux remplis de glace !
Pour les artistes et commerçants qui savent tirer parti de cette manne qui semble infinie, il est possible de faire rapidement fortune.
Lorsque Carl Fabergé (ou Peter Karl Fabergé dans sa version russe) naît, le 30 mai 1846, son père est déjà à la tête d'une entreprise prospère qui emploie une poignée d'artisans triés sur le volet, la plupart originaires d’Europe du Nord ou d’Allemagne.
Enfant unique jusqu'à l'âge de 16 ans, Carl fréquente les meilleurs établissements scolaires de la ville en plus de l’atelier de son père. Il apprend notamment l'allemand et le français, parlés couramment dans les salons pétersbourgeois où la langue russe est jugée trop vulgaire pour être employée.
À l'âge de 15 ans, Gustave Fabergé envoie Carl en Europe pour qu'il apprenne son métier auprès des meilleurs professionnels. Pendant trois ans, en plus de son apprentissage de bijouterie-orfèvrerie, Carl visite les musées de France, d’Italie, d’Allemagne et d’Angleterre. Tout au long de son séjour, il découvre des pièces exceptionnelles des arts décoratifs créées par ses prédécesseurs, et s'imprègne d'idées nouvelles qui vont le nourrir pour le reste de sa carrière.
Un contexte propice
À son retour à Saint-Pétersbourg, en 1864, Carl Fabergé intègre l'entreprise paternelle avec enthousiasme. Son père a déjà pris sa retraite en Allemagne, à Dresde.
En attendant le retour de son fils, il a laissé son affaire florissante aux mains de deux fidèles collaborateurs qui vont finir de former Carl et l’accompagner dans ses premiers pas à la tête de l’entreprise. Étranger à la chose politique, Carl note tout de même d’importants changements dans sa ville natale où les étudiants n'hésitent plus à manifester leur mécontentement dans les rues.
Depuis la mort du despote Nicolas Ier, la censure a été allégée, donnant naissance à de nombreux journaux ; les lycées, autrefois réservés à l'élite, sont désormais ouverts à tous, sans considération de statut social ou de religion. Une nouvelle génération éduquée et avide de changements apparaît et entre en conflit avec l'ordre établi, alors que des mouvements nihilistes et violents commencent à s'organiser.
Il faut dire que le nouveau tsar Alexandre II - surnommé « le Libérateur » pour avoir aboli le servage en 1861 - suscite un énorme espoir, mais aussi beaucoup de frustration car les réformes tant attendues déçoivent. Certains souhaitent des changements beaucoup plus radicaux et le font savoir, parfois très violemment. En 1868, un étudiant noble ruiné tire sur le tsar lors de sa promenade dans le Jardin d'Été ! C’est un choc pour la grande majorité des Russes qui considère leur tsar comme le père du peuple. Même si le jeune exalté rate son coup, le mouvement est lancé...
Pendant ce temps, Carl Fabergé, n'a pas vingt ans, mais on lui reconnait déjà des qualités. Grâce notamment à sa très bonne connaissance des arts décoratifs, il commence à travailler bénévolement en tant qu'expert au musée de l'Ermitage. Il participe à la restauration des pièces anciennes, donne son avis lors de nouvelles acquisitions, intervient dans l'organisation des collections... Une activité qu’il poursuivra pendant quinze ans et que ses fils poursuivront jusqu'à la révolution.
Ce bénévolat constitue un véritable tremplin puisque le conservateur de l'Ermitage recommande la maison Fabergé au cabinet impérial qui lui commande plusieurs bijoux pour le mariage du tsarévitch (futur Alexandre III).
Quatre ans plus tard, Carl Fabergé s'agrandit déjà et prend le contrôle total de l'entreprise de son père. Travailleur acharné, il ne s'intéresse qu'à son art. Alors que les premières grèves éclatent dans les usines de la capitale, l'entreprise paternaliste du jeune orfèvre s'attache les meilleurs ouvriers en leur proposant d'avantageuses conditions de travail. En échange, Fabergé n'exige rien d'autre que la perfection pour chacune des pièces qui sortent de ses ateliers.
Une idée de génie
En 1872, Carl Fabergé épouse Julia Jacobs, fille d'un inspecteur aux ateliers du mobilier impérial. Ils auront quatre fils qui travailleront tous dans l'entreprise familiale. Pendant que l’entreprise Fabergé prospère, les attentats se multiplient dans les villes de l'Empire : gendarmes, procureurs, ministres sont traqués par des extrémistes exaltés, souvent très jeunes.
En février 1880, le tsar est victime d’un nouvel attentat, cette fois-ci au cœur même du Palais d'Hiver, à quelques pas de l’atelier de l’orfèvre. Fabergé, comme l'ensemble de la population, est sous le choc. Le souverain sort indemne de cette attaque mais, un an plus tard, il succombe à un nouvel attentat : une bombe lancée à ses pieds, à quelques encablures de son palais de l’Ermitage.
La mort d'Alexandre II, loin d'amorcer le soulèvement populaire imaginé par les terroristes, suscite l'émoi dans la population qui, même si elle vit dans des conditions difficiles, reste attachée au tsar et à sa famille. Les Pétersbourgeois se pressent par milliers aux abords de la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul pour un dernier adieu au tsar-batiouchka (petit père).
Dès le lendemain, son fils Alexandre III opère un virage politique à 180° : alors que son père avait finalement décidé de s'engager sur la voie d'une Constitution, il opte pour la répression et le conservatisme, jugeant que le libéralisme de son père a conduit à son assassinat.
Mais Alexandre III, géant barbu capable de plier un rouble entre ses doigts, est aussi un mécène, amoureux des arts et client de Fabergé depuis plusieurs années. Son avènement va faire entrer l’orfèvre pétersbourgeois dans le cercle réduit des bijoutiers-joailliers d'envergure internationale.
Pour cela, Carl Fabergé bénéficie d'un atout déterminant : son jeune frère Agathon, de 16 ans son cadet et talentueux dessinateur. Il a à peine 20 ans lorsqu’il rejoint l'entreprise familiale, après avoir suivi le même parcours de formation que son aîné. Ensemble, ils remportent la médaille d'or à l'exposition pan-russe de Moscou où la presse, dithyrambique, annonce « une nouvelle époque dans l'art de la bijouterie ».
Peu de temps après, les deux frères imaginent un cadeau exceptionnel pour la tsarine, très éprouvée par l’attentat qui a coûté la vie à son beau-père : un œuf précieux qui renoue avec la tradition de s'échanger des œufs décorés pour Pâques, fête la plus importante du calendrier orthodoxe.
Férus d’histoire de l’art et fins connaisseurs des musées européens, les Fabergé ont pu admirer des œufs splendides offerts à Louis XVI ou à la grande Catherine II de Russie. Lorsque Carl Fabergé évoque l'idée avec le tsar, et lui précise que chaque œuf contiendra une surprise. Celui-ci, piqué au vif, veut savoir quelle sera la surprise que l'orfèvre lui réserve. « Je ne peux vous en dire plus, Majesté, rétorque Fabergé avec malice, mais je peux assurer que vous ne serez pas déçu ».
Le tsar lui donne carte blanche et, après presqu'un an de travail dans le plus grand secret, Fabergé livre le premier œuf impérial : « l'Œuf à la poule ». En or émaillé blanc opaque pour plus de réalisme, celui-ci contient un cœur en or mat qui fait office de jaune. À l’intérieur, le tsar découvre avec émerveillement une petite poule en or gravé de différents tons avec des yeux en rubis qui renferme à son tour une minuscule couronne impériale incrustée de diamants, dans laquelle pend un œuf en rubis de la taille d'une tête d'épingle ! Le tsar est conquis, la tsarine également...
De ce jour, et pendant plus de trente ans, la maison Fabergé fournira un ou deux œufs d'exception (pour la tsarine, puis également pour la mère de Nicolas II à partir de 1895 lorsque son époux meurt) à chaque Pâques, de la taille d'un oeuf de poule à celui d'un oeuf d'autruche.
Pour Fabergé, c'est la consécration. Nommé Joaillier de la Cour, il a bien du mal à répondre à la demande. Il créé bientôt une filiale à Moscou, spécialisée dans l'argenterie, qui va compter jusqu'à 200 ouvriers. Les Russes fortunés s'y arrachent samovars, plateaux et couverts en argent.
En 1888, un nouvel attentat contre le tsar vient cependant rappeler à ces privilégiés qu'ils vivent sur un volcan. Lors de son décès, six ans plus tard, en 1894, il va laisser à son fils inexpérimenté Nicolas un immense empire à la croisée des chemins.
Bouleversé par la mort inattendue de son père, celui-ci s'écrie : « Que vais-je faire ? Je ne suis pas capable d'être tsar... je ne sais rien de l'art de gouverner ». Cet éclair de lucidité va acquérir une dimension prémonitoire puisque Nicolas II sera le dernier tsar de Russie.
Fournisseur impérial
Pour le couronnement de Nicolas II, les frères Fabergé et leurs équipes travaillent sans relâche pour honorer les commandes officielles.
Parmi les objets les plus notables : les broches en diamants de l'épouse et de la mère du souverain, les couvertures en jade et argent du livre de prières offert par Nicolas II à son épouse ou encore l'aigle à deux têtes en or et en argent qui orne la bannière de l'État.
Depuis l’avènement d’Alexandre III, Fabergé participe à travers ses créations, à toutes les commémorations, voyages, fêtes officielles ou plus personnelles des Romanov. Ainsi, son travail a essaimé dans le monde entier et, au tournant du siècle, la maison Fabergé est devenue incontournable.
Les têtes couronnées d'Europe – toutes apparentées -, le maharadja d'Inde, l'empereur de Chine ou les milliardaires américains font des razzia dans la boutique de Saint-Pétersbourg. Ils commandent de nombreuses pièces au fournisseur du tsar qui ne sait où donner de la tête, d’autant qu'il s’obstine à ne faire que des pièces uniques, malgré le début de l’industrialisation qui touche également son secteur d’activité.
Après Moscou, Fabergé ouvre une nouvelle boutique et un atelier de vingt-cinq personnes à Odessa, dans l'extrême sud de l'Empire. À nouveau à l'étroit, la maison mère regroupe tous ses ateliers un temps disséminés dans Pétersbourg dans un immeuble construit sur mesure par l’un de ses cousins, en face de la petite boutique acquise par Gustave Fabergé 58 ans plus tôt.
Aussi isolé dans son atelier que Nicolas II l'est dans son palais, loin des grondements de la rue qui se font de plus en plus pressants, Fabergé est à son apogée.
Ni la grève générale, ni les coups de feu tirés sur sa façade en 1905 ne le font quitter sa ville natale qu'il aime plus que tout. À Pâques, il livre au tsar « l'Œuf du temple de l'Amour », dont les dessins originaux sont signés du talentueux artiste Alexandre Benois.
Il ouvre une nouvelle filiale à Kiev et, l'année suivante, à Londres où il est très demandé, notamment par le roi Edouard VII qui lui commande tous les animaux de sa ferme de Sandringham, sculptés en pierre dure. Un travail remarquable qui ne manque pas de susciter des envies que Fabergé a du mal à contenter.
Un empire bien fragile !
N'ayant pas cédé aux sirènes de l'industrialisation, Fabergé ne fait que des pièces uniques, parfois à perte puisqu’il élimine toutes celles qui ne sont pas absolument parfaites, y compris lorsqu’il s’agit d’un petit œuf à cinq roubles. Pour lui, seule la qualité compte et il souhaite rester accessible à tous.
Outre ses luxueuses parures, il continue à créer de petits bijoux et édite même un catalogue pour que les clients éloignés puissent commander par correspondance ! Fragile, reposant sur un ancien modèle où le temps passé n’avait aucune importance dès lors que l’on atteignait le seul but qui compte aux yeux de Fabergé : la perfection, cet empire de luxe bâti en une génération va s'effondrer comme un château de carte.
Le premier coup est porté en 1914 avec l'entrée en guerre de la Russie. Brutalement, la plupart des ouvriers sont envoyés au front ou, pour ceux d’origine étrangère, dans leur pays. De plus, il devient impossible de s'approvisionner en matériaux de qualité et une bonne partie des clients de l’orfèvre quittent le pays. Incapable de travailler et souhaitant contribuer à l'effort de guerre de son pays, Fabergé se reconvertit dans le petit matériel médical et celui réservé aux troupes.
À la place des bijoux et objets précieux, il fabrique timbales et seringues ! Les œufs impériaux de 1915 et 1916 sont eux aussi d'une sobriété exemplaire, bien loin des débauches de pierres et matériaux précieux des années précédentes.
Dans les premiers temps de la Révolution, Fabergé qui a toujours valorisé le travail de ses ouvriers reste optimiste. Il transforme son entreprise en société anonyme et en partage le contrôle avec un comité d'employés pour continuer à faire ce qu'il aime. Mais ses filiales ferment les unes après les autres et les conditions de vie à Petrograd se détériorent rapidement.
Alors que la ville est assiégée, il n'est pas rare d'échanger une œuvre d'art contre un citron ou un paquet de sucre ! Les aristocrates qui peuvent encore fuir le font en se servent des objets Fabergé comme monnaie d'échange. Ironie du sort bien amère pour ces créations jugées futiles et inutiles qui deviennent des objets de survie pour les exilés qui les revendent en arrivant en exil en France, notamment.
Fin 1918, l'orfèvre que l’on considère proche de l’Ancien Régime, est arrêté par les bolchéviques, mais il sera vite relâché, grâce au soutien de ses ouvriers qui plaident sa cause et témoignent de son engagement auprès des ouvriers. Ils rappellent ainsi que l’orfèvre a créé une cantine dans ses ateliers dès le début de la guerre afin que ses ouvriers aient au moins un repas par jour.
Son fils Agathon a moins de chance, il reste en prison des mois durant avant que les bolchéviques s'aperçoivent qu'ils détiennent un éminent spécialiste des pierres précieuses et le fassent libérer afin qu'il expertise les joyaux de la couronne et autres trésors sur lesquels ils ont fait main basse. Car les bolchéviques ont du flair : lorsqu'ils envoient la famille Romanov en exil, ils leur permettent d'emmener avec eux tout ce qu'ils souhaitent. Tout... sauf les œufs impériaux et autres objets Fabergé qui seront par la suite vendus dans le monde entier pour financer le nouveau régime.
Heureusement, l'orfèvre n'aura pas à voir cela, ni le pillage de son immeuble. À 72 ans, après avoir signé, sous la contrainte, la nationalisation de son affaire, il fuit Petrograd, de nuit et déguisé en cocher avec la complicité de ses amis de l’ambassade de Grande-Bretagne. Il est contraint de tout laisser derrière lui lorsqu’il entreprend son périple qui le conduira jusqu’en Suisse où il meurt en exil deux ans plus tard, le cœur brisé. Aujourd’hui, on peut voir sa tombe dans le carré orthodoxe du cimetière de Cannes où ses enfants ont fait rapatrier son corps pour qu’il repose auprès de son épouse.
Entre 1885 et 1915, la maison Fabergé a créé 50 œufs de Pâques pour le tsar. La plupart se trouvent aujourd'hui dans des musées, aux États-Unis ou en Russie. Sept manquent encore à l'appel depuis que l'on a retrouvé l'un d'entre eux en 2014, aux États-Unis, chez un ferrailleur. Ce dernier avait acheté l'objet précieux l'équivalent de 10 000 euros sur un marché aux puces sans connaître sa provenance. Il a été vendu quelques années plus tard 24 millions d'euros. Les experts estiment que deux sont encore en circulation, peut-être dans des collections privées, tandis que les autres n'auraient pas survécus à la révolution...
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Alain (23-05-2021 13:21:37)
Cet article m'a fait rappeler une merveilleuse exposition au Musée des Beaux-Arts de Montréal en 2014. J'avais été totalement emballé par la beauté des artefacts et de son ambiance à la russe. Merci Caroline de me faire revivre ce beau moment!